15 - Ariana

9 minutes de lecture

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Ariana

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   « La jeune fille que je suis à cette époque, lance un dernier regard à son père, le cœur battant et l'envie de s'enfuir en courant lui enserrant la gorge.

Il reste droit, me fixe de son air à la fois autoritaire et diablement fier de lui, les mains sur les hanches. À côté de lui, H et Lin, qui ont déjà leurs jolis tatouages à jamais encrés sur le cou pour l'un, la naissance des seins pour l'autre.

Mes bras tremblent, et mes mains refermées sur l'arme sont comme du ciment : je n'arrive plus à bouger mes doigts.

À mes pieds, il y a cet homme, un asiatique de trente ans, pas très beau et un peu bedonnant, que j'ai déjà étendu d'une balle dans l'épaule. La douleur lui a fait tourner de l’œil, mais il n'est pas encore mort. J'imagine son cœur tambouriner dans sa poitrine au ralenti, le sang circuler de façon erratique.

— Aller mi hija, me lance mon père avec un large sourire. Rend-nous tous fiers, appuie.

Mes yeux vont et viennent de ma famille à cette homme qui en partant va faire pleurer la sienne, et je finis par fermer les yeux, un court instant, pour faire le point. Sois je tire, et je rentre enfin dans le gang, mon souhait depuis que Hugo et Lina y sont eux même rentrés, sois je pose cette arme, et je me promets de ne jamais tomber là-dedans, de toujours en rester loin car au fond de moi je sais, que ce n'est pas la bonne chose à faire.

— Ari, bouge ! s'exclame H en se faisant craquer les doigts.

Chez lui, ce geste marque le début de son impatience, celle qui l'énerve pour finalement le consumer. Il a toujours été sanguin, mais depuis qu'il se balade avec son arme à la hanche et qu'il revend du crack, il est devenu intenable.

Ma sœur me fixe, attend de moi que je tire, que je l'imite : Lina la fille parfaite,  qui n'a pas hésité un instant avant de plomber un ado de dix-sept ans, par derrière de surcroît. Je n'appelle pas ça une fierté, j'appelle ça un déni : tout le monde sait qu'elle est tarée, et que lui coller un flingue entre les mains était la dernière des choses à faire, mais on ferme les yeux.

À mes pieds, l'homme commence à remuer, il geint en essayant de se redresser.

— Ariana, gronde sourdement mon père en se rapprochant de moi. Ne nous fais pas honte : cet homme mérite de mourir. Il a menacé de s'en prendre à nous, à notre famille, à ta mère, à Dami et aux jumeaux. Tu n'as pas envie que ça arrive n'est-ce pas ? Alors tire madre de dios !

Et, sans vraiment m'en rendre compte, je presse la détente. La balle part, perfore le crâne de l'homme pour en ressortir couverte de sang et de chair déchiquetée. La vue me donne un haut le cœur, que je réprime avec force. À côté de moi, mon père sourit. Il a trouvé le point faible, ma corde sensible, et sait désormais comment l'actionner. H et Lin échangent un regard entendu, et viennent me féliciter avec enthousiasme.

J'ai quinze ans à ce moment précis. Et, l'impression que toute mon enfance vient de voler en éclat me donne presque autant la nausée que cette marre de sang qui se forme à mes pieds.

— Tu es une vraie Cortez, me sourit mon père en m'étreignant »

   J'ouvre brutalement les yeux, et me redresse en battant des cils. La ruelle sombre est remplacée par mon salon, dans lequel je me suis endormie après le repas de midi. Je ne respire que par le nez, dans un souffle lent et haché. La sensation n'est pas agréable, alors j'ouvre la bouche en grand pour inspirer à pleins poumons.

Ça ne va pas du tout. Lundi, pendant que Damian et Rafaël faisaient ami-ami avec H et ses hommes, j'ai trouvé une enveloppe dans la boîte aux lettres. Une enveloppe en papier brun, remplie d'une certaine quantité de photos, toutes prises à la dérobée avec des angles de vue étranges. Des photos de moi, de Damian, des jumeaux. À la sortie de l'école, du lycée, au match où les Cortez et les King100 se sont affrontés, à l'hôtel Prado, au Riviera lorsque j'avais tenté de parler avec mon frère.

