48 - Rafaël
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Rafaël
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Il y avait beaucoup de monde ce soir-là. L’ambiance dans le bar était chaude et humide, les chaleurs de septembre toujours bien présentes au creux de cette foule qui se mouvait sur un rythme saturé. Moi, j’étais assis au bar, un verre entre les mains, et fixais les corps se déhancher sans y prêter grande attention. Beaucoup de filles, moins d’hommes, je devinais aisément que la plupart ne faisaient pas partie de la start-up qui fêtait son lancement. Beaucoup riaient fort, se faisaient remarquer, ce n’était pas le cas de celle sur laquelle mon regard était rivé.
Elle portait une jupe trop courte qui en disait long sur le pourquoi de sa présence, et avait relevé ses longs cheveux bruns en une queue de cheval qui dévoilait sa nuque. Plus calme que les autres femmes qui l’entouraient, elle souriait, lançait de petits regards à la dérobée.
Je n’étais pas venu accompagné ce soir-le, je ne connaissais encore personne.
La jeune femme me fixait toujours, élégante dans son ensemble bordeaux, elle ondulait des hanches à chaque pas, sans y prêter attention. Deux autres femmes à côté d’elle semblaient vouloir la camoufler mais au travers de leurs stupides rires et manières, je ne voyais qu’elle.
Mes yeux ne pouvaient se détacher de son corps qui bougeait doucement sous les spots lumineux. De légères ombres colorés dessinaient les contours de son visage, lui donnaient un air irréel qui me fascinait.
Ses yeux ont croisés les miens : je n’ai pas détourné le regard. Amusée, un sourire a étiré le coin de ses lèvres discrètement peintes d’un rose naturel, avant que d’une démarche déterminée, elle ne se rapproche de moi. Avant d’arriver à ma hauteur, elle a passé une mèche rebelle derrière son oreille, ne s’est même pas rendu compte de l’effet qu’elle produisait sur moi.
De si près, je pouvais distinguer les flagrances de son parfum, et percevoir les paillettes qui ornaient ses yeux bruns.
— Bonsoir, a-t-elle susurré en se penchant en avant, afin que je comprenne ses mots malgré la musique.
J’ai souris, et lui ai offert un verre, qu’elle a accepté avec un hochement de tête entendu.
— Vous avez l’air de vous ennuyer.
— Je n’ai pas l’habitude de ces soirées.
— Oh, un nouvel arrivant alors ? Et à qui donc ai-je affaire ?
Elle a porté son verre à ses lèvres, a but une longue gorgée, ses yeux toujours plantés dans les miens.
— Rafaël, ai-je simplement répondu en souriant.
— Enchantée Rafaël. Moi, c’est Ariana.
Elle a rit, et a bu une autre gorgée de son verre avant de me proposer de venir danser : j’ai refusé.
En poussant la porte de la chambre de Damian, je découvre un spectacle à mi-chemin entre l’insupportable et le rejet épidermique. Ma petite amie, à des années lumière de la jolie jeune fille que je me rappelle avoir rencontrée dans ce bar, est recroquevillée par terre, contre un mur, les genoux remontés contre la poitrine. De ses bras, elle entoure ses jambes, se contient, retrouve une contenance. Elle tremble comme une feuille, à la façon d’une enfant terrifiée étouffant sa crainte dans sa coquille.
À côté d’elle, les jumeaux tentent par tous les moyens de la faire revenir au calme, la secouent, lui parlent tout doucement. Mikky lui caresse les cheveux, Danny étreint son bras, cherche son regard, le visage crispé.
À l’opposé, tassés contre un autre mur, Damian et Samuel se soutiennent l’un l’autre, chacun à sa façon, mais avec cette subtilité d’être tous les deux dans un état dramatique là où seule Ariana de l’autre côté semble tétanisée par ce mélange de sentiments. À la façon de deux clans respirant le même désarroi, ce visuel produit en moi quelque chose de terrible, de saisissant et de brutal.
Je ne peux pas laisser faire ça.
J’y ai pensé depuis trois jours, au fait de voir partir mon petit frère loin, loin de moi et surtout, partir pour se retrouver au cœur de la violence qui règne dans ces centres de détention pour mineurs. On a beau répéter qu’ils servent avant tout à la protection et la réinsertion, je ne fais pas partie de ces personnes crédules qui avalent ces mensonges à la louche. Si Samuel met un pied là-bas, il finira par vraiment mal tourner, par vraiment craquer et sombrer dans quelque chose qui ne sera définitivement plus de mon ressort. S’il se fait entraîner par d’autres jeunes, plus dangereux, plus violents, rien ne s’arrangera. Oui, il a tiré sur Donni. Oui, il a fait couler le sang et la vie hors du corps de ce dernier mais, même si je me déteste de penser ça, ça ne mérite pas de le laisser mal finir dans un centre. Je refuse de le voir dépérir sous prétexte qu’il a empêché ce malade de tuer Ariana, et qui avait déjà largement fait souffrir autour de lui. Je me refuse à laisser une telle injustice se produire : Donni méritait la peine la plus lourde, il méritait de croupir en prison pour le restant de sa vie.
