12 - Samuel
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Samuel
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Le bruit sourd de l'appel en cours m'est insupportable. J'ai l'impression qu'il dure depuis une éternité, alors qu'en réalité, ça ne fait que dix secondes.
Allongé sur mon lit, l'ordinateur ouvert devant moi, j'attends que Damian réponde, le cœur au bord des lèvres. Qu'est-ce que je vais pouvoir lui dire ? « Oups, désolé pour samedi, j'ai glissé et te suis tombé dessus » ? Peu crédible, lorsqu'on sait que je l'ai littéralement tiré en avant pour l'embrasser. Enfin, pas totalement. Sur le coin des lèvres, même pas capable de viser droit en plus de ça. À moins que sur le moment, lui voler la moitié d'un baiser me soit paru la meilleure des chose à faire ?
Je grogne en mâchouillant le bout de mon crayon de papier, et sursaute presque lorsque le visage de Damian apparaît à l'écran, l'air fatigué et le teint terne.
— Ça sent le purin d'ici, me lance t-il à travers l'appel vidéo.
Et moi je m'inquiète de sa réaction ? Un instant, aurais-je oublié à quel garçon je m'apprêtai à parler ?
Je lui souris, et observe une réponse de son côté, un sourire en coin qui se dessine lentement.
— T'en fais pas, je t'en rapporterai un peu dans ma valise. Ça devrait passer à l'aéroport ?
Il rit franchement, et boit une gorgée à sa bouteille, avant de revenir à moi, ses grands yeux verts fixés sur moi.
— Comment ça va alors ?
— C'est... dépaysant. Ça faisait longtemps que j'étais pas venu.
— Tu as fait du cheval ?
Son intérêt pour les chevaux de mes grands-parents m'étonnera toujours. À chaque fois, ses yeux pétillent d'un coup, et son visage s'illumine.
— Un jour tu viendras avec moi, et je te ferais monter. Ça pourra être drôle.
— Chacun a des domaines de prédilection.
— Et toi alors ? Comment ça s'est passé cet après-midi ?
Son visage se ferme, et je comprends trop tard que j'ai fait une connerie. Il ne regarde plus la caméra, et préfère observer un point invisible derrière son écran. Le chat de ma grand-mère vient se blottir contre moi, tandis que j'attends qu'il reprenne la parole.
— T'as le droit de pas vouloir en parler.
— C'est pas ça..., je sais juste pas quoi dire. C'était une idée débile d'y aller.
Il commence à malmener le tissu de son pantalon, le froisse entres ses doigts. Sauf que pour la première fois depuis un moment, je ne suis pas là pour attraper ses doigts et contenir sa montée d'angoisse. Ça me fait mal au cœur, et je m'empresse de caresser le chat, pour occuper mes propres mains.
— Il t'as dit des trucs pas cool ?
— Ça change pas de d'habitude.
— Pourtant... t'étais content d'aller le voir non ?
Il hausse vaguement les épaules, et boit une nouvelle gorgée à sa bouteille.
Le liquide baisse à vue d’œil, et il ne la lâche pas, même s'il ne boit plus. Je vois sa langue humidifier ses lèvres, sa mâchoire se crisper, puis se détendre.
— Je pensais qu'il..., j'aurais aimé que, enfin...
Il bafouille, se passe une main sur le front, cherche un point autour de lui pour continuer de fuir le contact visuel. Son attitude est étonnante, et me perturbe un peu ; j'ai l'impression de parler à une pâle copie, un clone sans saveur et bercé par un sentiment nouveau, quelque chose de dangereusement étrange.
Damian m'a rarement parlé de son père. Je sais qu'il est en prison bien sûr, qu'il était le chef des Cortez avant que H ne reprenne le flambeau, mais il ne m'a jamais rien dit sur la relation qu'il entretenait avec lui. À en croire son air peiné, il ne devait pas s’agir de quelque chose de très sain.
Il continue de torturer le tissu de son pantalon, et boit encore, s'essuie les lèvres, et je fronce les sourcils.
