En voyage (partie 2)

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En descendant du train jusqu'à la plateforme bondée, une seule vérité me vient à l'esprit : Paris est faite de bruits et de foules.

Paris est une ruche assourdissante qui m'assaille dès mon premier pas hors du train par ses corps qui se bousculent dans leurs allées et venues, ses sifflets stridents de contrôleurs, ses arrivages de régiments entiers d'officiers nazis tout en noir et de soldats en vert éclatant de rire. Ses voyageurs pressés et les cris de ses jeunes cireurs de chaussures ou de ses vendeurs de journaux attendant leurs clients achèvent de m'étourdir.

Une marée de trench-coats bleus, de pardessus gris, d'uniformes militaires et de valises en cuir m'inonde et me fait m'accrocher à mes bagages tout en priant d'arriver à temps. Je cours presque d'un quai à l'autre en tentant d'ignorer les horloges vertes qui me narguent par leurs tics et leurs tacs incessants. Je me sens comme le lapin blanc d'Alice aux pays des Merveilles qui s'affole dans sa course effrénée contre sa montre à gousset : « Je vais être en retard ! »

Pourtant, la gare Saint-Lazare n'est pas un pays merveilleux. Ici, on ne trouve ni reine ni valets, seulement des employés déboussolés qui peinent à prendre le temps de m'indiquer le chemin. Pas de verdure ou de plantes féériques, le beige et le gris donnent le ton au sein des halls démesurés s'étirant sous mes pas pressés.

Même pas de vapeur ou de joyeux sifflements : les locomotives sont pour la plupart électriques, alors que d'où je viens, on commence à peine à s'y habituer. Mon chat de Cheshire est une jeune femme aux cheveux noirs soigneusement coiffés qui poinçonne mon ticket en souriant et jusqu'ici, eh bien, j'ai réussi à conserver ma tête, alors ça m'arrangerait qu'il en soit ainsi pour le restant du trajet.

Adélie a été généreuse puisque cette fois, je suis en deuxième classe.

C'est soulagée que je me pose sur une banquette de tissu rembourrée et presque pas tachée, avec pour délicieuse perspective de dormir pendant au moins la moitié du voyage. Comme il durera plus de six heures environ, il ne me manquera pas de temps pour admirer le paysage.

Et puis, il ne me reste plus grand-chose d'autre à faire, à part relire peut-être le petit livre de prières tout écorné que m'a confié ma grand-mère avant de partir. Tous mes livres de contes, Lewis Carroll comme les frères Grimm, ont été confisqués il y a belle lurette par les Boches...

Je ne sais même pas pourquoi ils ont fait ça. Les Nazis tuent la culture comme autant d'animaux de ferme qu'ils auraient volés.

Il ne me reste donc plus que les prières... Mais c'est inutile ; je les connais si bien que je pourrais les réciter par cœur.

Je ferme les yeux, déjà bercée par le fracas métallique des roues qui se mettent en marche et du wagon qui s'ébranle en se secouant au rythme du paysage urbain. Mon compartiment est presque vide, il ne comprend qu'une dame âgée au silence récalcitrant, autant dire personne pour le moment.

Je me fais réveiller par une petite voix fluette chuchotée près de mon oreille :

  • Psst, hé ! T'es toujours vivante ?

Je sursaute en réponse, complètement perdue :

  • Que... Quoi ? Comment ça ?

J'ai du mal à reconnaître mon intonation, le sommeil l'a rendue pâteuse et presque aussi faible que celle de l'enfant. Lui en revanche me regarde avec de grands yeux, l'air aussi surpris que moi.

  • Bah, ça fait au moins quatre heures que tu dormais, j'voulais savoir ! Et puis je m'ennuie...
  • ... Où est ta maman ?
  • Au wagon-restaurant ! Elle m'a dit qu'elle reviendrait bientôt.

Une bonne odeur de nourriture chaude et de café se propage en effet jusqu'à notre compartiment, et je m'aperçois que la dame âgée de tout à l'heure est partie. Dîner ou descendue, dans les deux cas, je l'envie...

En ce qui me concerne, les chants grossiers allemands émanant de ladite voiture-restaurant suffisent à me dissuader d'en approcher. Je n'ai certainement pas le courage d'une mère pour partir affronter un régiment de Nazis en train de manger, encore moins pour leur demander de céder un plat. Que la nourriture qu'ils mangent soit volée aux passagers, ils s'en fichent éperdument.

Un regard à la montre à gousset prêtée par Adélie m'informe qu'il est déjà plus de dix-huit heures trente. Dans une heure, je serai à Marseille.

Le petit garçon reprend cependant, toujours pas découragé malgré mon silence :

  • Comment tu t'appelles ?
  • Apolline. Et toi ?
  • A-po-lline, c'est bizarre comme prénom ! Moi c'est Jean. Enchanté !

Il est petit et ne doit avoir qu'autour de cinq ans. Blond aux yeux bruns, il s'agite en parlant et fait la conversation pour tout le compartiment à lui seul. Il est exactement le genre de petit frère que j'aurais adoré avoir...

Au bout d'un long quart d'heure, durant lequel nous avons eu le temps d'aborder depuis les animaux de compagnie jusqu'au meilleur fruit à manger (pour lui les mirabelles, et selon moi les oranges), sa mère revient.

Je me raidis.

Elle est blonde aux reflets roses, a les yeux graves et pâles. Ses joues fardées de poudre camouflent à moitié de petites taches rousses, qui tentent pourtant d'égayer un visage blême depuis sans doute longtemps. Sauf pour la couleur de sa chevelure... elle me fait penser à ma mère.

Je baisse le regard, et elle s'assoit tout naturellement auprès de Jean pour lui ébouriffer les cheveux en lui tendant une assiette à moitié remplie.

  • Voilà pour toi, mon chou ! Désolée, c'est tout ce qu'il restait... s'excuse-t-elle d'une voix douce.
  • C'est pas grave, merci maman !

Nous le couvons du regard tandis qu'il attaque son repas avec appétit, puis mes yeux glissent vers la mère.

Elle a des allures de cygne triste, au long cou blanc et à la tête penchée dans sa robe noire usée. Son rouge à lèvres a un peu bavé et je m'aperçois qu'elle adresse quelques œillades nerveuses envers un Boche en uniforme qui lui tourne autour. Depuis qu'il l'a vue, il n'arrête pas de sourire.

Et c'est à ce moment que je comprends.

Je détourne les yeux du trio pour contempler le paysage, une monotone succession de vert et de bleu qui ne parvient pas à m'arracher à mes pensées.

Je ne desserre pas les lèvres jusqu'à l'entrée en gare, à Marseille.

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