Mes yeux se portent sur mon petit frère, attelé à entourer son petit ami d’un bras aussi protecteur que possessif, la bouche contre son oreille, les sourcils froncés. Il ne semble même pas avoir remarqué ma présence.
Damian l’écoute, le visage fermé, les yeux clos.
Et lui, qu’adviendra t-il une fois qu’il sera seul dans ce foyer, sans repère, sans personne pour le soutenir alors que, soyons honnêtes, il est encore très loin de retrouver la surface ? S’il tient, c’est uniquement grâce à sa sœur, grâce à mon frère et dans une moindre mesure, grâce à moi. Oui, madame Kaya m’a laissé entendre que je pourrais sans doute les récupérer dans un mois et demie à deux mois mais... il suffit de quelques jours à un homme pour se laisser complètement submerger et se laisser guider par ses pulsions, qu’elles soient bonnes ou auto-destructrices. Dans le cas de ce gamin, il lui suffira je pense de quelques heures pour totalement repartir en vrille, et commettre l’impensable, peut-être même l’irréparable.
Quant à Ariana...
— Debout, je lance en faisant un pas en avant.
Ma petite amie relève la tête vers moi, ses yeux bruns brillant de larmes qu’elle s’obstine à contenir, mais qui ne trompent personne.
Je lui fais signe de se lever, de me faire face, ce qu’elle fait avec une certaine réticence.
J’imagine qu’elle s’attend à ce que je lui rajoute une couche sur la conversation que nous avons déjà eue il y a deux jours, que je l’agresse, la tienne pour responsable. Ce qu’objectivement elle est, mais là n’est pas la question.
— Quelle heure il est, j’ai pas pris mon portable, je lui demande en la fixant.
— Treize heures à peine.
Hochement de tête, je marche jusqu’à mon petit frère et Damian pour poser sur chacune de leurs épaules, une main rassurante et ferme.
— Les garçons ?
Samuel relève la tête, plante sur moi son regard le plus incisif, le plus déstabilisant.
Un sourire en coin étire mes lèvres, il le note et hausse un sourcil.
— Damian ?
Le concerné remue un peu, avant de relever le visage vers moi, les lèvres pincées et le nez retroussé. Mal en point, comme je m’en doutais, il complète à merveille l’expression glaciale de mon frère.
— Tu vas refaire ta valise Damian, et rapidement.
Un rire l’agite, il me foudroie du regard et montre les crocs.
— Va te faire foutre Raf, je bougerai pas d’ici.
— Et moi je peux te garantir que si. Il nous reste deux heures et demie avant que madame Kaya n’arrive pour t’’emmener, et trois heures avant que la police ne se ramène pour escorter Ariana et Samuel alors... si on veut pouvoir les prendre de vitesse, il va falloir se magner.
De la fureur, l’expression de Damian passe à de l’incompréhension, puis au choc. Ariana m’a rejoint, accompagnée des jumeaux qui l’un comme l’autre, ne semblent pas avoir compris la portée de mes paroles.
— Pardon ?
— Vos valises sont prêtes à vous deux ? je demande en tournant mon visage face à eux.
— Oui, presque, pourquoi ?
Lentement, je me redresse et jette un rapide coup d’œil par la fenêtre de Damian, qui donne sur la rue, avant de saisir la main de Ariana, que je serre doucement au creux de la mienne.
Je suis en train de faire une connerie, une immense connerie, qui pourra soit nous coûter bien plus cher que le prix de base ou qui, si nous agissons bien, pourra tout résoudre.
— On se casse, je murmure. On se casse, je veux que tout le monde soit opérationnel dans vingt minutes au plus, ok ?
C’est un blocage d’incompréhension qui me répond. Samuel a tressailli, les mains crispées sur celle de Damian qui lui-même, vacille entre le choc et la rupture totale.
— Quoi ? T’es pas sérieux ?
— On perd du temps là. Danny et Mikky, valises. Une seule par personnes plus un sac à dos si vous voulez. Damian tu me refais ta valise et tu te grouilles s’te plaît. Ariana, pareil, valise, et papiers. Vous avez tous des passeports ?
— Rafaël t’es en train de vriller là on peut pas...
