2 - Samuel
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Samuel
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Chiara me fixe, les sourcils froncés, tandis que nous attendons notre premier professeur du matin, sagement installés à nos pupitres en salle 312. Distraitement, je joue avec mes stylos, m'amuse à en échanger les bouchons : ce balai de quatre couleurs dès le matin a le don de me décontracter.
— Quelque chose ne va pas ? finit-elle par demander.
— J'ai mal dormi cette nuit, j'ai eu trop chaud.
Elle pouffe, et je ris à mon tour.
Chiara est l'une des seules personnes a priori ''vraie'' dans ce lycée. Elle est simple, ne s'habille pas pour provoquer ou faire envie, mais juste pour se couvrir. Ses cheveux sont naturels, pas de teinture ou de lissage brésilien, juste un joli brun typiquement hispanique. Un peu de maquillage, mais pas de rouge flash sur les lèvres, pas de liner superflu sous ses jolis yeux marrons. Les autres filles disent qu'elle se néglige, les garçons disent qu'elle est pas ''fraîche''. Connaissent-il vraiment la différence entre être ''fraîche'' et être un véritable Picasso de maquillage et de paillette ?
— Il va falloir t'y habituer, au printemps c'est largement pire.
— Je prends note, je prends note.
La porte s'ouvre, mais ce n'est pas notre professeur qui rentre : c'est juste Duke, un type immense que je soupçonne de ne pas avoir l'âge d'être en première année, et qui est toujours escorté de ses sbires masculins et de ses prétendantes féminines. Une petite bande aussi bruyante qu'inintéressante.
Et d'ordinaire, ce n'est pas vraiment Duke qui mène cette petite bande de bras cassés, mais Damian.
Sauf que ce matin, il n'est pas là.
— Hola mano, lance un mec au dernier rang. Le prince est pas avec vous ?
— Hey man, non, il était pas devant le lycée à son endroit habituel ce matin.
Duke s'assied, et je perds le courant de leur conversation.
Chiara, toujours penchée vers l'arrière pour continuer à discuter avec moi, avise un instant mon air songeur, et hausse un sourcil avant de me tapoter le front du doigt.
— Tu penses à qui ?
— Damian est pas là.
— Oui, et ? Il a encore dû se réveiller stone dans le lit d'un ou d'une illustre inconnue. Et puis, depuis quand ça t'intéresse ce que fait ce puto ?
— Puto ? C'est puta au masculin ?
— Tu as très bien compris ce que je voulais dire.
Et comme pour illustrer ses dires, la porte se rouvre, pour laisser entrer un Damian au pas lents et aux yeux camouflés derrière une large paire de lunettes de soleil. Il porte le large sweat de l'équipe d'athlétisme qui lui tombe en dessous des fesses, et boit avec désintérêt un café encore fumant dans un gobelet en carton.
Il a pas l'air bien du tout.
— T'as fait la grasse mat' ? Mec, tu m'écoutes ?
Duke brame, et Damian l'ignore, pour s'asseoir au pupitre juste à côté du mien. Je détaille ses mouvements, la façon qu'il a de poser son gobelet de café, pour ensuite enfouir sa tête dans ses bras croisés, non sans avoir lancé un sec bien qu'acerbe « Shut up bitch ».
Il est donc de mauvaise humeur, voir d'une humeur noire à en croire la façon qu'il a de grincer des dents aux suggestions douteuses énoncées par Duke sur le pourquoi de ce retard.
Le professeur arrive enfin, lui aussi un café entre les mains, et ne s'attarde pas sur d'inutiles formules de politesse pour s'excuser de son retard, et commence son cours avec un entrain étonnant pour un mercredi matin.
Le débarquement en Normandie, pas de quoi sortir mon voisin de son semi-sommeil imperceptible derrière ses lunettes, qu'il n'a pas pris la peine de retirer.
— Cortez, soupire tout de même le professeur après dix minutes de cours. Qu'est-ce que je viens de dire ?
— « Qu'est-ce que je viens de dire ».
— Vous vous fichez de moi ?
— Non, je réponds à votre question m'sieur.
— Retirez ces lunettes.