— Rassure-moi, c'est de l'eau que tu bois ?
Il se mord pensivement la lèvre, et je vois ses yeux se fermer un instant.
— Je voulais pas que tu partes, finit-il par lâcher d'un ton étranglé.
— Je rentre dans cinq jours, ça va vite passer.
Son air me fend le cœur. Ses yeux restent fermés, même lorsqu'il recommence à parler, la voix hachée.
— Sam je..., je vais devoir buter quelqu'un.
Mon sang se fige dans mes veines, et je sens ma main qui caressait le pelage du chat, se crisper dans un mouvement compulsif. Le chat miaule, me crache dessus, et saute du lit pour quitter ma chambre en courant, la queue en l'air.
Damian me fixe, attend une réponse.
— … quoi ?
— La phase trois. La toute dernière, il faut... il faut tuer un membre adverse et...
J'ai l'impression d'halluciner, de nager en plein délire, que je vais sortir d'une rêverie un peu trop réelle et me rendre compte qu'il ne m'a pas du tout dit ça. Que j'ai imaginé ses paroles car en fin de compte, cette histoire de gang, me fait de plus en plus peur.
Tuer... un être humain ? Un homme, ou une femme ? De quel âge ? Et, pourquoi ?
— Tu vas pas le faire hein ? Dam s'te plaît, tu rigoles hein ?
Il secoue doucement la tête, et boit une nouvelle gorgée de cette fichue bouteille d'eau, qui doit être pleine de tout autre chose.
— Lâche cette bouteille. C'est quoi dedans ? De la vodka ?
Il se mord l'intérieure de la joue, et hoche vaguement la tête. Mon sang bat fort à mes tempes, me donnerait presque le tournis. Il est en train de picoler tout seul dans sa chambre ? C'est pas possible, il se fout de moi, ce ne peut pas être ça.
C'est pas une rêverie, c'est un cauchemar bien éveillé.
— Elle est où ta sœur ?
— En train de baiser avec ton frère. T'as de la chance que l'audio porte pas assez loin.
Il rigole amer, et termine la bouteille d'une traite, avant de la jeter par terre.
Je suis totalement décontenancé, et ne sais pas quoi faire. Qu'est-ce que je peux lui dire ? « Courage, ça va aller », ou encore pire ? Les mot sont un maigre réconfort, une simple illusion de soutien que tout le monde peut balancer à tout va. Ça n'a pas tant de valeur que ça.
Je grince des dents, et ai le réflexe de penser à appeler Ariana. Mais à quoi bon, vu qu'apparemment, elle et Raf sont en train de prendre du bon temps ? Je réfléchis rapidement à qui appeler d'autre dans mon répertoire : Duke ? Lu ? … son frère ? Damian m'a donné son numéro en cas d'urgence, est-ce que le fait qu'il vienne de descendre une bouteille en plastique pleine de vodka rentre dans cette catégorie ?
— Hé, tu le pensais ce que t'as fais samedi ?
Je bats des cils, réalise qu'il vient totalement de changer de sujet sans autre transition que le temps qui passe, et opine, les lèvres serrées l'une contre l'autre.
— C'est cool.
— Tu sais ce qu'on va faire ? Je vais rester en ligne, et toi tu vas aller te coucher, ok ?
— … quoi ? Je suis pas fatigué.
Je répète, et il il a distraitement le réflexe de hausser les sourcils.
Petit, lorsque ma mère était ivre, ou totalement défoncée, je lui proposais toujours de faire comme ça : qu'elle aille se coucher, lui promettant de veiller sur elle jusqu'à ce qu'elle dorme. Parfois ça marchait, et parfois elle me hurlait simplement dessus en m'accusant de la materner. Drôle d'ironie, lorsqu'on sait que dans le duo, c'était elle la mère, et moi l'enfant.
Le souvenir m'est un peu douloureux, et je me revois il y a six ans, assis au pied du lit de ma mère, au milieu des canettes et des cendres de clope.
— On fait ça ?