— Si on peut, et on va. Je m’occupe du côté logistique, occupez-vous de vos affaires. Allez.
Je n’ajoute rien de plus, et quitte la chambre de Damian sans un regard en arrière, pour dévaler les marches d’escalier quatre par quatre.
Mais qu’est-ce que je suis en train de faire bon sang ? Où est passé mon engagement pour la loi et son respect, comment est-ce possible que mon cœur aille tant à l’encontre de mon cerveau ?
Samuel m’a un jour parlé du corps en ‘’auto-pilotage’’, je comprends désormais.
Ariana me talonne, m’attrape le bras et me force à me retourner vers elle, le souffle court.
— Tu plaisantes ?
— Attends pas que j’aie changé d’avis pour faire ta valise. On a pas le temps Ari.
— Mais comm...
— Je peux pas laisser nos frères se faire entraîner dans des lieux qui finiront de les détruire et...
Mes yeux croisent les siens, mon cœur s’emballe.
Je suis tombé amoureux des yeux de Ariana, au moment même où nos regards se sont croisés au bar. J’ai senti que je pourrais défaillir pour ses mains, aller à l’encontre de mes idées pour la garder auprès de moi et... C’est ce qui est en train de se produire. Malgré mon entêtement et ma volonté à me penser immunisé contre les dommages du cœur, me voilà en train d’empoigner l’illégalité à pleines mains.
Je lui en veux de m’obliger à agir ainsi mais, je m’en voudrais encore plus de juste rester ici les bras ballant, et ne pas agir en faveur de ce qui me semble être le mieux pour nous tous.
Samuel, Damian, Ariana et les jumeaux n’ont pas besoin d’être séparés et envoyés dans des institutions qui causeront leur perte. Ils ont besoin de se retrouver, de se soutenir et ensemble de penser les blessures.
Je n’ai pas besoin, je ne peux pas me résoudre, à me retrouver seul, loin d’eux, en les sachant sans doute perdus.
— ... je peux pas me résoudre à être séparé de toi. Je suis peut-être le pire des connards de vous faire courir ce risque, le pire de tous les égoïstes mais, je refuse de vous voir souffrir plus longtemps et si pour ça il nous faut renoncer à la loi, alors... en avant. Et ce sera peut-être la plus grosse connerie de toute ma vie mais je ne veux pas avoir de regrets, je ne veux pas prendre le risque de ne jamais vous voir ressortir de ces centres et prisons qui vont vous...
J’en perds mes mots, à m’emballer. Mes mains sont moites, s’agitent furieusement au rythme de mon cœur qui bat trop vite et qui me hurle de poursuivre.
— Malgré ce que tu peux penser, je ne regrette pas du tout de vous avoir rencontrés toi et les gamins, je ne regrette pas d’être tombé avec vous et aujourd’hui, je n’aurais pas de regrets en quittant cette ville avec vous à mes côtés. Car désormais, il n’y a plus que ça qui peut fonctionner : nous six, ensemble.
Ses bras s’enroulent autour de mon cou, elle m'étreint, le cœur battant contre mon torse.
Je ne regretterai rien. Je ne vivrai pas en suspend, en apnée en attendant la prochaine sentence.
— Va faire ton sac et récupérer les passeports des gamins.
— C’est de la folie.
— Les folies sont les seules choses que l’on ne regrette jamais.
Ses lèvres étreignent les miennes, elle inspire à pleins poumons, et court presque rejoindre sa chambre sous mon regard attendri.
…
Quatorze heures dix lorsque je referme le coffre de ma voiture, la tension à son paroxysme au creux de mon ventre. Je me sens prêt à exploser tant l’angoisse mêlée à l’excitation grondent en moi.
Nous sommes à une heure quarante-cinq de l’aéroport de San Diego. Nous aurions pu opter pour celui de Los Angeles, mais c’est celui auquel pensera immédiatement la police, pour peu qu’ils comprennent que notre fuite n’est pas seulement à échelle nationale.
Samuel me rejoint en courant, son sac à dos sur l’épaule. Toute sa vie entassée dans sa valise, le reste dans son sac à dos. Voilà ce qu’il nous restera de Soledo, une fois dans les nuages. Samuel est habitué à bouger, à changer de pays et de vie au fil de mes différentes missions et, je me doute que tout le positif qu’il retiendra de Soledo, sera lié aux personnes présentes à bord avec nous. Qu’y a t-il d’autre à en tirer de toute façon ?
— On va être bons ? je demande en avisant son sourire immense.
— Oui je crois, les jumeaux sont en train de passer aux toilettes. Raf je...
