42 - Samuel

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Samuel

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   Adossé au mur du couloir du premier étage de la maison des Cortez, je ne sais pas quoi faire de mon corps. Mes membres sont flageolants, mes paupières lourdes, ma concentration assez limitée. En somme, je suis épuisé.

Nous avons quitté le ranch familial hier soir, sur les coups de dix-huit heures, après une longue discussion téléphonique avec Rafaël. Bien sûr, il aurait préféré que nous restions loin du danger, loin de l'épicentre du séisme mais, comment l'expliquer à Ariana qui ivre de colère et de tristesse, a passé sa journée à alterner entre larmes et épisodes coléreux ?

Alors, Fiona et moi, vaillants, avons chargé les voitures, récupéré nos affaires, celles des jumeaux, avant de dire au revoir à mes grands-parents. J'ai promis de revenir le plus tôt possible, Pa m'a soufflé qu'il s'inquiétait pour Rafaël et moi.

J'ai préféré ignorer ses inquiétudes, et suis monté à l'étage, récupérer Damian qui, totalement anesthésié par ses médicaments, n'était pas ressorti de la chambre depuis le matin.

Et nous avons roulé, encore, longtemps. Treize heures, à nouveau, entrecoupées de pauses car Ariana, vu son état, n'était pas en capacité de tenir cette distance sans arrêt. Elle m'a tellement fait de peine, à s'informer de notre état, de celui des jumeaux, à téléphoner à Rafaël, encore et encore pour le rassurer, et se rassurer elle-même.

Non, mon frère n'aurait rien pu faire pour sauver Hugo.

Non, notre départ pour l'Arizona n'est pas la cause de son décès.

Durant tout le trajet, Damian a alterné entre stade de profond sommeil, et somnolence, a beaucoup bu, a réclamé mon attention et ma chaleur.

Et, de le voir à nouveau ainsi, vulnérable et fragile, alors que la veille, je l'avais presque retrouvé, le Damian d'avant, ça m'a brisé le cœur.

Mon souffle se raccourcit, tandis que j'entends du bruit à l'intérieur de la chambre de mon petit ami.

Rafaël nous attendait ce matin, et a pris un soin tout particulier à envelopper Ariana, à la sécuriser, tandis que laissé à part, nous le regardions se débattre avec l'irrécupérable.

On peut recoller une assiette qui se casse, la première fois. Les morceaux restent assez conséquents pour permettre de les recoller. Seulement, briser à nouveau cette assiette, revient à la condamner : on ne peut pas recoller de la poussière, et ce, même avec la meilleure colle du monde.

Il est quatorze heures et je sais qu'en ce moment, Ariana doit être en train d'identifier son frère, Rafaël à ses côtés. Fiona est en bas, s'occupe des jumeaux, qui m'inquiètent de plus en plus. L'épisode de la cuisine passé, ils ont simplement repris leur vie, sans plus s'inquiéter du fait que leur frère soit parti. Mikky surtout qui, au moment de partir, n'a pas compris pourquoi il nous fallait écourter notre séjour et pourquoi il était obligé de rentrer avec nous.

Je secoue la tête, et sursaute presque lorsque la porte de la chambre s'ouvre, dévoilant mon petit ami mal à l'aise, tremblant dans son survêtement sans forme.

Il me fixe un bref instant, vient déposer un baiser contre mes lèvres, avant de me prendre dans ses bras. Son corps est tendu comme un arc, je ressens sa tension à travers son sweat.

Nous restons ainsi quelques minutes, lui dans mes bras, moi statique au milieu du couloir. Je le soutiens, le supporte, alors qu'il me semble prêt à s'écrouler à nouveau.

Hier, il m'a réellement fait peur. À hurler de rire, à se plier en deux alors que la situation ne s'y prêtait absolument pas, j'ai paniqué. J'ai cru à une attaque, à une crise d’épilepsie, à n'importe quoi qui aurait pu expliquer son comportement.

Après quelques recherches sur internet, j'ai découvert que le ''rire prodromique'', ressemblait assez à ce qui avait agité Damian. Plutôt effrayant car, d'article en article, j'ai découvert qu'il s'agissait d'une maladie, ou d'un élément précurseur d'un AVC. J'ai donc écarté cette hypothèse.

