18 - Rafaël
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Rafaël
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Je suis réveillé cette nuit-là par le contact glacé de la main de mon frère sur mon bras. Avachi dans mon lit, une jambe en-dehors de la couette, je le remarque à peine lorsqu'il entre dans ma chambre en catimini. C'est seulement lorsque sa voix s'élève, douce et pressante, que j'avise sa présence.
— Raf...
Je grogne, me retourne sur le dos et lui jette un regard encore endormi.
— J'ai un problème, tu peux venir s'te plaît ?
Embrouillé, les rêves en suspend, je le suis tout de même avec lenteur, le pas et les gestes alourdis par le sommeil.
À travers la maison, il me guide en me tirant par l'avant-bras, me fait grimper à l'étage.
Durant le trajet, j'ai le temps de m'interroger : peut-être a t-il pissé au lit ? Ça lui arrivait souvent lorsqu'il était petit. Un cambrioleur dans le jardin ?
Je secoue la tête en me rendant compte que mes théories, toutes plus farfelues les unes que les autres ne peuvent tenir debout.
— Tu vas sûrement pas être content, murmure mon frère en ouvrant la porte de sa chambre.
Un courant d'air froid me parcourt, et me réveille pour de bon. La fenêtre de sa chambre est grande ouverte, et la couette est roulée en boule au pied de son lit. Sur ce dernier, Damian est étendu de tout son long, le corps luisant de sueur, tremblant de froid. Sa mâchoire est crispée à s'en faire mal.
Je mets un petit instant à comprendre ce qui se passe, jette un regard à Samuel, puis reviens vers son petit ami, qui ne bouge pas d'un millimètre malgré les frissons qui l'agitent.
— Il était pas là tout à l'heure, qu'est-ce qu'il fait là ?
— Je... je t'expliquerai après d'accord ? Qu'est-ce qu'il a ?
D'un pas vif, je me rapproche du lit et pose mes doigts sur la gorge de notre voisin pour constater un rythme cardiaque bien trop rapide. Sa peau est poisseuse de sueur, et de ses lèvres entrouvertes s'échappe une respiration sifflante.
— Qu'est-ce qu'il a pris ?
— … quoi ?
— Ça, c'est ni de l'alcool, ni de la beuh. Il a pris quoi encore ?
Samuel me fixe, les yeux écarquillés, et je comprends au néant dans son regard qu'il n'en sait foutrement rien.
Je me passe une main sur le front, me retourne vers Damian, et le redresse du mieux que je le peux, son poids mort alourdissant son corps inerte.
— On va le faire vomir, je lance à Samuel. Va me chercher Jay, il a plus l'habitude de ces conneries que moi.
Mon petit frère acquiesce, tandis que je traîne celui de Ariana jusqu'à la salle de bain, mon bras passé sous ses épaules.
— Damian, si tu m'entends, réagis s'te plaît, je marmonne en ouvrant la porte d'un coup de pied.
Aucune réaction. Je grommelle, et m'agenouille devant les toilettes, son corps frêle entre mes bras, lorsque les marches de l'escalier se mettent à grincer sous le poids de Jay.
Au travers de son reflet dans le miroir, je note son air ahuri, puis son froncement de sourcil.
— Il a pas l'air bien du tout là.
— C'est quoi à ton avis ? De la coc ? Amphet ? Héroïne ?
— Non mec, je dirais plutôt de la MD. Tu vas le faire vomir ?
Je hoche la tête, et passe un bras autour du torse de Damian pour le tenir le plus solidement possible contre moi, tandis que mes doigts écartent ses lèvres.
Il réagit enfin, rue un peu pour se défaire de ma prise, mais d'un geste sec, je lui indique de rester tranquille.
— Sois content, ce serait ta sœur, c'est à coup de pieds qu'elle te ferait gerber.
Il gémit, et tousse lorsque mes doigts descendent le long de sa gorge.
Samuel me regarde faire, l'air à la fois écœuré et atrocement inquiet. De grosses larmes roulent sur le visage de son petit ami lorsque mes doigts atteignent le fond de sa gorge, et l'instant d'après, il vomit bruyamment. Son corps s'agite, se cambre et je le sens se tendre entre mes bras.
— Lâche-moi..., sanglote t-il entre deux gerbes de vomi.
