16 - Damian
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Damian
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Mes dents se referment sur le torchon que H m'a collé dans la bouche, tandis que l'aiguille s'enfonce à nouveau dans ma chair à vif. La douleur est infernale, et même sous les doigts experts de Tazer, notre infirmier en chef, je me sens tourner de l’œil à chaque nouveau point.
Mon frère est à côté de moi et me conseille de fermer les yeux, d'arrêter de regarder cette fichue aiguille qui entre et sort de moi avec une facilité qui m'étonne et me broie de l'intérieur.
Je me suis réveillé alors qu'ils avaient déjà commencé à recoudre ma plaie. Choc pour eux comme pour moi, je me retrouve avec ce torchon à la propreté discutable dans la bouche pour couvrir mes râles de douleur.
Samuel est étendu sur le canapé à côté de nous, une poche de glace énorme sur le nez, une autre sur la joue, et son doigt enrobé dans un sachet de petit poids surgelés.
Ces fils de putes lui ont cassé le doigt. Ils ont osé.
À cette simple pensée, celle de m'imaginer Samuel sous les coups qui pleuvent toujours plus vite et toujours plus fort, je sens une bile acide me remonter le long de la gorge. Ils ne devaient pas s'en prendre à lui. C'est après moi qu'ils en avaient, jamais ils n'auraient dû l'impliquer.
J'inspire à pleins poumons.
Quelques incertitudes persistaient quant à ma phase trois, il n'en reste rien.
— Ils t'ont pas loupé ces fumiers, gronde Hugo en examinant mon visage.
— Comment ils savaient qu'on était là-bas ? C'était pas une coïncidence de tomber sur eux !
H fronce les sourcils et croise les doigt sous son menton, songeur. Lui aussi sait que quelque chose ne va pas, mais son rôle de chef l'empêche de perdre la face. Alors il reste stoïque, le regard froid et la pensée muette, du moins le temps que le vrai se détache du faux et des hypothèses.
Tazer termine son œuvre, et m'informe qu'il va bander le tout afin de prévenir un nouveau saignement.
Ce type est plutôt sympa, un peu effacé parfois, mais crucial pour gérer ce genre de situation.
— On va s'occuper d'eux, me promet mon frère en étreignant mon épaule.
Mes yeux le balayent, et je lui réponds d'un claquement de langue amer.
— Je veux en être.
— Tu participeras, mais on sera avec toi. Il suffit de buter leur chef, et tout sera réglé.
Je m'apprête à lui répondre lorsque du mouvement du côté de Samuel attire mon attention. Il s'étire un peu, bats des cils, et identifie son environnement d'un long regard circulaire.
Lentement, pour ne pas craquer mes points de suture, je me lève et vais le rejoindre, sous le regard de mon frère.
— Sam...
Assis sur le rebord du canapé, je prends sa main entre mes doigts, celle qui n'est pas blessée, et l'étreins doucement.
Ses grands yeux me fixent et m'interrogent : qu'est-ce qui s'est passé ? Un tas de questions semblent vouloir franchir ses lèvres qui restent pourtant scellées.
— Comment ça va ?
Il me sourit en éloignant un peu le sachet de glace qui camoufle son visage, et détaille chaque blessure qui macule mon visage. Rien de bien exceptionnel après sa première vision de mon visage tuméfié dans les toilettes du lycée.
Sa main entre les miennes, les attire à sa bouche avant qu'il n'y dépose un baiser, l'air attendri.
— On fait peur à voir, murmure t-il.
— … ouais. Je...
Je libère une de mes mains pour me gratter l'arrière du crâne, et me mords la lèvre en oubliant un instant qu'elle a déjà doublé de volume depuis ce matin.
— Je suis désolé.
— Pourquoi ? T'as une sale gueule toi aussi.
— Ce genre de chose, ça devrait pas te tomber dessus. T'as rien à voir là-dedans.
Il hausse les sourcils et s'assoit à côté de moi dans un râle de fatigue. Il doit avoir de sacrées courbatures. Les bleus que j'ai pu observer au niveau de ses côtes sont vraiment moches, et pour m'être déjà cassé une côte, je sais que la douleur à cet endroit est vraiment l'une des pires.
— P'têtre, admet-il avec un sourire triste. Mais, je savais dans quoi je m'embarquais avec toi.
— T'es con. Lorsqu'une personne lambda voit un bateau défectueux, elle monte pas à bord.
— Ça dépend de la taille du bateau. S'il donne vraiment envie, on peut prendre le risque non ?
— Ton frère va me tuer.
— Ta sœur nous protégera.
On échange un rire, et alors que je commence à rapprocher mon visage du sien, mon frère et Donni nous rejoignent. Le bras droit de mon frère claque sa langue avec une expression peu avenante, et je ne peux m'empêcher de repenser à son arme entre mes lèvres. Ce mec est taré, mais un taré que mon frère apprécie et écoute, alors il va falloir faire avec.
