30 - Damian

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Damian

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   Deux jours. C'est le temps qu'on m'a laissé pour ''reprendre mes esprits'' et ''me reposer''. Pour me reprendre en main en réalité, réaliser Deux jours. C'est le temps qu'on m'a laissé pour ''reprendre mes esprits'' et ''me reposer''. Pour me reprendre en main en réalité, réaliser que le danger est derrière moi, que je suis en sécurité.

Ce délai est passé, aujourd'hui, retour aux choses sérieuses. Durant ce laps de temps court mais oh combien appréciable, je n'ai jamais été seul : Ariana a eu l'autorisation de rester dormir à mon chevet, s'autorisait une pause au matin, lorsque Samuel prenait le relais, puis Rafaël, qui pour une raison étrange, semble nourrir une certaine animosité à mon égard. Ou plutôt, une appréhension, quelque chose de plus insidieux : il me craint, et je ne comprends pas pourquoi.

Ce matin, mon infirmier référent, un jeune adulte visiblement aussi âgé que ma sœur, est venu m'annoncer que j'avais rendez-vous avec le pédopsychiatre de l'hôpital dans la matinée. J'ai protesté, clairement demandé à être exempté de ce rendez-vous, en vain.

Le médecin se montre bienveillant, mais des psys, j'en ai rencontrés qui m'ont surtout foutu les jetons, qui ne m'ont pas aidé du tout. Je le fixe sans ciller, le cœur rapide et la gorge sèche.

— Bonjour Damian. Je suis le docteur Ross, psychiatre d'enfants et adolescents, tes médecins ont souhaité que je te rencontre. Ils s'inquiètent pour ta santé psychologique, après ce que tu viens de subir.

De mes doigts, je frappe le rebord du bureau, inspire à pleins poumons, expire, hausse un sourcil. Je n'ai rien à dire à ce type. Sa simple présence me met atrocement mal à l'aise : dois-je lui déclarer que l'une des pourritures qui a abusé de moi lui ressemblait étrangement ?

Je grince des dents, en me remémorant les mains calleuses et les lèvres sèches sur mon cou.

Pas de bol, il a remarqué ma grimace.

— J'ai la prétention de pouvoir t'apporter une aide, un soutien, un accompagnement réconfortant, mais si tu ne m'aides pas à t'aider je n'y arriverais pas. Et si tu ne le veux pas je n'insisterai pas et te laisserai tranquille.

Pour toute réponse, je me rassois plus confortablement dans le fauteuil qui m'a été attribué, et désigne mon dossier du doigt.

— Tout est dans mon dossier que vous avez lu, je suppose.

— Ce n'est pas ton dossier qui m'intéresse, c'est toi, et également ceux qui te sont proches et qui se font du souci et s'alarment pour toi.

— Vous avez parlé avec ma sœur et mes amis ?

— Non pas encore, mais je le ferai seulement si tu es d'accord. Dans ta situation il est clair que ça ne peut pas aller bien, et que j'aurais besoin de m'associer avec tous ceux qui t'apportent leur amour et veulent que tu te sortes de ce drame sans séquelles graves.

Je claque ma langue contre mon palais avec mépris, et roule des yeux.

Sans avoir fait de longues études, sans avoir de diplôme, il me paraît en effet logique d'assurer qu'un jeune comme moi, tout juste ressorti de cet Enfer mexicain ne va pas bien.

Après, je me trompe peut-être ?

Samuel hier, m'a annoncé qu'il retournait au lycée lundi. Que Rafaël voulait qu'il y retourne, que ce n'était pas bon pour lui de manquer les cours. J'ai été dans le sens de son frère pour une fois, ce qui l'a surpris. Il ne comprenait pas pourquoi alors que j'allais encore rester quelques jours hospitalisé, il devait retourner arpenter les couloirs de Soledo High.

— Pour leur montrer que t'es là, et que t'es pas cassé, j'ai murmuré en caressant sa joue.

Il s'est mordu la lèvre, mais a fini par accepter, la mine défaite.

Le psychiatre, monsieur Ross, semble vouloir m'embobiner avec ses jolis discours, mais c'est peine perdue. Pourtant je suis curieux de savoir comment il va poursuivre la discussion.

— Tu peux me parler de ce que tu veux tu sais, on peut aussi en rester là.

— Le café de cet hôpital est dégueulasse, je marmonne.

— Tu bois du café ?

— Ouais.

Mon ton sec ne l'arrête pas. Il pivote légèrement sur son siège, et me désigne une cafetière entreposée sur une étagère dans le fond de son bureau.

— Je suis tout à fait d'accord avec toi. Moi j'en boirais bien un bon ici et tu en veux un aussi ?

— Peu importe ce que vous savez sur moi, on m'achète pas facilement. Ni moi, ni ma parole.

— Je te propose simplement un café.

Il n'attend pas ma réponse, et va pour faire chauffer de l'eau, pendant que je reste stoïque, le cœur battant la chamade dans ma cage thoracique trop étroite.

— Mes collègues m'avaient prévenu que tu serais réticent à me parler. Tu peux m'expliquer pourquoi ?