— C'est moi, c'est Raf, calme-toi, allez.
Mon frère s'approche, lui attrape une main, et lui caresse la paume du pouce. J'ai du mal à croire qu'il y a cinq minutes encore, il comatait dans la chambre de mon frère. Désormais, il s'agite, pleure bruyamment, me somme de le lâcher, gronde comme un animal.
— Damian du calme, je grince en le serrant un peu plus fort.
Ma prise doit lui faire mal, car il se calme enfin, arrête d'essayer de m'échapper, et reste la tête au-dessus de la cuvette.
Il se vide encore quelques secondes, avant de s'écrouler complètement, amas de sueur, de larmes et de panique.
Jay se rapproche de nous, et lui écarte les paupières avant de braquer sa lampe de téléphone sur sa pupille, complètement dilatée.
— Comment il est arrivé dans ta chambre Sam ?
Mon frère tremble un peu, détourne les yeux, mais Jay lui attrape le menton, pas du tout enclin à le laisser se dérober :
— Ton pote là, il est à deux doigts de tourner de l’œil à cause d'une possible overdose dû à l'ecstasy. Alors il faut qu'on sache ce qu'il s'est passé !
Les lèvres de Samuel tremblent légèrement, mais il se reprend bien vite et nous explique la situation, du coup de téléphone il y a une heure et demie jusqu'à maintenant, en passant par les quais, le container, l'odeur de poudre et les taches de sang sur le tee-shirt de Damian.
J'assimile, reprends mon souffle, avise l'air complètement halluciné de Jay, avant de sentir Damian bouger entre mes bras qui le ceinturent toujours à la taille.
— Lâche-moi..., murmure t-il en se débattant mollement.
— Dam, tu nous entends là ?
— … oui, lâche-moi...
— Tu as pris de la drogue ? Tu dois nous le dire, on va pas t'engueuler.
Il sanglote un peu plus, et je vois le visage de Samuel se défaire. Il me prie de relâcher un peu ma prise sur son petit ami et prend le relais. Calmement, il laisse Damian s'allonger sur le carrelage froid de notre salle de bain et garde sa tête posée sur ses genoux, ses mains dans ses cheveux. Avec une grande affection, il lui caresse le visage, lui murmure des mots rassurants, lui sourit.
— C'est grave ? demande t-il en relevant la tête vers Jay.
— S'il n'en a pas trop pris, ça va aller. Je voudrais juste être sûr qu'il a pris de la MD et pas une autre merde qui craindrait vraiment.
Je me passe une main dans les cheveux, hésite à téléphoner à Ariana, avant de me rétracter : nous pouvons gérer cette histoire, ce n'est pas la peine de l'inquiéter. Damian est entre de bonnes mains. Jay m'a plusieurs fois expliqué que durant ses années lycée, il a largement abusé de plusieurs sortes de drogues, en passant du canabis à l'héroïne. Une longue descente de laquelle il s'est heureusement relevé indemne.
Alors, si quelqu'un peut gérer cette situation, c'est bien lui.
— On va le recoucher, et lui mettre un linge humide sur le front.
Je hoche la tête, et aide mon frère à relever le poids mort avant d'à nouveau le transporter d'une pièce à l'autre sous ses molles protestations entrecoupées de hoquets.
— Il doit boire aussi. Cette merde ça déshydrate. Et j'aurais vraiment besoin d'être sûr que c'est de l'ecsta, Sam, tu peux essayer de lui faire cracher le morceau ?
Mon frère acquiesce tout en calant un oreiller sous la tête de son petit ami, les sourcils froncés, l'inquiétude lui émane de tous les pores. Doucement, je pose une main sur son épaule, et l'étreins :
— Samuel, calme-toi, ça va aller. Il va s'en remettre.
— Ça craint Raf, ça craint grave...
Je sais qu'il fait référence à la vie que Damian a pris, et pas tellement au fait qu'il est à nouveau en train de tremper les draps de sueur.
Une question me turlupine cependant : quelque chose dans la version que Samuel nous a donnée, qui doit sûrement être celle que Damian lui a balancée, ne colle pas. Pourquoi était-il seul dans ce container ? H n'est pas un type recommandable, mais je crois pouvoir assurer qu'il n'est pas un grand frère fondamentalement irrécupérable. Il n'aurait jamais laissé son frère seul en pleine nuit sur les quais, surtout après avoir tué un homme. Et pourquoi la drogue ? Vu son état, il ne doit pas l'avoir pris depuis longtemps.