Il trépigne sur place, d’un pied sur l’autre. Ses joues sont teintées d’un rouge que je devine lié à l’émotion, mais qu’il excuse par le froid, les yeux pétillants.
— Merci, souffle t-il en me serrant contre lui.
Attends, avant de me remercier, je pense. Il nous reste encore de la route avant d’être en sûreté.
Le voyage en avion dure quatorze heures, ça sera long mais lorsque nous arriveront sur ce nouveau territoire, sur ce nouveau sol vierge de tous nos écarts, tout sera réglé. Pour avoir pratiqué le terrain, je ne pense pas que la police nous recherchera outre mesure compte tenu des faits : je me trompe peut-être, sûrement même, mais je l’espère de tout cœur.
Damian apparaît, suivi de sa sœur qui presque détendue, ferme la porte à clef derrière elle.
L’un et l’autre nous rejoignent en trottinant, tandis que les jumeaux sortent de ma propre maison, leurs sacs en main.
— Tout le monde est ok ? On a les papiers, on a les médicaments ? C’est le plus important. Danny et Mikky, les doudous sont bien dans les sacs ?
Hochement de tête collectif, je prends une grande inspiration, et fais signe à ma petite famille recomposée de grimper en voitures. Espérons ne pas tomber sur la police, vraiment : entre notre délit de fuite et le fait que les enfants seront quatre à l’arrière, nous passerions un mauvais quart d’heure.
Je remonte jusqu’à ma porte d’entrée, que je ferme à clef avec un soupir de soulagement. Ne pas penser à la portée des actes, surtout ne pas y penser, rester la vue fixée sur l’urgence et le côté dramatique des choses, ne pas réfléchir.
Ariana grimpe à l’avant, je prends place à ses côtés, tandis que les petits s’entassent à l’arrière. Serrés les uns contre les autres, les jumeaux arrivent à assez se coller pour s’accrocher sur le même siège.
Mais qu’est-ce que je suis en train de faire.... ?
Je secoue la tête en insérant les clefs dans le contact, prends une grande inspiration, capte le regard de Ariana rivé sur moi.
— Il est encore temps de te rétracter, murmure t-elle.
Je me pare de mon expression la plus neutre, étreins sa cuisse, jette un regard aux petits dans le rétroviseur, capte le regard encore embrouillé de Damian.
— Ça craint ce qu’on est en train de faire, vraiment, remarque t-il avec un frisson.
— Tu sais quoi ?
Il me fait signe de poursuivre, tandis que je démarre enfin et m’engage sur la route.
— Vu ce que la vie nous a fait endurer depuis trois mois, je crois qu’on a le droit de lui rendre la monnaie de sa pièce pour une fois.
— Bien dit Raf !
La félicitation de Mikky me réchauffe le cœur. S’il y en a bien deux que notre fuite ne semble pas du tout inquiéter, ce sont bien les jumeaux.
Je réfléchis rapidement, à la meilleure des choses à faire : étant donné le climat de tension généralisée qui règne en ville, il ne vaut mieux pas passer dans le centre, la police s’y trouvera forcément. De plus, ils doivent tout de même faire des rondes sur les axes principaux car même si j’ai réussi à négocier ce délai avec Elena, deux personnes dans ma voiture sont tout de même censés être emprisonnées ce soir.
— Je serais toi, je prendrais par le sud, la route qui coupe par la zone industrielle, me glisse Damian en se penchant en avant.
— Je suis d’accord avec lui : comme la zone est déserte et que la route est franchement dégueulasse, on ne risque pas de croiser qui que ce soit par là-bas.
J'acquiesce, et prends la route en direction du sud, après avoir fais demi-jour au bout de notre rue. Une dernière fois, nous passons devant nos maisons, que les jumeaux saluent d’un léger ‘’au revoir !’’ accompagné de rires.
— Et pour votre père..., je murmure doucement, comment ça va se passer ?
— J’en ai rien à foutre, vraiment.
Sa réaction ne m’étonne pas cependant, j’aurais tout de même aimé savoir, ne serait-ce que pour pouvoir traiter le sujet avec les jumeaux et Damian. On parle tout de même de leur père, et bien qu’il semblait être l’un des pires de son espèce, il reste tout de même quelqu’un d’important dans leur vie.
Mais, nous aurons bien le temps d’en reparler. Je l’espère du moins.
Vingt minutes plus tard, nous soupirons tous de soulagement en atteignant la nationale, sans encombres, sans problèmes.
C’est passé, je n’en reviens pas.
From : San Diego To : Lyon Class : Economy
Name, firstname : Portgas Rafaël Flight : LI-210
Gate : C13 Time : 17h24, 03 january 2020
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