— Parce que je déteste les connards qui pensent pouvoir s'infiltrer dans ma tête et me ''soigner'', ça vous va comme réponse ?

Ma voix claque comme un fouet. Moi qui voulais rester cordial, voilà qui est raté.

Le dernier psychologue que j'ai fréquenté, à l'âge de douze ans, a demandé à mon père de trouver un autre médecin, parce que je n'arrivais pas à me saisir de son aide. Le suivant m'a collé sous traitement, et a fixé un rendez-vous de routine tous les trois mois. Quelle belle conscience professionnelle !

— Tu penses que j'ai envie de rentrer dans ta tête ?

— Sinon, pourquoi je serais là, hein ?

— De toi à moi, c'est stupide de croire que les psys cherchent à s’infiltrer dans la tête des gens, il y a déjà bien assez de bordel dans la leur. Et tu sais quoi ? Ils veulent tout simplement mettre plus de cohérence et de paix dans toutes les âmes qui leur sont confiées. Parce que psychiatre ça vient du grec et ça veut dire « médecin de l'âme ».

J'ouvre la bouche pour répondre, halluciné, mais il ne m'en laisse pas le temps.

— Moi, j'ai juste besoin de comprendre comment ça se passe dans la tienne.

— Arrêtez de faire celui qui sait pas. Vous avez lu mon putain de dossier, vous savez.

— Figure-toi, que je n'ai pas lu le rapport de mes collèges des urgences. J'ai pris connaissance des retours de mes confrères que tu as côtoyés il y a deux ans, mais rien de plus. Je sais que tu as trois frères et sœurs plus âgés que toi, et deux petit frères, des jumeaux, correct ?

Je hoche négativement la tête, lentement. Il hausse à nouveau les sourcils, m'invite à expliquer pourquoi.

— J'ai que... un frère et une sœur plus âgés que moi.

— Ton dossier stipule que tu en as trois. Hugo, Lina, et Ariana.

— Lina est morte.

Je réalise trop tard que je viens de lui tendre une première perche pour me malmener. Et alors que je m'attends à suffoquer sous une tonne de questions, il se contente de hocher la tête, et d'aller chercher la cafetière. Il verse deux tasses de café fumant, et m'en présente une avec un sourire en coin.

— Veux-tu du sucre ?

— Non.

Il prend note, je ne sais pas de quoi, dans son carnet avant de porter sa tasse à ses lèvres. Nous buvons notre café lentement et en silence. Je vois dans son regard, que mon attitude l'amuse. Pire, ça semble le rendre encore plus enclin à me torturer de questions. Cet homme aime les défis, j'en représente un de taille, lui non plus ne va pas en revenir. Il me fixe, moi je le fuis. J'ai envie de sortir de ce bureau, et qu'est-ce qui m'en empêche ? Ce serait facile de me lever et prendre la porte.

Mais quelque chose, je ne sais pas quoi, me garde cloué sur ce fauteuil.

— Les services sociaux ont confié ton éducation, et celle des jumeaux, à ta sœur Ariana, qu'en penses-tu ?

— Si elle était pas là, je serais sans doute mort.

— Pourquoi ça ?

— Quand ma... cette pute s'est tirée après la mort de Lina, Ariana a été la seule à se battre pour nous.

— Pute... ta mère ?

— Qui d'autre ? je crache.

Il hoche la tête, continue d'écrire dans son carnet.

— « Nous » c'est toi les jumeaux ?

— Bravo Einstein !

Il sourit, amusé par ma répartie, et inscrit un gros ''Franc parler'' dans la colonne ''caractère''.

— Ton humour est un bon point pour ta reconstruction.

— Ben, vous voyez, je ne vais même pas avoir besoin d'un psy pour me rétablir, je ricane avec mauvaise humeur.

Puis, c'est à nouveau le silence.

— Tu ne m'as pas répondu pour ta sœur.

— Si.

— Elle compte beaucoup pour toi ?

— Oui... énormément elle se bat pour m'empêcher de mal tourner, mais je lui donne du fil à retordre.

Mon rire m'échappe. Je n'arrive pas à le retenir à temps, et son éclat méprisant m'étonne moi-même. Monsieur Ross pose son menton dans ses doigts entremêlés, et m'incite à expliquer ma réaction plus qu'étonnante

— Tout chez moi tourne à la catastrophe, mes études, mes relations, ma famille… elle donne tout ce qu'elle a pour nous maintenir et je… je suis même pas foutu de lui faciliter la tâche.

— Et ton père, tu lui rends visite parfois ?

— Oh là ! Oui mais c'est l'horreur ! Je suis tout le contraire du fils qu'il aurait aimé avoir.

Touché. Je n'en dit cependant pas plus, préférant garder ma langue bien au chaud dans ma bouche fermée. Mes doigts ont recommencé à frapper le bureau.

— Et tu as des amis fiables ? Des sentiments amoureux ?

— Ça vous regarde pas de toute façon.

— OK d'accord ! Je retire ma question.