Je ne voulais pas déranger Ariana, mais Hugo lui, mérite que je perturbe sa nuit.
Je fais signe à Samuel de garder un œil sur Damian le temps que j'aille téléphoner, et les abandonne tous les trois dans la chambre avant de descendre au rez-de-chaussé.
Une aubaine qu'il m'ait donné son numéro la semaine dernière, si j'avais su qu'il me servirait aussi rapidement !
Deux sonneries à peine avant que sa voix ne s'élève dans le portable, rauque et ensommeillée.
— Ouais ?
— H ? C'est Raf.
— Mec, y'a un truc qui cloche ?
Je me mords l'intérieur de la joue, réfléchis à une formulation correcte pour mes futures paroles.
— Je suis avec Dam là, il s'est passé quoi ?
Un silence au bout du fil. J'entends sa respiration lente et rauque de fumeur, avant que sa voix ne s'élève à nouveau :
— Dam ? J'en sais rien, ça fait un bail que je l'ai pas vu.
Je le savais. Mon cœur s'allège un instant, avant que la brutalité de la situation ne me revienne en pleine figure. Si H n'est pas au courant, quelque chose n'est vraiment pas normal. Je ne m'y connais pas énormément en hiérarchie dans les gangs, mais de ce que je sais, agir dans le dos du chef n'est pas vraiment recommandé.
— Qu'est-ce qu'il a ? me demande t-il, interloqué.
— Mon frère l'a récupéré sur les quais vers une heure du matin. Et là, il vient de me réveiller car ton frangin est à deux doigts de l'overdose. De la MD je pense. T'étais au courant ? Il a dit à mon frère qu'il a buté un type des King100.
Les mots sortent tout seuls, ne sont pas vraiment ordonnés, mes propos pas structurés. C'est une bouillie informe d'informations et de questions que je lui balance à travers ce portable.
Un certain temps passe avant qu'il ne me réponde enfin, la voix blanche de colère.
— T'es sûr de ce que tu dis mec ?
— Je viens d'enfoncer mes doigts dans sa gorge pour le faire gerber alors oui, je suis sûr.
— Et il t'a dit s'il a agi seul... ?
— Aucune idée. Il répond pas à mes questions pour le moment, il est trop haut. Vous avez accès à de l'ecstasy ?
— Rafaël, oui, bien sûr qu'on a accès à la MD. Mais j'ai jamais vu Dam en prendre.
— Je sais qu'il vend à votre compte. C'est quoi qu'il refourgue ?
Si jamais il me pose la question, je ne serais pas obligé de lui expliquer comment j'ai été mis au courant exactement. Je pourrais simplement parlé de Donni dans son salon, avec son flingue dans la bouche de Dam, et de la liasse de billets : simple déduction.
— ...ecsta.
— Ok on y arrive. Donc il aurait pu prendre sur son stock ?
— Je vois pas pourquoi il aurait fait ça.
— Pour se péter la tête avant de faire une très grosse connerie. À toi de voir.
Je raccroche et remonte les escaliers quatre par quatre. Rien à foutre de froisser ce gars, chef de gang ou pas. Il n'est peut être pas totalement irrécupérable, mais pour le moment, il est tout de même très irresponsable.
Jay est sur le pas de la porte, adossé au mur, bras croisés.
Il hausse les sourcils, m'interroge du regard.
— Il était pas au courant.
— Mec, p'têtre qu'ils ont effectivement rien à voir avec les enlèvements, mais y'a vraiment un truc qui pue chez eux. Le gamin là-dedans... il va mal. La MD ça met pas dans un état pareil lorsqu'il y a rien derrière.
J'acquiesce, et soupire.
La question maintenant, est de savoir quoi faire. Tout dire à Ariana, garder ça secret, creuser un peu plus du côté de Hugo, ou juste tout laisser tomber.
Mettre un terme à mon implication dans cette mission, récupérer Sam et nos valises, et partir d'ici.
Ce serait la chose la plus sage à faire, celle qui anticiperait un éventuel dérapage qui je le sais, arrivera bien à un moment ou à un autre. Mais comment laissé Ari, Damian, les jumeaux... ?