Damian se redresse, s'assoit plus confortablement sur sa chaise, mais ne retire pas ses lunettes.
Les mecs de son groupe ricanent dans leur coin, les autres élèves sont outrés, moi je suis juste curieux. Chiara ne le regarde pas, et fixe notre professeur en attendant la suite des événements.
— Je ne vais pas me répéter.
— Et pourquoi pas ? Vous êtes pas super clair, et j'ai mal au crâne.
— Pauvre chéri. Quelqu'un aurait-il un aspirine pour Damian ? Ce que vous faites le soir, la nuit, je m'en fiche. Par contre, cela ne doit pas influer sur votre attention durant mon cours.
— Qu'est-ce que vous entendez par là ? Allez-y, que pensez-vous que je fais de mes nuits, lance mon voisin avec amertume.
Notre professeur se crispe, et je remarque qu'un murmure monte à travers les rangs de la salle de classe. Plusieurs personnes au premier rang se retournent pour avoir une vue imprenable sur le centre de l'attention tandis que d'un côté comme de l'autre, la tension ne fait que grimper.
— Ce n'est ni le lieu, ni le mom...
— Vous faites pas prier, gronde Damian. Quelqu'un parmi vous pourrait-il mettre des mots sur l'arrière pensée de monsieur Taylor ?
Nouveau murmure, plus sourd, plus violent aussi.
— Moi je sais ce que vous pensez, monsieur Taylor. Que je sors, que je me shoote a l'alcool ou à la weed, que je nique à tout va, et que c'est pour ça que j'ai mal au crâne. Pas étonnant, saloperie de Cortez, après le frangin et la sœur, v'la le troisième, encore pire que les autres. C'est ça, non ?
Un vent glacial passe à travers les rangées, et je sens une vague de givre remonter le long de ma gorge. Mon estomac se noue, et la tension sur ma droite augmente encore un peu plus.
— Et vous auriez tort de vous en priver, car c'est vrai, m'sieur. Je sors, je bois, je fume, je baise, et vous savez pourquoi ?
Damian est debout maintenant, et marche en direction de notre professeur, les poings crispés le long de son torse.
— Parce que de toute manière, c'est déjà l'étiquette que vous m'aviez collée avant même que je mette un seul putain d'orteil dans ce bahut. Le grand frère est un junky et la sœur une pute, pourquoi le troisième serait pas un combiné des deux ? Et c'est pas la peine de nier, je vous ai entendu en parler l'autre matin sur le parking des profs. Je dois vous faire de l'effet pour que même sans me voir,vous parliez de moi à vos amis.
— Rasseyez-vous Damian, et surtout surveillez votre langage.
— Mon langage ? Vous êtes outré ? C'est marrant parce que lundi, quand je me suis fait insulter de ''bouffeur de bite'' dans le couloir, et que vous étiez juste à côté, là d'un coup le langage du type qui m'a balancé ça ne vous dérangeait plus. Une explication, délit de faciès peut-être ? Ah si, je crois que je sais : l'autre mec était blanc. Je vous traite pas de raciste hein, c'est juste un constat.
Il retire ses lunettes, et les balance sur le premier bureau venu. Dos à nous, seul monsieur Taylor doit pouvoir être spectateur du brasier que je devine brûlant dans ses yeux.
— Voyez a quoi est dû mon mal de crâne, m'sieur. Et sur ce, je vous laisse, j'ai des bites à aller bouffer.
Le silence est toujours douloureux dans la salle, lorsque Damian la quitte en claquant la porte. Je ne comprends pas vraiment ce qui vient de se passer, mais avant même que je n'aie pu m'en empêcher, je suis debout, puis à la porte, puis dans le couloir, malgré les apostrophes de monsieur Taylor derrière moi.
Qu'est-ce que je fous ?
La porte des toilettes au bout du couloir, claque de la même façon que la porte de notre salle vient de sonner, alors toujours sans réfléchir, je m'y dirige d'un pas énergique.
Depuis quand ça m'intéresse ? Les paroles de Chiara me reviennent en tête, et je m'interroge. Oui, pourquoi suis-je si affecté par les paroles de ce professeur, par ce silence complice des autres élèves ? Pourquoi personne n'a rien dit ?