Restait donc le fou rire nerveux qui, sans faire l'unanimité, peut être le résultat d'un choc émotionnel brutal et douloureux, pour peu que la personne soit déjà fragile émotionnellement.

Je pencherai plus pour cette hypothèse.

Damian soupire contre mon cou, et se détache de moi pour me couvrir d'un regard épuisé.

— On va dormir ?

— Carrément, je murmure.

Le suivant jusqu'à sa chambre, je retire mon jean pour ne rester qu'en tee-shirt et caleçon, et vais m'étendre dans son lit, à ses côtés.

Il respire lentement, le regard vide, semblable au fantôme que j'ai pu découvrir à l'hôpital, après son retour du Mexique.

Retour à la case départ.

Étendu sur le flanc, il me fait face, me fixe de ses yeux émeraude, incisifs et froids.

De ma main, je retrace le contour de sa joue, caresse son cou, ses cheveux, le vois fermer les yeux.

— Tes parents te manquent des fois Sam ?

Sa question abrupte, et sans contexte, me cloue sur place. Je stoppe tout mouvement, laisse ma main en suspend au-dessus de sa tête pour capter son regard, intrigué.

— Quoi ?

— Tes parents, répète-t-il doucement. Ils te manquent des fois ou pas ?

— … j'en sais rien.

Et c'est vrai. En soi, je n'ai jamais connu mon père et ma mère... n'en était pas vraiment une. Alors, est-ce que leur absence me manque ? Je dirais que non. Néanmoins, l'idée que je me fais d'une relation mère-enfant ou père-enfant, ça ça me manque. Parfois j'imagine, et j'envie ceux qui possèdent ces liens, ces relations fusionnelles et saines.

— Je crois pas, non.

— Tu sais c'est con, mais je me dis que... on s'est pas trouvés par hasard. Je veux dire, toi t'as pas de père, et une mère incompétente, et moi c'est pareil. Enfin, je sais où est mon père mais, très sincèrement, il pourrait ne pas exister, ce serait la même chose. Ce serait peut-être même mieux.

— Les personnes cassées s'attirent, je murmure en me rapprochant de lui. Bonjour la fragilité psychologique, l'amour réparateur de deux personnes brisées vous ouvre les bras.

Il rigole, ne semble pas vraiment comprendre pourquoi. Son rire est plat, vide et sans douceur, je dépose un baiser contre ses lèvres pour le faire taire.

— L'amour devrait pas servir à se réparer les uns les autres.

— Dans notre cas, si.

   L’église n’est pas pleine. La majorité des bancs sont inoccupés, quelques curieux sont regroupés au fond. En grande majorité, ce sont des membres du gang qui s’entassent sur les premiers bancs, aux côtés de Ariana et ses frères.

Je me tords les mains, jette un regard en biais à Rafaël. C’est la première fois que je mets les pieds dans une église. Mes parents n’étaient pas croyants, et je n’ai jamais assisté à aucun mariage, aucun enterrement, avant celui-ci.

Je déglutis, tandis qu’il pose sa main sur mon épaule, caresse le tissu assez doux de ma veste de costume. Je ne comprends pas l’intérêt de m’être mis sur mon trente-et-un pour ces funérailles mais, mon frère pensait que c’était important, alors je l’ai écouté.

J’inspire par le nez, et le suis jusqu’à la quatrième rangée de bancs, où nous prenons place sans mot dire.

Julio m’adresse un signe de la tête, ainsi que Lu. Tous deux sont serrés entre d’autres hommes et femmes portant tous l’emblème Cortez sur leur peau découverte, en signe de soutien.

Ariana discute avec le prêtre, les mains dans les poches de sa robe, la mine éteinte. Derrière elle, les jumeaux ne savent visiblement pas quoi faire de leur corps, et s’agitent un peu, sous le regard absent de Damian.

Lui pour le coup, n’a pas fait l’effort de s’habiller convenablement, et a seulement suivi la directive des vêtements sombres : jean et sweat noir, dont la capuche est rabattue sur sa tête.