— Bon, commence H avec lassitude. Ariana est au courant. Ne me demandez pas par quel miracle, ou plutôt par quel malheur, elle est en route.
Nous échangeons un regard avec Samuel, et la même pensée doit nous agiter, en témoigne notre sourire complice : Duke est forcément celui qui a prévenu ma sœur, et il pensait sans doute bien faire.
S'il savait.
— Samuel, j'ai un de mes gars qui va te plâtrer le doigt. C'est cassé, alors il va falloir ménager ta main. Tu as mal ailleurs ?
Je secoue pensivement la tête en assistant à l'élan protecteur de mon frère. Penché au-dessus de Samuel, il le touche du bout du doigt à certains endroits, attend une réponse, puis recommence.
Ariana peut bien lui trouver tous les torts du monde : violent, sanguin, irréfléchi, criminel, il n'en reste pas moins quelqu'un qui se soucie des autres. Ou plutôt, qui se soucie de ceux qui comptent pour lui.
Donni m'observe d'un sale œil, alors je finis par lui lâcher un « quoi ? » sec et plus qu'agacé.
— J'ai absolument rien dit, marmonne t-il.
— Si t'as rien à dire, alors arrête de me fixer comme ça.
Il ricane un peu, et se lève pour quitter le salon, son paquet de cigarettes à la main.
H termine son œuvre avant de se redresser, visiblement rassuré.
— Ok, à part le doigt, rien de bien méchant.
— C'est sûr, carrément anecdotique.
— Dam..., c'est pas ce que je voulais dire, soupire t-il avec lassitude.
Je hausse les épaules, et pose une main que je sais possessive sur le torse de Samuel avant de lancer un regard équivoque à mon frère.
— C'est à cause de tes choix si les King100 s'en prennent à nous. Alors tu te démerdes comme tu veux, mais ça...
Je touche un ecchymose au menton de mon ami.
— … c'est la première et la dernière fois.
Mon frère acquiesce, et me donne une tape amicale sur l'épaule.
— Si un jour je crève, me lance t-il en se relevant, tu seras un bon repreneur.
Un clin d’œil plus tard, il a quitté la pièce, nous laissant à nouveau seuls.
Samuel semble épuisé, et s'est laissé retomber dans les coussins, le regard vague.
J'ai déjà vu des visages ravagés par les coups, alourdis par les cicatrices et les plaies, mais cette vision-ci, celle de Samuel pâle et blessé, me donne envie de m'arracher les cheveux.
— Arrête de te torturer l'esprit, me glisse t-il en touchant ma joue du bout des doigts.
— Facile à dire.
Un soupire franchit ses lèvres, et il m'attire à lui pour m'embrasser. Ses lèvres ont un goût métallique, aigre et salé : le sang qui s'est mêlé aux larmes ne font pas bon ménage.
Cependant je profite car, lui comme moi aurions pu y rester cet après-midi. Il suffit d'un coup mal placé, d'un choc de trop, d'une lame égarée.
Il suffit d'un rien en définitif.
…
Lorsque Ariana fait son entrée chez notre frère, on la remarque immédiatement. Le ton furieux, l'espagnol de rigueur, elle hurle sur H, puis sur Donni, avant de lui demander des comptes : combien étaient-ils, comment savaient-ils où nous nous trouvions, est-ce que nous allons bien ?
Je me suis toujours dit que si un jour ils devaient en arriver aux mains pour une quelconque raison, Ariana gagnerait. Sous pression, en colère, elle est redoutable. Et puis, elle a quelque chose que H n'a pas et n'aura jamais, et qui est très utile lors d'un combat à main nues : des ongles immenses et manucurés en pointes.
Telle une furie, elle débarque dans le salon avec au visage un mélange de pure colère, de peur immense, d'inquiétude et de rancœur.
— Coño de su madre, marmonne t-elle avant de m'attraper, les sourcils froncés : comment tu vas mon cœur ?
Je secoue la tête, mal à l'aise, et tente de me défaire de son étreinte plus douloureuse qu'autre chose.
Elle inspecte chaque dégât sur mon visage, balaye mon corps d'un œil critique, capte le bandage à ma cuisse, et se mord la lèvre.
— Quelle bande de chiens... Sam, et toi ça va ?
Au tour de Samuel de se faire étouffer. Il gémit un peu plus que moi lorsque la pression sur ses côtes se fait trop grande, et s'attire les excuses par milliers de ma sœur. Elle touche son visage du bout des doigts, grince des dents à la vue de son doigt rouge et gonflé que Tazer n'a pas encore eu le temps de plâtrer, et finit par gronder sourdement en se relevant.
— Jusqu'à ce que cette histoire soit réglée, vous ne quitterez plus la maison.