Si je pars, ce sera avec cette famille explosée dans mes valises.
Passant la tête par la porte de la chambre, j'avise Samuel étendu à côté de Damian, la tête contre son cou, sa main nouée à la sienne. Il ne dort pas, l'observe simplement d'un œil inquiet.
— Sam...
Je rentre et indique à Jay de redescendre s'il le souhaite. D'un hochement de tête il acquiesce et tourne les talons pour regagner le salon et le tout nouveau clic-clac que j'y ai installé.
À ma vue, mon frère relève un peu la tête, et me bombarde de questions muettes.
— Hugo était pas au courant.
— Il m'a pas parlé de Hugo, rétorque t-il d'une petite voix.
— De qui alors... ?
Il réfléchit un instant, avant de remettre le doigt dessus.
— Donni.
J'acquiesce, et passe une main dans les cheveux humides de Damian, qui sous mon contact, grince légèrement des dents.
— Tu vas tout dire à Ariana pas vrai ?
— Je sais pas encore. Et imaginons un instant que je lui dise... je vois pas ce qu'elle pourrait faire de plus.
— Raf, je peux te dire un truc ?
Je lui fais signe de continuer, et m'interroge à la vue de son visage rongé par la culpabilité. Intérieurement, je prie pour qu'une autre mauvaise nouvelle ne nous tombe pas dessus cette nuit.
— Tout à l'heure, quand Dam m'a dit qu'il... enfin qu'il avait...
Les mots meurent, il laisse sa phrase en suspend.
— Bah moi je... j'ai rien ressenti. Tu sais, j'aurais dû être, je sais pas moi, dégoûté p'têtre ? Bah non. J'étais juste heureux qu'il aille bien, et qu'il m'ait appelé pour venir le chercher. C'est pas normal.
Mon cœur se serre. L'envie de lui répondre qu'il est en train de se noyer avec Damian me frôle les lèvres, mais je ne m'y résouds pas. Le lui balancer à la figure serait l'accepter, et je ne le conçois toujours pas.
C'est pour ça qu'il faut que cette mission se termine, que cette enquête se finisse : nous devons quitter cette ville, sortir la tête de l'eau, respirer à nouveau. Arrêter d'avoir peur et de suffoquer, retirer le masque à oxygène.
— On en reparlera plus tard, à tête reposée, je lui murmure en l'embrassant sur la tempe.
Il acquiesce et se recouche correctement au côté de son petit ami, la tête appuyée sur sur son cœur.
— Essaye de dormir, je lui lance en quittant la chambre et en éteignant la lumière.
Essaye d'oublier.
…
Le lendemain, malgré ses vives protestations, j'envoie Samuel au lycée. Il s'insurge vivement, s'exclame en gesticulant qu'il doit être là, que c'est aussi à lui de gérer. Je lui rétorque simplement qu'entre Jay et moi son protégé est bien entouré et qu'à quinze heures, lorsqu'il rentrera, il sera de nouveau sur pieds.
Claquement de porte furieux : il est en rogne, mais je ne pouvais pas le garder ici. Il faut qu'il prenne de la distance, c'est impératif.
Jay le regarde s'éloigner par la fenêtre, et m'adresse un regard étonné.
— Quelle autorité.
— Ta gueule. Je vais aller voir comment va notre vomito en titre.
Ma tasse de café à la main, je monte jusqu'à la chambre de mon petit frère, et ouvre la porte pour tomber sur Damian, assis au bord du lit, la tête entre les mains.
À ma simple vue, il se crispe et darde son regard sur le plancher. De ses dents, il torture sa lèvre inférieure.
— J'imagine que Ariana m'attend en bas ?
— Tu imagines mal. Je ne la préviendrai pas. Mais toi et moi on va causer un peu.
Frisson, crispation ; je ne suis pas certain qu'il n'aurait au final pas préféré sa sœur à mon interrogatoire.
Lentement, j'attrape la chaise de bureau de Samuel, et m'installe en face de lui.
— Tu veux un café ?
— Je veux un flingue et une balle s'te plaît.
Je fronce les sourcils, et le petit sourire qui commençait tout juste à naître au coin de ses lèvres s'évapore immédiatement. Les blagues sur l'envie de mourir, surtout après la nuit que je viens de passer, me font moyennement rire.
— Un café ce serait cool.