Je renifle, dédaigneux, et hausse les sourcils. Mon cœur se gonfle, à la pensée des yeux attentifs de Samuel posés sur moi. Sa protection, son étreinte, lui en général, j'ai le ventre qui se serre à sa simple évocation. Je rougis.

Monsieur Ross s'en aperçoit, j'ai l'impression que ce fourbe semble plus que ravi de me mettre à nu malgré ma réticence.

Puis, c'est un flash, encore un. Sur son image se superpose celle d'un autre, même air satisfait, pour toute autre raison. Je déglutis, et vois monsieur Ross froncer les sourcils.

— Un problème ?

— Non je..., ça va, je souffle d'une voix blanche.

Depuis que j'ai rouvert les yeux aux urgences, que je suis tombé de ce putain de lit en tentant de m'enfuir, que j'ai à nouveau été réveillé par le chantonnement de Samuel, j'ai des flashes. Des silhouettes, des objets, des mots, qui me font repartir au Mexique, je revois des bribes de moments, des instants qui me clouent sur place. Comme là, maintenant, alors que je sais bien que monsieur Ross ne me veut pas de mal. Qu'il ne veut pas...

— Damian ? Tu veux un verre d'eau ?

— Non je... je veux arrêter la séance c'est tout.

— Il nous reste encore vingt minutes, tu es certain que... ?

Je reste muet, encore troublé par ce nouveau flash.

L'année de mes douze ans, Lina a été assassinée, et Ariana et moi avons retrouvé son corps mort et mutilé dans notre jardin. L'image, le souvenir de ce jour, ne m'ont jamais vraiment quitté. Après, tout s'est enchaîné : le départ de maman, l'arrestation de papa, le départ de Hugo de la maison familiale, la bataille de Ariana pour nous garder auprès d'elle. Dans un même temps, j'ai commencé à faire des cauchemars atroces, des terreurs nocturnes, ou la solitude et la violence venaient me bercer, m'étreindre, puis m'étouffer. Le manque de sommeil m'a conduit à des crises d'angoisse, puis de panique, en peine journée. Isolement, mise en danger, changement du comportement... psychologues.

Diagnostiqué enfant atteint de TSPT – trouble du stress post-traumatique. C'est à cette époque que la consœur de monsieur Ross m'a mis sous traitement. Ces médocs que je n'ai pas pris depuis une semaine, que les médecins refusent de me donner pour avoir un aperçu réel de mon état psychologique.

Quelle belle connerie !

J'ai pas besoin qu'ils s'attardent sur ça, j'ai juste besoin de rentrer, de retourner auprès de ma famille, et de...

Je bats des cils en avisant la boîte de mouchoirs que me tend monsieur Ross. Alors seulement je prends conscience de mes yeux qui ont débordé, de mes lèvres tremblantes.

Du bras je m'essuie les yeux, repousse la boîte de mouchoirs et me lève pour tourner le dos au psychiatre.

— Si c'est ton désir, on peut arrêter là. Sache que ce qui se dit dans ce bureau est couvert par le secret médical absolu. Personne n'en saura jamais rien venant de ma part, ni ta sœur, ni tes amis, ni l'assistante sociale, et ni même un juge.

Bien qu'un peu rassuré par ses mots, je lui jette un regard glacial par-dessus mon épaule.

Il n'a pas bougé d'un millimètre, et reste très calme dans son immense fauteuil en cuir. Il va encore me voir craquer, c'est pas possible. J'essuie une nouvelle salve de larmes, baisse la tête pour reprendre une contenance, serre les poings, les dents, sens mon cœur s'emballer.

Puis, je me retourne, lui fais face, ravale ce sentiment étrange à mi-chemin entre la tristesse et l'horreur viscérale, me persuade que ça va. Parce que ça doit aller. Si ça ne va pas, je ne pourrais pas quitter l'hôpital. « Nous craignons que tu ne te fasses du mal, ou que tu fasses du mal à autrui », m'a balancé mon infirmier hier matin, lorsque je l'ai supplié de me laisser partir.

Pourquoi je me ferais du mal ? J'ai pas de séquelles physiques si graves, comme l'a dit Sam, ça finira par partir, avec le temps. Et quand j'aurais repris mon traitement, ça ira mieux, j'irai mieux, tout pourra reprendre comme avant. Parce qu'en définitif c'est ça : la normalité de ma famille, de Sam et Raf, dépend de moi. Je suis la clef du normal, celle qui doit se remettre et à nouveau tourner droit.

Monsieur Ross se lève, contourne son bureau pour me saluer, tente de me serrer la main, je me dérobe. Il n'insiste pas, opte pour un simple mouvement de tête avec dans son regard un drôle de reflet comme chargé de fatigue, de tristesse ou de découragement.

— Je tiens à te remercier pour l'effort que tu as fait au cours de cet entretien. J'espère qu'il y en aura d'autres, cela ne dépend que de toi et toi seul.

Je souris, à travers mon rideau de larmes, et quitte son bureau, convaincu que je saurais fort bien me passer de lui.

Le danger est derrière moi, ici je suis en sécurité.


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