— Et si jamais ça ne se finissait pas ?
— Ça va se terminer crois-moi. Notre frère va s'en assurer.
Le ton sombre, elle agrémente ses derniers mots d'un frisson qui la parcourt des reins à l'échine.
Je capte à son expression, qu'elle meurt d'envie d'aller se charger elle-même du cas de nos agresseurs, mais que ses principes et ses choix la restreignent. Elle ne veut pas briser son serment de ne plus jamais se salir les mains, et bien que je ne sois pas de son avis, je ne la blâme pas. Chacun ses convictions.
— Rafaël nous attend à la maison. Et, avant que vous ne vous demandiez... il n'est pas en colère, il est juste... troublé par tout ce qui arrive en ce moment.
— T'as pas besoin de lui trouver des excuses, on lui reproche rien, murmure Samuel.
— En fait, c'est surtout à moi que je cherche des excuses.
Je ne comprends pas tellement de quoi elle parle, mais n'est vraiment pas la force de creuser.
Nous restons une bonne heure chez H, le temps que Tazer s'occupe du doigt cassé de Samuel, puis regagnons la maison, où les jumeaux nous attendent avec un énorme saladier de pop-corns couverts de caramel.
— Vous avez fait ça tous seuls ? s'étrangle Ariana en avisant le saladier.
— Non, Fiona nous a aidés. On voulait redonner de la force à Dam et Sam.
À l'entente de la rime, Danny pouffe et vient m'étreindre, son cœur battant à tout rompre dans sa poitrine. Je sens ses pulsations à travers son tee-shirt, et son souffle court contre mon torse.
Fiona, un tablier à ma sœur sur le dos, émerge de la cuisine en souriant, une louche entre les mains.
— Meuf, envoie pas ce genre de message. J'ai cru que quelqu'un était mort !
— Ça aurait pu être le cas, grommelle Ariana en allant étreindre son amie. Désolée ma belle.
— T'as du bol que je travaillais pas aujourd'hui ! Tu m'en veux pas d'être passée à l'improviste,
— Jamais. Tu restes dormir ? Je te prête un pyjama ?
Le joli visage de Fiona se fend d'un sourire immense, avant que d'une voix autoritaire, elle n'annonce un regroupement au salon pour une soirée ''pop-corns et films romantique''.
Je lève la main pour émettre une objection, mais me fais renvoyer dans mes pénates en une seule réplique :
— Je crois que t'as besoin de deux trois cours sur le romantisme, n'est-ce pas Samuel ?
Je rougis jusqu'aux racines, et m'en veux presque, surtout lorsque Samuel attrape ma main pour me tirer à sa suite, sous le regard malicieux de Mikky, qui d'un ton victorieux, annonce à Danny qu'il a ''gagné''. Pari douteux duquel nous sommes les acteurs ? Sans doute, mais quelle importance ?
À l'entrée du salon, Ariana m'arrête et fait signe à Samuel de nous laisser seuls un instant.
Mes yeux sont rivés sur ses jolies boucles brunes éclaircies tandis qu'elle pose une main sur mon épaule, solennelle.
— Tu aurais pu me prévenir pour ça, murmure t-elle en désignant Samuel du menton.
— … quoi ?
— Que... que vous étiez ensemble en quelque sorte. À moins que ce ne soit pas le cas ?
— … j'en sais rien.
Elle hausse un sourcil, et m'adresse un sourire en coin.
— Pour lui ça a l'air d'être très clair.
— T'as vu ce qui s'est passé aujourd'hui ? Ils auraient pu le buter à cause de moi.
— Tu sais que si tu le souhaites, je peux te tirer de là, Dami.
Comprenant au ralenti qu'elle parle du gang et non de Samuel, je roule des épaules et expire avec lenteur.
— J'ai pas envie d'en parler ce soir.
— Et je respecte ce choix. Mais je tenais juste à te faire remarquer que ce que tu viens de vivre sera monnaie courante si tu décides de terminer l'initiation.
— Si je termine l'initiation, j'aurais de quoi prévenir ce genre de chose.
— C'est ce que je me disais aussi en pressent la détente lors de la phase trois, et regarde nous aujourd'hui : vous êtes blessés tous les deux, j'ai... j'ai reçu des menaces par la poste, je ne suis même pas capable de vous protéger de tout ça.
— Parce que tu as raccroché.
— Parce que j'ai choisi de remonter à la surface au lieu de continuer à couler. Et toi, tu arrives encore à respirer ?
Elle m'adresse un dernier signe de tête, avant de rejoindre les autres dans le salon, me laissant seul, seul avec mes doutes et mes incertitudes, seul avec ma rancœur devenant chaque jour un peu plus forte, un peu plus pesante. J'en veux à la Terre entière, et me dis à la fois que je n'ai que ce que je mérite.
Je n'arrive plus à respirer.
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