— Je vais aller t'en chercher un. En attendant brosse-toi les dents, tu pues de la gueule.
Il hoche vaguement la tête, et je redescends attraper une tasse de café préalablement préparée sur la table de la cuisine. Lorsque je remonte, il est toujours assis, le regard vitreux.
— Ça tourne quand j'essaye de marcher.
Pour toute réponse, je lui tends la tasse de café et attends quelques instants qu'il en boive une ou deux gorgées. Des cernes violacées soulignent ses yeux, et son teint pâle contraste avec la noirceur de ses cheveux.
En quelques instants, il termine la tasse de café, la pose sur la table de nuit, et se passe une main sur le visage.
— Allez vas-y, pose tes questions, murmure t-il en fermant les yeux.
— Le prends pas comme ça. J'aimerais juste savoir ce qui s'est passé. Damian, tu ne peux plus faire ce genre de choses, ton corps ne se remettra pas toujours aussi facilement de tes conneries.
— J'ai rien pris du tout.
— Alors ton état cette nuit était sûrement dû à un milk-shake protéiné ?
Mon ton sarcastique l'énerve, je le vois arquer un sourcil avec colère.
— Tu te souviens de quoi exactement ?
— De tout, gronde t-il pour réponse.
— Vas-y alors, je veux un compte-rendu chronologique de ta soirée d'hier.
Il se passe la langue sur les lèvres, et baisse les yeux.
Il ne peut pas se souvenir de tout, c'est impossible. L'état dans lequel il se trouvait ce matin, selon Jay, était le stade juste avant la perte de connaissance, l'overdose en bonne et due forme.
J'aimerais juste savoir comment il en est arrivé là et si oui ou non, il a vraiment tiré sur cet homme. Les journaux n'en parleront pas, cela fait longtemps qu'ils ont cessé de s'attarder sur les meurtres entre gangs. Il faudra tout de même que je vérifie mais ça m'étonnerait.
— Je devais dormir chez Lu pour... pour préparer notre prochaine exhibition, mais elle a voulu qu'on aille boire une bière chez Julio et...
Ses doigts tremblent, alors il serre les poings en espérant me le cacher.
Doucement, j'attrape son poing fermé, et écarte ses doigts pour en découvrir le mouvement.
— Et après je... on a mangé un bout et...
— Il y avait qui chez Julio ?
— Lu et Julio et... Meli je crois, et Donni, et l'autre là, euh... je sais plus son nom.
— Ton frère n'était pas là ?
Il hoche négativement la tête, et referme son poing dans un geste sec.
Il a la tête d'un enfant pris sur le fait, qui s'apprête à violemment se faire gronder. Loin, très loin de l'image du jeune homme sûr de lui, de l'ado révolté et révoltant.
— Ensuite, Dam. Il s'est passé quoi ensuite ?
Ses lèvres tremblent, de plus en plus fort, et ses yeux comment à briller. De l'avant-bras, il amorce les larmes et les essuie avant même qu'elles ne quittent ses yeux, pour ensuite inspirer par le nez, à pleins poumons.
— Tu cherches à faire quoi là Raf putain... ? Tu veux m'entendre dire que j'ai black-out après ? Bah voilà. C'est le trou noir, je me rappelle de presque rien. C'est... c'est le chaos dans ma tête, tu me diras : bien fait ! Tu n'as que ce que tu mérites à faire le con comme tu le fais !
— Je comptais pas dire ça.
— Mais bien sûr, fous-toi de ma gueule. Tu me détestes, et t'as raison : je fais que de la merde et un jour je vais finir par vraiment faire une connerie qui coûtera cher. Qui se paiera, et dont le prix sera trop élevé pour moi. C'est ça que tu penses, je le sais. Que Samuel aurait mieux fait de se péter les deux jambes plutôt que de m'adresser la parole et que c'est pas normal qu'il se soit fait casser la gueule l'autre jour et...
Je pose ma main sur son genoux, le secoue légèrement, et le prie de se calmer d'un regard calme. Ses lèvres continuent de s'agiter un instant, sans qu'aucun mot n'en sorte. Puis, il les ferme complètement, et baisse la tête.