L'une d'elles me représente moi, en train de regarder par la fenêtre du salon, ce fameux soir où un mouvement dans le jardin avait attiré mon attention. Preuve ultime et terrifiante qu'il y avait vraiment quelqu'un. Elena m'a conseillé de ne pas trop m'inquiéter : après tout, nous étions une famille à risques de par notre statut, et ce genre d'intimidation arrive déjà aux personnes ''lambda''.

Je l'ai écouté : c'est elle la flic après tout.

Sauf que depuis trois jours maintenant, je cauchemarde, je revois des bribes de souvenirs que j'aimerais oublier pour de bon, de mon premier tir à Lina, en passant par des moments qui pourraient arriver, comme lorsque j'ai rêvé d'une tombe à fleurir, où l'épitaphe indiquait « 2005 – 2019, jeune vie partie trop tôt », j'ai hurlé cette nuit-là, et n'ai pas réussi à retrouver le sommeil.

Rien ne va plus dans ma vie. Je suis totalement paranoïaque, me fais des films, ai peur tout le temps, car à côté de mon état de santé qui se dégrade, celui de Damian continue sa longue descente dans les abîmes. Il a des cernes monstrueuses, a encore perdu du poids, et j'aimerais vraiment savoir si ses cigarettes sont la seule raison de ses yeux rouges dès huit heures le matin.

Samuel fait irruption dans le salon, une console portable entre les mains. Je souris en constatant le retour de sa fameuse salopette, et instinctivement, il vient s'asseoir à côté de moi. Son regard me semble concerné, lorsqu'il pose ses yeux sur moi.

— T'as pas l'air bien, me lance t-il en éteignant sa console.

— J'ai fais un drôle de rêve, mais tout va bien.

— Wouah, toi aussi ? Dam arrête pas de se réveiller la nuit.

Je me mords la lèvre : bingo, mon petit frère et moi devons comptabiliser le même nombre d'heures de manque de sommeil.

Samuel s'étire, et s'installe plus confortablement dans le canapé tout en continuant de me jeter de furtifs regards par moment.

Je m'en veux tellement. Damian, Samuel, les jumeaux, n'ont pas à vivre tout ça. Ils n'ont pas à subir, encaisser les frais des choix que nos parents et leurs parents avant eux ont fait pour nous.

Guerre de territoire, guerre de race – les asiatiques, les latinos, les noirs – un perpétuel renouvellement car chaque génération naît avec la haine de la précédente. À la façon d'un Roméo et Juliette moderne, des camps qui s'affrontent sans vraiment savoir d'où vient la haine. Essayez de demander à un chef de gang notable pourquoi il déteste tel ou tel autre bande, on verra ce qu'il répond. Il parlera sûrement du trafic, des rues occupées, de ses membres célèbres.

Ces raisons sont-elles suffisantes à caler une arme à feu entre les mains d'un gamin de quatorze ans ? Cela suffit-il à faire planer la peur sur toute une famille, à menacer des enfants de moins de dix ans ?

— Dis Ariana, me lance Samuel en se tournant vers moi. Je me demandais, pourquoi tu as quitté le gang exactement ? Je veux pas être indiscret hein, c'est juste que tout ça, toutes ces histoires, ça me rend curieux.

Je lui souris, et passe mes doigts dans ses cheveux sombres qu'il a à peine coupés chez le coiffeur lundi.

— Pour beaucoup de raisons tu sais. J'aime à me dire que j'ai fais le bon choix. Parfois, j'en doute. Quand tu vois à quel point ça impacte vos vies, alors même que je ne fais plus partie de leurs rangs, du moins officiellement, ça... ça me dégoûte.

— Tu sais, notre maman à Raf et moi, bah elle a fréquenté un gang.

Je reste figée dans tous mouvements, interloquée. Rafaël ne m'a jamais parlé de sa famille, a toujours esquivé la question ou ramené le propos à mes propres parents. Même lundi, lorsque nous avons brièvement parlé de notre visite à la prison du conté, il a simplement fait allusion au fait que la famille ne se choisissait pas. Pas plus de détails, rien d'autre.

Alors, de voir Samuel mettre le sujet à plat de façon aussi directe, me fait dire que leur bagage familial doit bien valoir le nôtre.