Les portes de l’église s’ouvrent à nouveau, et un homme en émerge, un bracelet électronique à la cheville, mis en évidence par son pantalon de costume trop court.

Je plisse les yeux pour tenter de le reconnaître, hésite, me mords l’intérieur de la joue.

— C’est le père d'Ari et Dam, me glisse Rafaël en tentant de rester digne à côté de moi.

Je sourcille, et adopte uneattitude défensive lorsque l’homme s’approche de la petite amie de mon frère, l’air sombre. Je les vois échanger quelques mots. Ariana, si elle a du mal avec l’homme, n’en montre rien, et se contente de serrer sa main avec vivacité.

Le prêtre le salue, poliment, avant de demander à tout le monde de gagner une place dans l’assemblée, pour pourvoir débuter la cérémonie.

Sur l’estrade derrière lui, se trouve le cercueil ouvert de Hugo. Je sais que Damian est allé le visiter à la morgue ce matin, en compagnie de sa sœur et des jumeaux, mais il n’a pas voulu m’en parler. Il ne m’a d’ailleurs pas adressé un mot depuis hier, se mure dans le silence. Et je respecte son choix, bien que je ne pense pas voir ici la solution à sa peine.

Durant toute la durée du laïus religieux du prêtre, je reste stoïque, préfère analyser les réactions, à contenir ma peine, ou du moins, ce qui y ressemble.

Je suis triste bien sûr, mais pas autant que je ne le devrais.

Certaines parties du discours du prêtre sont en espagnol, je ne comprends rien, et Rafaël non plus. De toute évidence, nous faisons partie des rares personnes non-hispaniques de l’assemblée.

Lu pleure sur le banc devant moi, je lui étreins l’épaule en me penchant en avant, me fais ramener à ma place par Rafaël.

— Bouge pas, grince-t-il.

Étonné par sa réaction, je ne fais aucun commentaire, et croise les bras sur ma poitrine.

L’éloge funèbre dure environ quarante minutes, un temps infini et insoutenable, durant lequel je vois défaillir Ariana, craquer les jumeaux. Le père Cortez reste droit comme un I sur son banc, ne montre aucun signe d’une quelconque émotion, si ce n’est un mouvement d’épaule, lorsque sa fille prend la parole.

Je ne saurais même pas dire ce qu’a raconté Ariana exactement. Trop pris dans mon interrogation, dans cette espèce de bulle anxiogène qui m’étouffe, je reste focalisé sur le cercueil ouvert, sur Damian qui ne verse pas une larme, qui reste juste droit, neutre, les mains à plat sur les cuisses.

Il se tourne vers moi à un moment, je capte son regard et ne sais pas quoi en penser. Il semble vouloir me transmettre quelque chose, bien que je n’en saisisse pas le sens.

Alors j’attends, tout simplement.

Arrive le moment tant redouté, d’aller dire au revoir au défunt. Je n’ai pas envie d’y aller. Rafaël me donne un coup de coude discret, et me fait signe d’aller me ranger dans la file comme tout le monde, l’air grave. Je m’exécute.

Mes pas sont traînants, jusqu’aux marches menant au cercueil, mes paumes moites, mon cœur lourd. On dira que Hugo dort, dans ce lit de bois trop étroit pour ses larges épaules. Les yeux clos, le sourire aux lèvres, on pourrait croire à une sieste, une mauvaise blague de sa part. Que bientôt, il va se redresser en hurlant ‘’surprise !’’, et que tout le monde éclatera de rire en l’applaudissant parce que quand même, quel talent d’acteur !

Mes yeux restent rivés sur son visage, j’en imprime les détails.

Je ne l’avais jamais vraiment regardé avant ça.

Rafaël me fait signe d’avancer, alors je salue une dernière fois l’aîné de la fratrie Cortez, et rejoins mon frère à l’entrée de l’église.

Les gens se regroupent dehors, sur le parvis.

Lu vient m'étreindre, avant de me sourire, les joues striées de larmes.

Méli et Isak sont là eux aussi, discutent avec quelques adultes que je ne connais pas.