— Je ne te déteste pas, loin de là. Si je ne t'aimais pas, ça ferait un bail que Sam serait en pension complète très loin d'ici. Effectivement, je pense que tu fais des conneries, de très grosses conneries, et que ce putain de gang fait partie de l'une de tes meilleures. Mais je pense aussi que t'es paumé, que tu vas mal, et que t'as besoin qu'on t'aide, pas qu'on te déteste.
Il tremble un peu, crispe ses doigts sur ses cuisses, et se dérobe lorsque j'essaye de toucher ses cheveux.
Je pense qu'il n'aime pas qu'on mette des mots sur sa souffrance, et que Ariana ne l'a jamais vraiment confronté à ce problème : celui de son trouble, celui qui lui fait prendre ces cachets contre l'angoisse, celui qui le pousse à fumer, boire et se droguer jusqu'à n'être qu'une épave.
Je suis certain que l'histoire avec Lina n'a jamais vraiment été abordée, que la fuite de la mère, et l'ignorance du père ont fait qu'il est ruiné de l'intérieur. Sauf que tout le monde autour de lui met ça sur le compte de son arrogance et des dégâts de l'adolescence.
Je suis loin d'être de leur avis. Un gamin peut être un peu déprimé, un jeune peut fumer pour faire ''comme si'', mais il y a une différence entre une clope fumée en cachette sous le porche, et un cachet d'ecstasy qui conduit à se retrouver seul sur les quais de Soledo en pleine nuit.
— J'ai besoin de rien du tout, grince t-il finalement.
— Putain mais arrête maintenant !
Ma voix claque et le surprend. Il redresse la tête et me dévisage, les yeux écarquillés.
— Tu es assez mature Damian, pour te rendre compte que ce que je dis est vrai. Tu souffres, tu fais que de la merde en ce moment, tu te raccroches à ce que tu peux et c'est normal ! Maintenant, il va falloir arrêter de te voiler la face en imaginant duper tout le monde ! Tu veux que je te dise ce qui s'est passé hier soir ?
Je ne lui laisse pas le temps de répondre, et enchaîne, la voix rauque :
— Je suis presque certain que tu as été drogué hier soir. De l'ecstasy tu sais, ce que tu vends, et après tes supers potes là, ils t'ont emmené avec eux pour faire la peau à l'autre fils de pute qui vous a tabassé Samuel et toi il y a dix jours. Pratique non ? C'est toi le coupable, eux se débarrassent d'un type gênant et te récupèrent officiellement dans leurs rangs. Après par contre, te ramener... bof bof, tu devais commencer à déconner à cause de la drogue, alors autant te laisser sur les quais. Après tout t'es grand, tu sauras te débrouiller.
Il ouvre la bouche pour répondre, mais je le coupe une nouvelle fois, en pointant sur lui un doigt accusateur.
— Ce Donni là, le bras droit de ton frangin, il te fait peur pas vrai ? Je veux dire, un type qui t'enfonce son arme dans la bouche, ça peut que faire peur. Mais toi tu dis rien, non. Tu laisses couler parce que comme il te l'a si bien dit, t'as pas envie de décevoir tout le monde. Ouvre les yeux bon sang, et réalise qu'en agissant comme tu le fais, tu ne va pas rendre fières les bonnes personnes.
Je cesse enfin de parler, reprends mon souffle.
C'est assez fou car je n'ai jamais houspillé Samuel de cette façon. Je n'ai jamais osé, de peur de le casser, et pourtant il en a déjà fait des conneries. Peut-être pas aussi graves que celles de Damian, mais tout de même. Mon rythme cardiaque est rapide, mon souffle court, et Damian blanc comme un linge.
— Tu sais rien du tout.
— Moi je sais rien ? Tu crois ça ? Samuel, il t'a déjà parlé de notre mère ?
Il hausse les sourcils, et je comprends à son visage qu'il ne sait rien de notre chère maman, à Sam et moi. La juncky sous influence, la manipulée, l'apeurée, celle qui en voulant assurer, a fini par tout perdre. De la raison à ses fils, les gangs lui ont tout pris, mais il ne peut pas le savoir.
— Tu lui poseras la question, et tu verras. Sam il est gentil, il dit rien. Mais le jour où il va péter Dam, écoute-moi bien : tu auras besoin de toute ta lucidité pour le ramasser. Et tu ferais mieux de faire attention : vu la vitesse à laquelle vont les choses, le compte à rebours arrivera rapidement à son terme.
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