26 - Damian
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Damian
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Le lieu dans lequel je me trouve, n'est ni plus ni moins qu'un hôtel sordide, mal entretenu et empestant la misère. Pas d'horloges, pour perdre la notion du temps, des rideaux toujours tirés, des couloirs longs et étroits qui découragent les envies de fuite.
Hier, après mon achat – ça me coûte d'appeler ce geste de la sorte – on m'a traîné de force dans une salle remplie d'autres jeunes. Peu dépassaient les vingt ans, beaucoup en avaient moins de seize. Cette pièce minuscule, puante et sombre représente de ce que l'on m'a dit, le seul endroit de repos, la seule pièce un minimum sécurisante : si on s'y trouve, c'est qu'on n'a pas à agir, pas à obéir, qu'on est libre, ne serait-ce que le temps d'une heure.
Adossé au mur du fond de cette fameuse salle de ''repos'', j'inspire par le nez, et porte ma main à mon visage, tremblant, pour effleurer du bout des doigts le coquard qui se forme lentement autour de mon œil gauche. La douleur pulse, comme si les muscles de mon visage tambourinaient au rythme de mon cœur.
Un type en face de moi, un petit blanc aux yeux sombres, m'observe depuis dix minutes. Je l'ai vu glapir lorsque les hommes de main de nos patrons m'ont jeté à l'intérieur en crachant, en pestant, que si je recommençais je finirai inapte à ouvrir ma gueule.
— Qu'est-ce que tu veux ? je finis par cracher avec mauvaise humeur.
Il est maigre, squelettique, et a des yeux aussi cernés que si deux hématomes lui cerclaient les paupières. Pâle, le cheveu terne, il fait peine à voir. Dans un hôtel dédié à la luxure et au plaisir charnel, je doute que qui que ce soit veuille de lui comme poupée gonflable.
Étonné que je lui adresse la parole, il se pointe d'un doigt tremblant. J'acquiesce, et l'observe se rapprocher de moi, sans se lever, avancer accroupi pour finalement s'asseoir en face de moi.
— C'est toi le nouveau ?
— À ton avis, je murmure, épuisé.
Il me balaye d'un regard inquisiteur, détaille ma blessure à l’œil, avant de hausser les sourcils.
— T'arrives d'où toi ?
— Californie. Et toi ?
— France. J'étais en excursion avec mes parents, j'ai... j'ai voulu faire une virée solo en-dehors de l'hôtel. Et paf.
Il frappe de son poing dans la paume de sa main, avant de rire avec amertume. Je ne le suis pas dans son rire, préfère fermer les yeux pour me recentrer sur moi-même.
— On est où là... ?
— Exactement ? Je sais pas. Vers Hermosillo je crois. P'têtre un peu plus au nord ?
Dans ma tête, je m'imagine la carte du Mexique, ses principales villes, ses principaux axes : loin de Soledo, c'est une certitude. La vile la plus proche en partant de chez nous serait logiquement Tijuana : ville frontalière, berceau idéal pour ce genre de trafic. Hermosillo en revanche, se trouve à environ dix heures de Tijuana, peut-être un peu plus. Je ne me souviens pas avoir fait cette route. Donni a sûrement conduit durant mes moments d'absence dû à sa stupide drogue, à son anesthésiant qu'il m'a injecté de force.
Mon estomac se crispe. Si nous nous trouvons réellement en plein cœur du Mexique, je doute que ma sœur me retrouve. Je prie, j'espère, mais je doute.
— Au fait, je m'appelle Charlie.
— Damian. Tu parles bien anglais pour un frenchy.
— J'étais dans un lycée bilingue. T'es mexicain ?
— T'as vu ma gueule ?
Je réalise un peu tard que mon ton est mordant. Charlie, le petit français friqué a un mouvement de recul, avant de se ressaisir. Visiblement, ça fait longtemps qu'il n'a pas parlé à quelqu'un, et le fait que je lui parle comme au dernier des pestiférés ne semble pas le déranger.
— Pourquoi ils t'ont cogné dessus ?
Nous y voilà.
— J'ai mordu la queue de mon premier ''client'', je ricane avec aigreur.
— Tu déconnes ?
— J'ai l'air de déconner ? Plutôt lécher du papier de verre que de sucer un de ces porcs.