— Ah bon ?

— Ouais. Mon père... a jamais vraiment été là. Il allait et venait entre notre mère et ses maîtresses. Raf l'a plus connu que moi à dire vrai. Mais, quand j'ai eu six ans, il est vraiment parti. Pour de bon, pouf, envolé.

Il me mime une explosion avec ses mains, et rit nerveusement.

— Ma mère elle..., elle a commencé à prendre des cachets. Des anti-dépresseurs. Sauf qu'à un moment, ça lui a plus suffit. Elle est passé à l'herbe, puis au crack. Raf dit que sa chute a été rapide, pour moi qui étais encore avec elle à la maison, ça a été terriblement long.

Je hoche la tête, l'encourage à poursuivre, tout en lui caressant l'épaule pour lui apporter le peu de réconfort dont je suis capable.

— Elle achetait ça à un dealer du coin. Un membre de gang néo-zélandais. Rien à voir avec ici hein. Elle est tombée amoureuse de son dealer, l'a ramené à la maison. Ils fumaient tout le temps, étaient tout le temps stone. Ils picolaient, un jour j'ai même retrouvé une seringue dans la salle de bain.

Mon ventre se tord, mais je n'en montre rien, garder bonne figure face à Samuel, à tout prix. Ne pas lui montrer que ses mots, en plus de me renvoyer à la triste vie de notre propre mère, fait douloureusement écho avec le jeu dangereux auquel s'adonne Damian.

— C'était pratique pour elle. Comme elle couchait avec lui, il la fournissait en crack. Moi, ils me calculaient plus. Après, c'était plutôt cool d'un certain côté. Tu sais je faisais ma bouffe, j'allais à l'école tout seul, j'étais libre.

Sa voix tremble. Je passe un bras autour de ses épaules pour le câliner, gamin fragile abîmé avant l'âge.

— Elle a jamais été violente ni rien. Elle m'aimait. Et elle aimait Raf aussi, même s'il était parti à l'armée aux États-Unis. Sauf qu'à vingt ans, il est revenu, et à trouvé la maison défoncée, qui puait l'alcool et la fumette. Il lui a retiré ma garde, et m'a emmené avec lui. Je lui en veux pas bien sûr, mais...

Ses dents mordent doucement sa lèvre, et sa tête se cale contre mon épaule.

— On a plus eu de nouvelles. Je pense qu'elle est morte, et que Raf ne me l'a juste pas dit.

— Il pourrait pas te cacher ça.

— Il cache beaucoup de chose à beaucoup de monde.

Sa phrase sonne étrangement à mon oreille. Comme un aveux, quelque chose de sombre qui planerait au-dessus de nos têtes. Rafaël ne pourrait pas cacher quelque chose de pareil à son frère, j'en suis persuadée.

Je me tourne vers Samuel, et lui plante un baiser dans les cheveux, avant de me caler contre lui.

— Ce que je veux dire, c'est que ces gangs à la con ont déjà bien foutu la merde dans ma vie, et que je veux pas que Damian finisse comme ma mère.

Ses derniers mots sont étranglés, alors j'accentue ma prise sur son corps tremblant, lui promet que tout va bien se passer.

Quelle hypocrite. Comment puis-je promettre alors que je n'y crois pas moi-même ? C'est tragique, mais tant qu'il ne sera pas arrivé quelque chose de grave, de vraiment horrible, il ne comprendra pas. H ne m'aidera pas – il l'encourage même – et ma seule voix ne suffira jamais à lui faire ouvrir les yeux.

Il a pourtant vu Lina, son corps mutilé, ses habits pleins de sang, son cadavre glacé jeté dans notre jardin.

Je ne sais pas ce qu'il lui faut de plus.

— Tu en a parlé avec lui ?

— Je crois qu'il m'écoute pas, admet-il dans un souffle.

Comme ça on est deux, j'ai envie de répondre. Mais je ne dis rien, reste muette, me contente de cajoler ce gamin que notre merde familiale est en train de noyer.

— Je l'aime vraiment Dam, et il est en train de se laisser mourir.

Mon cœur se serre, tambourine trop fort dans ma poitrine. J'ai chaud, puis froid, envie de vomir, et le seul phare dans mon état second, Samuel, vient de s'éteindre en moi.

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