Je pousse la porte des toilettes du coude et tombe sur mon voisin, face au miroir des éviers, les mains agrippés aux rebords de céramique comme si sa vie en dépendait.
Évidemment, je ne m'estime pas être la meilleure personne pour gérer cette situation, mais étant donné que personne d'autre ne semble un minimum concerné par cet échange surréaliste qui vient d'avoir lieu dans la salle de cours, je ne me vois pas faire autrement. Raf dit parfois que ma gentillesse me perdra : je suis tout a fait d'accord avec lui, bien que je ne m'estime pas être un saint non plus.
Je m'approche des éviers, me poste à côté de Damian, et observe son reflet dans le miroir.
Son œil gauche est si enflé qu'il peine à rester ouvert, et est cerclé d'un hématome difficilement camouflé derrière de l'anti-cerne. Son arcade est totalement boursouflée, malgré l'effort fourni pour contrer l'ouverture et la rendre la moins apparente possible.
Il ne me regarde pas, feint l'indifférence je dirais, pour finalement baisser les yeux, rouge de colère – d'embarras ?
— Qu'est-ce que tu fous là toi ?
Sa voix est faible, bien moins mordante qu'il y a quelques minutes en classe. Un peu tremblante aussi. Il est fatigué, épuisé même, ça ne fait aucun doute.
— Retourne en classe, tu vas avoir des problèmes.
— J'en ai déjà, j'ai quitté le cours sans autorisation.
— Pauvre chéri, tu risques le mot dans le carnet.
Même en essayant de me rabrouer, sa pique sonne uniquement comme une réplique essoufflée d'un spectacle joué depuis trop longtemps.
Il se frotte les yeux, découvre un peu plus le bleu en retirant de l'anti-cerne, et grince des dents en le constatant.
— Pourquoi t'étais pas là hier soir ?
— Qu'est ce que ça peut te foutre ?
— Ça peut me foutre que je me suis retrouvé tout seul avec tes deux frangins, et que ça a été un peu long, si tu vois ce que je veux dire.
Il me semble qu'un sourire passe brièvement sur ses lèvres, mais je n'en suis pas certain.
Il se redresse un peu, m'observe par le reflet du miroir, et je vois son regard glisser de ma tête à mes hanches en une fraction de seconde.
— Pas de salopette aujourd'hui ?
— Ça t'a tant choqué que ça ?
— Y'a que les farmboys qui portent ces horreurs.
— Mes grands-parents ont un ranch je te ferais dire.
Cette fois-ci, il sourit franchement, et se tourne vers moi, les sourcils haussés. C'est fou comme ses yeux peuvent être clairs par rapport à la teinte mate de sa peau. Raf dit tout le temps que les latinos aux yeux clairs sont rares, et qu'ils ont pour la plupart mauvais caractère. Je ne sais pas d'où il sort cette généralité aussi stupide qu'infondée, mais en voyant Damian, je me rends compte qu'il n'a peut-être pas tout à fait tort.
— Sérieux ? Avec des chevaux et tout ?
— Bah dans un ranch, ouais il y a des chevaux.
Il retourne à la contemplation de son reflet, avant de soupirer, rêveur :
— Ouais, ça doit être sympa de monter à cheval.
— Tu es jamais monté ?
— Mec, je suis né à Soledo et j'y crèverai. Les seuls chevaux que je verrai seront ceux à la télé.
Il n'est pas au meilleur de sa forme lorsqu'il formule ces quelques mots. Est-ce qu'il le pense vraiment ? Je n'ose pas lui poser la question, de peur d'à nouveau me faire rembarrer alors que j'ai enfin réussi à faire en sorte qu'il me parle sans me cracher dessus.
Le silence retombe entre nous, après ce bref échange, et je constate que Damian reprend peu à peu une contenance, qu'il finit par perdre à nouveau au moment où ses yeux se ferment.
— Ils vont encore appeler ma sœur, soupire t-il en commençant à s'éloigner de l'évier.
— Encore ?
— T'apprendras vite comment ça marche ici, et qui est dans le viseur.