— Ouais..., ouais si tu veux.
Il se redresse, et quitte le cadre de la caméra quelques instants, sûrement pour se déshabiller et enfiler une tenue pour dormir.
Le bruit du tissu qui se froisse m'apaise quelque peu, me calme. En quelques secondes, il est de nouveau devant la caméra, un tee-shirt rouge sur le dos. Il doit attraper son ordinateur, car l'image tremble, et se stabilise lorsque le point de vue m'indique qu'il vient de le poser sur son bureau, juste à côté de son lit.
— C'est ridicule, sourit-il en s'asseyant sur le bord de son lit.
— Tu feras pas de connerie, jusqu'à ce que je rentre ? Pour la phase trois, tout ça...., on en reparlera samedi, ok ? Tu veux que je demande à Raf de rentrer plus tôt ?
Il m'indique que non, en secouant la tête avant de s'allonger sur les couvertures. Je souris en constatant que malgré le short, il porte des chaussettes aux pieds.
— Ari, elle est au courant de cette phase trois ?
— Elle a fait partie du gang, alors tu te doutes que...
Une pierre glacée me tombe dans l'estomac, en imaginant Ariana presser la gâchette de façon définitive. Sceller la vie de quelqu'un pour une raison pareille ? Je n'arrive pas à comprendre.
— Dami, la prochaine fois que ça va pas, au lieu de... de picoler, tu m'appelles, ok ?
— … ok.
Il bat lentement des cils, commence à se laisser engourdir par le sommeil. C'est étrange, de le regarder tomber dans les bras de Morphée à travers un écran. J'ai l'impression d'être un voyeur.
— J'ai hâte que tu rentres, murmure t-il.
Je lui souris, et lui réponds que j'ai hâte de le retrouver également, autrement que par le biais d'un écran d'ordinateur.
Ce qui est dommage, c'est qu'il aura sûrement oublié notre conversation en se réveillant demain matin. Qu'il ne se souviendra pas d'avoir lâché la bombe que j'ai envie de renommer « Phase 3 », qu'il ne se rappellera peut-être même pas avoir autant bu, face à moi, face à son écran.
— Au fait, me lance t-il en rouvrant les yeux. Tu sais, elles sont belles tes dents. Tu pourrais enlever ton appareil.
Et il referme les yeux, en se laissant retomber sur son oreiller.
Je souris pour moi, conscient qu'il est déjà à moitié endormi, et me contente d' l'observer sombrer, dans le silence.
Je ne me remets toujours pas de ce qu'il vient de me dire, et ai du mal à composer avec ça.
Tuer ? Pour de vrai ?
Il ne le fera pas. Il retrouvera la raison avant de commettre un acte pareil.
J'espère.
Je laisse l'ordinateur ouvert devant moi, et réfléchit quelques secondes, mon portable entre les mains. L'envie de prévenir son frère me titille vraiment : après tout, c'est sans aucun doute de la faute de leur père s'il est dans cet état-là. Ce devrait être à lui de gérer ce genre de situation, pas à moi.
Au final, je décide de simplement prévenir Duke. Il n'a rien à voir avec le gang ; il les fréquente certes, mais n'en fait pas partie. Il pourra gérer, et le garder loin de ceux qui pourraient précipiter sa chute, je l'espère tout du moins.
« Salut, c'est Samuel. Je viens d'avoir Dam au téléphone, il va pas bien du tout. Tu pourrais passer le voir demain ? » - Samuel.
J'attends quelques secondes que sa réponse ne me parvienne, bien plus concernée que je ne l'aurais imaginée :
« Je serais chez lui à neuf heures demain. Merci de m'avoir prévenu mec. Je t'appelle quand je suis avec lui. Rien de trop grave ? » - Duke.
« Il a picolé tout seul, alors c'est pas super grave, mais il est pas en bon état là... » - Samuel.
Sa réponse me coupe le souffle, et un instant, j'ai l'impression d'avoir avalé un seau entier de glaçons.
« Merde... il a recommencé ? » - Duke.
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