À nouveau choqué par mon ton – mes mots ? – Charlie m'observe longuement, puis décide de s'asseoir contre le mur à côté de moi, avant de soupirer.
Le silence s'installe, durant lequel je repense à cette première entrevue, ma foi forte en émotion, avec un homme de cinquante ans avide de jeunesse. Le type en me voyant, a avalé une pilule de viagra et m'a sourit. Dégueulasse, vraiment.
J'ai joué le jeu, avec pour unique but de le faire repartir en chialant. Pas manqué : il gardera longtemps la trace de mes dents sur sa bite de pédophile.
— T'es là depuis longtemps... ? je marmonne finalement.
— Cinq mois. Depuis début juillet quoi.
— Putain. Et t'as jamais pensé à te tirer ?
— Si on essaye et qu'ils nous chopent mec, c'est l'horreur. Je...
Il frissonne, remonte ses genoux contre sa poitrine.
— Je préfère pas y penser.
— C'est dégueulasse.
— J'ai de la chance, m'avoue t-il. Normalement, on se fait flinguer au bout de deux mois, histoire de ''renouveler le catalogue''. Ils doivent avoir pitié de moi, j'imagine ?
Il éclate de rire, bruyant, ampli la salle d'une hilarité que je qualifierai de démente. Les autres jeunes nous fixent, plus inquiets qu'étonnés. Mais personne ne réagit.
De ma main, j'étreins l'épaule de Charlie, qui sous mon toucher frissonne avec une violence étonnante.
— Tu devrais pas faire autant de bruit, je murmure. Ils vont te tomber dessus.
Il hausse les épaules, rit un peu plus fort. Crise de nerfs ? Sans aucun doute.
La porte de notre salle se déverrouille puis s'ouvre dans un battement d'air. Deux molosses, dont l'un que je reconnais comme étant mon agresseur de tout à l'heure, s'approchent de nous pour saisir Charlie aux poignets et le secouer un bon coup. Je les vois le redresser, et commencer à le traîner à leur suite à travers la salle avant que ma voix, indépendamment de mon esprit, ne s'élève à son tour.
— Laissez-le, je lance avec une voix ferme.
— T'en a pas eu assez toi ? D'où il arrive ce merdeux putain, on lui a pas donné le dépliant c'est pas possible !
L'un des deux types lâche Charlie pour venir m'attraper par le col de mon tee-shirt.
— Tu vas apprendre à la fermer ta gueule oui ?
— Le jour où tu apprendras à te brosser les dents, tu pues de la gueule. Lâche-moi !
Le coup de pied me plie en deux, je m'en fiche. À vrai dire, je crois que je l'ai cherché, que je ne l'ai pas volé.
Le truc, c'est que si Ariana ne vient pas, je préfère encore crever maintenant que de me faire passer dessus par une tripotée de mecs abjects et vicelards. Le choix à mon sens, est l'un des pires que j'ai eu à faire jusque-là : tenir, et attendre que quelqu'un vienne me chercher, ou me laisser mourir là, maintenant, et éviter la suite ? Ça revient à choisir entre l'eau et la nourriture, deux choses vitales. Ici, entre l'espoir et la santé mentale, que prendre ?
Mon corps est à nouveau en auto-pilotage, il dirige, et ma tête vient ensuite.
Charlie me fixe un bref instant avant d'être sorti de la salle. De mon côté, toujours à genoux après ce coup magistral en plein abdomen, je grommelle quelques mots qui sortent embrouillés de mes lèvres serrées.
— T'as dit quelque chose ?
Je ne réponds rien, préférant simplement garder mes yeux rivés dans les siens.
J'espère qu'il y lit tout le dégoût que j'ai pour lui, toute la haine que je nourris pour cet endroit, pour Donni, pour ses patrons, pour les clients, pour ce carnage qu'est ma vie depuis... depuis que j'ai quitté l'hôpital.
Son regard se gorge de colère en constatant que je ne regarde pas le sol. Alors, plus puissant que tout à l'heure, il me redresse et me traîne à sa suite.
De son talki, il contacte un de ses collègues, crache presque dans le micro, tout en me fixant d'un air mauvais :
— Préparez-vous, on en a un à mater.
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