Un tremblement agite ses épaules, avant qu'il ne quitte les toilettes, me laissant seul face à mes incompréhensions, mon reflet blême dans le miroir mais surtout l'étonnant nœud qui me serre la gorge.
…
Le hall est une cacophonie de rires et d'exclamations, rythmés par les paroles de mon voisin ce matin en cours d'histoire, filmé et largement partagé sur les réseaux sociaux.
La tête enfouie dans mon casier, je tente d'étouffer le bruit de ces paroles qui ne me paraissent toujours pas réelles : dans quel putain de monde parallèle, une scène pareille peut-elle se produire et laisser tout le monde indifférent ? Certes, monsieur Taylor m'a appelé moi, lorsque j'ai quitté le cours, mais pourquoi pas lui ? Parce que ce qu'a dit Damian était vrai ? Par peur ? Par indifférence ?
Mon portable n'arrête pas de vibrer dans ma poche de pantalon. On peut pas dire que je sois un social butterfly, mais les gens de ce bahut se sont empressés de m'inviter sur leurs réseaux sociaux, à peine les portes du hall passées. Chasse au follower ou simple formalité d'intégration, je me pose toujours la question. Une chose est sûre en tout cas : ceux qui ne sont pas au courant de ce qui a été renommé ''elprincipeVStaylor'' n'ont pas internet, et vivent dans une grotte.
— Il lui a vraiment dit ça ?
— Je te jure, je sais pas à quoi il roulait, mais c'était au-dessus du shit.
— Putain, il m'en faut alors, j'adore ce mec.
Et c'est comme ça depuis la sonnerie des fins des cours annonçant le début des activités sportives de quinze heures.
À midi, j'ai fui ; je me suis isolé dans la cage d'escaliers du bâtiment des sciences pour avaler mon sandwich en toute tranquillité. Les gens voulaient savoir pourquoi je l'avais suivi, et surtout, où il était.
Car Damian n'est pas revenu en classe, après sa fuite des toilettes.
Un claquement de talon peu commun dans les couloirs attire ma curiosité, et en croisant les yeux enflammés de Ariana, je replonge directement dans mon casier.
Ma rapidité n'étant pas ma plus grande qualité, elle capte mon regard avant que je ne l'esquive, et s'approche en accélérant le pas.
— Où il est ?
— J'en sais rien..., je bafouille en refermant mon casier.
— Je sais que tu sais où il est parti.
— Et comment je le saurai ? Ton frère me déteste je te signale.
Elle réfléchit un instant, semble juger que ma réponse est plausible, mais reprend tout de même, d'une voix moins sèche.
— Sam, écoute, si tu sais où il se planque, tu dois me le dire.
— Il a des problèmes ? Il avait le visage défoncé ce matin.
Ça m'échappe, et Ariana soupire. Elle aussi fait peine à voir, avec ses cernes et son teint blafard. Elle a fait un effort vestimentaire pour son rendez-vous avec la conseillère, mais ça s'arrête là. Pas de maquillage, pas coiffée, on dirait qu'elle vient de mettre ses doigts dans une prise électrique.
— Oui, finit-elle par murmurer. Et j'aimerais que tu évites d'aller t'y fourrer avec lui. Juste…
Je hausse les sourcils, mais avant même que je puisse poser une question supplémentaire, elle m'indique la poche de mon pantalon où mon portable vibre toujours.
— Je vais te passer mon numéro, comme ça si tu as du nouveau, tu m'appelles. Juste, tu me préviens, ok ?
Hochement de tête, coopération. Elle a l'air au bout du rouleau, je ne peux décemment pas l'envoyer paître bien qu'à l'instant T, l'envie de protéger le besoin de solitude de son frère l'emporte sur la sympathie que j'ai pour elle. Je l'enregistre, et lui donne mon numéro avant qu'elle ne me salue d'un petit mouvement de tête et d'un distrait ''salut''.
Puis de nouveau les claquements frénétiques de ses talons sur le carrelage du couloir, les commentaires tout sauf discrets sur son passage.
Chiara m'a parlé de règle à suivre pour s'intégrer et se faire un nom. Et pour le moment, même sans en connaître les fameuses règles, je ne trouve pas ce fameux jeu très amusant.
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