Les marchés

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  • Apolline, réveille-toi.

Une main douce me secoue et j’ouvre les paupières lentement, aveuglée par le soleil inondant la chambre. Quelqu’un a dû ouvrir les volets… Je cherche le responsable des yeux et, devant moi, le regard alerte de Louise achève de me pousser à me lever.

Seigneur… Quelle heure peut-il bien être ?

  • Il est six heures, pucette, on part à sept, signale-t-elle gentiment. Je sais qu’il est tôt, mais tu vas avoir besoin de temps pour manger et t’habiller.
  • Ce n’est pas grave, j’aurais dû m’éveiller plus tôt...

A la ferme, le réveil se fait avant le lever du soleil, qu’il pleuve ou qu’il vente. Je sens une pointe de culpabilité montrer le bout de son nez ; en réponse, je sors du lit pour le faire le plus soigneusement possible, devant le regard amusé de mon hôtesse.

  • Ca doit être le voyage qui t’a fatiguée, je ne t’en veux pas ! Prends ton temps !

Sur ce, elle s’éloigne et ferme la porte derrière elle, geste qui m’arrache un sourire. Adélie oublie toujours cette politesse…

Mais trêve de pensées, j’ai à faire. Dénouer mes tresses, coiffer mes boucles, me débarbouiller, m’habiller ; un quart d’heure plus tard, je me précipite dans la petite cuisine, enfin prête. L’odeur du café fraîchement préparé fait gronder mon ventre, et je me sens rougir.

  • Tu dois avoir faim ! Tiens, je t’ai gardé un peu de pain. Il y a de la confiture, une de mes sœurs m’en a envoyée de son verger...

J’examine l’assiette devant moi : deux tranches de pain brun-doré et un pot de confiture de fraises maison. Ce n’est pas vraiment différent de ce que j’ai à la maison, même si le pain un peu rassis révèle qu’il date de la veille, ce qui ne me pose pas de problèmes.

Tandis que je mange mes tartines avec appétit, Louise, elle, s’affaire : elle essuie son assiette, cherche puis sort d’un tiroir un petit carnet remplis de tickets de rationnement.

  • Bè, tu as le tien, n’est-ce pas ?
  • Bien sûr ! Je vais le chercher.

Je m’élance dans le couloir, entrant enfin dans ma chambre afin de fouiller dans ma malle. Je finis par remettre la main dessus, après avoir écarté bas et papiers d’identité. Sa couverture verte perd déjà de ses couleurs et quelques pages sont écornées.

  • Voyons ça… Catégorie J2, lit la confiseuse à haute voix, une fois que je le lui ai tendu. 250 grammes de pain quotidien… Ah, là là. Quel drôle de temps pour grandir, soupire-t-elle. On commencera par aller à la boulangerie, sinon il y aura beaucoup trop de monde. Et puis il faudra aller chez le maraîcher, et enfin la boucherie.

Je hoche doucement la tête.

  • Selon toi, ça prendra du temps ?

Louise fait la grimace.

  • Eh bien, à cette heure-ci… Une heure si nous sommes chanceuses, deux si nous le sommes moins.

***

Je croyais qu’elle exagérait, mais alors là ! Pas du tout !

Une file rendue bigarrée par les différentes tenues des Marseillaises semble s’étirer presque indéfiniment devant mes yeux ébahis. A mes côtés, Louise, elle, semble presque s’amuser.

  • Nous sommes presque un demi-million ici, pucette, tu penses bien qu’il y a foule ! Encore heureux que tout ça soit organisé par arrondissement, sinon… C’est plutôt tranquille comme quartier ici. Combien de temps ça te prenait, dans ton village ?
  • Une demie-heure peut-être… Après, c’est vrai que nous n’étions que trois cents chez moi, marmonné-je.
  • La vie de campagne… rêve-t-elle tout haut. Elle n’a pas grand-chose à voir avec la nôtre !

Force est de m’avouer qu’elle a raison. Les femmes en tout âge passent les unes après les autres, trop lentement à mon goût, et je me mets à les observer : des ménagères aux traits tirés, des grandes sœurs au teint ensoleillé, des dames âgées qui peinent à avancer et sont souvent aidées par une des membres de leurs familles. Les toilettes sont plus soignées que dans mon patelin natal, les cols amidonnés, mais les semelles, elles, sont en bois, comme les miennes. Le son qu’elles produisent lorsqu’elles heurtent le pavé des rues est exaspérant.

  • Courage, me glisse Louise à l’oreille. Notre tour finira bien par arriver !

Je lui offre un pâle sourire en remerciement et porte mon attention sur la boulangère qui m’est maintenant visible, un petit bout de femme aux joues encore rondes malgré les temps de guerre. Peu importe la cliente, les gestes sont tous les mêmes : elle arrache un ticket du carnet, soupèse pain tranché ou farines, emballe le tout dans un sachet et stocke les tickets quelque part derrière le comptoir. Je ne peux m’empêcher de penser qu’elle ressemble à un automate.

Enfin, nous passons. La boulangère s’étonne en voyant la provenance de mon carnet :

  • Bè, nine, tu viens du Calvados ? Que viens-tu faire ici ?
  • Je suis sa marraine, intervient mon hôtesse en posant une main sur mon épaule. La saison des récoltes n’est pas encore arrivée, alors sa grand-mère l'a laissé séjourner ici. Un peu de compagnie ne me fait pas de mal !

Elle acquiesce, nous sert, arrache nos tickets et les place dans une sorte de boîte de fer-blanc. Une fois éloignées, je me tourne vers Louise :

  • Je croyais les gens des villes moins curieux… Pourquoi elle m’a demandé ça ?
  • Je ne sais pas, répond-t-elle d’un air préoccupé. Peut-être que les Frisés lui ont demandé de garder les nouvelles têtes à l’œil.
  • Quoi ? Mais j’ai quinze ans !

Elle hausse les épaules.

  • Enfin, ne pensons pas à ça… Nous avons encore deux marchés à faire, pucette.
  • Oh non…

***

Lorsqu’enfin nous rentrons à l’appartement, je dois me retenir de m’écrouler sur le canapé. Ce que le soleil tape fort dehors… Je ruisselle de sueur comme si j’avais passé la journée aux champs ! Mais au lieu de me débarbouiller, je file à la cuisine déposer ma charge de sacs. Louise me couvre d’un regard compatissant en me voyant débarquer.

  • Tu es toute rouge, Apollinette… Veux-tu aller prendre un bain ? Je me débrouillerai pour ranger, m’offre-t-elle.
  • C’est que je suis pas habituée à cette chaleur… soufflé-je.
  • Y fait pas le même temps au nord, c’est pour sûr ! Laisse tes sacs ici, tu m’aideras plutôt pour le déjeuner une fois rafraîchie. On commencera à onze heures, d’accord ?

Face à une proposition aussi alléchante, je me sens incapable de refuser et me dirige vers la salle de bain. Voyons, il est presque dix heures… Il me reste une heure, bien plus que nécessaire. Je fais couler une eau fraîche et soupire de soulagement en retirant mes vêtements salis par la poussière et la transpiration. A la ferme, je ne bénéficie de ce genre de temps libre qu’en soirée…

Et lorsqu’enfin je me glisse dans l’onde savonneuse, je ne peux m’empêcher de sourire.

Cet après-midi, je vais aller à la mer pour la première fois ! Encore heureux que je sache nager...

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