De l’église, émerge bientôt Monty Cortez, l’air dur et les poings crispés le long du corps.

Et alors seulement, je remarque les voitures de police tout autour de nous, qui encadrent à la fois les faits et gestes de l’homme, mais également la population autour de nous.

Ariana a demandé une protection totale, que personne d'extérieur au gang ou à la famille, ne puise s’approcher de trop près de l’église.

— Au point où on en est, ce serait pas étonnant qu’ils tentent de nous flinguer durant l’enterrement.

Damian sort à son tour de l’église, se fait interpeller par son père. Je le regarde se tortiller sur place, mal à l’aise, avant de resserrer les cordons de sa capuche. Il saute d’un pied sur l’autre, plus que tendu, et fini par quitter son père pour me rejoindre, la mine basse.

Je m’avance pour l’étreindre, il se dérobe, recule d’un pas. Puis, pas assez discret pour que je ne le remarque pas, il jette un regard par-dessus son épaule à son père, qui nous fixe d’un air glacial.

— Est-ce que ça va ? Je demande doucement.

— Sam, pour la deuxième fois de ma putain de vie, j’enterre un membre de ma famille donc non, ça ne va pas.

Un frisson l’agite des reins jusqu’à l’échine, il inspire par le nez avant de poser ses grands yeux verts sur mon frère. Et, contre toute attente, c’est lui qu’il étreint, violemment, désespéré, les doigts crispés dans le tissu de la veste de Rafaël.

Je reste un instant à le regarder, sans trop me poser de question : après tout, que reste-t-il du ''sens’’ et de la ‘’logique’’ autour de nous ?

Monty s’approche de nous, le pas lent et élégant.

Pas de doute sur le fait que cet homme en impose. Grand de taille, large d’épaule, mâchoire carrée et regard perçant, je n’ai personnellement pas envie de lui chercher des poux. Il tend la main à mon frère qui, après s’être séparé de Damian, la saisit avec un sourire.

— Monsieur Cortez.

—Je ne crois pas avoir eu le plaisir de vous rencontrer par le passé. Vous êtes... ?

— Le compagnon de votre fille, monsieur.

Monty hoche la tête, avant de darder sur moi un regard encore plus critique, sourcil arqué.

— Samuel mon... mon meilleur ami, s’empresse de me devancer Damian.

— Fort bien. J’imagine que vous vous joindrez à nous pour le verre en mémoire à mon fils après la mise en terre ?

— Bien sûr.

Mon frère hoche doucement la tête, avant de regarder l’homme s’éloigner pour aller saluer d’autres personnes. De mon côté, je jette un regard en biais à mon petit ami qui docilement, suit son père, la tête basse.

— Manquait plus que lui, je grince avec colère.

— Pas d’esclandre Sam. Ce type est peut-être pas un saint, mais tu ne le connais pas assez pour...

— Tais-toi avec tes grands discours sur la tolérance. Tu as vu la tête de Damian ?

Mon frère soupire en secouant la tête.

Moi, je reste droit comme un I, tendu, tandis que je repense au nouveau titre que je porte lorsque Monty Cortez est dans les parages.

Ariana sort à son tour, exemple type de la jeune femme effondrée adepte du masque de mesure, alors qu’elle descend les marches de l’église. Les gens viennent la saluer, lui porter leurs condoléances face à sa perte, et elle sourit. Elle serre des mains, elle rit un peu, le tout avec cette posture typique de La Défense, de la contenance.

Nous sommes très loin de l’abominable scène qui s’’est déroulée chez mes grands-parents, lors de l’appel de Raf.

D’un pas léger, elle nous rejoint, et embrasse mon frère avant de jeter un regard à son père.

— Tu savais qu’il sortirait pour l’enterrement ?

— Évidemment que non, sinon j’aurais prévenu les jumeaux et Dam.

— Ça a l’air d’être tendu entre eux deux, note Rafaël en avisant la façon robotique qu’à mon petit ami de suivre son paternel.

Un rire sombre franchit les lèvres de Ariana, tandis qu’elle acquiesce.

Je presse mes lèvres l’une contre l’autre, et inspire par le nez.

— Si tu savais à quel point ! 

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