Du 05,12,20, au 06,12,20 : LES EXILÉS DU NET
À partir d'un fait réel...
On en était quand même à plus d'un mois de panne ! Mais, était-ce bien une panne ? J'avais fini par en douter.
Un matin que je descendais faire l'approvisionnement, j'ai trouvé le paysage flou. J'ai essuyé mes lunettes avant d'entrer dans la supérette. Ce n'était pas mieux.
Après avoir opté pour l'explication la plus logique, je notai de prendre rendez-vous chez l'ophtalmologiste. Jusqu'à ce que je croise quelques voisins qui prévoyaient, eux aussi, un rendez-vous chez le spécialiste.
Le temps ayant passé, ( Il faut minimum trois mois pour avoir un rendez-vous ), le paysage s'était quasi effacé. On ne voyait plus rien de loin, même si on arrivait toujours à aller faire les courses au magasin et autres banalités.
C'était comme si un brouillard dense s'était durablement installé. Et ça a empiré, au point qu'on n'y voyait plus à trois pas. Les sons aussi étaient étouffés. Il a bien fallu se rendre à l'évidence, il se passait quelque chose. Après les communications, le reste du monde était en train de disparaître.
Aujourd'hui, j'ai pris la voiture pour aller à ce fameux rendez-vous chez l'ophtalmologiste, et, passées les limites de la commune de Bugarach, je n'ai pas reconnu la route. Enfin, je devrais plutôt dire qu'il n'y avait plus de route à proprement parler.
C'était comme si le paysage se dessinait à mesure que j'avançais, semblant jaillir d'un improbable néant. Je me suis arrêtée et je suis descendue de mon véhicule. J'ai avancé à pied, et c'était la même sensation.
J'ai ramassé une pierre et je l'ai jeté devant, dans ce brouillard cotonneux, mais elle n'est pas retombée sur l'asphalte, ou je ne l'ai pas entendue. Les sons, vent, chants d'oiseaux, bruits de la vie ne venaient que de derrière moi. Devant régnait un silence opaque en plus de ce flou palpable.
Je suis arrivée à Limoux tenaillée par l'angoisse. Je sentais qu'il se passait quelque chose. Tout avait l'air d'un décor de cinéma, même les passants, les employés des magasins, la secrétaire du cabinet d'ophtalmologie et le spécialiste ne semblaient pas vraiment vivants, avec leurs voix mécaniques, leurs phrases préfabriquées étouffées par leur masque. Je me sentis soudain glacé.
Le médecin vérifia ma vue et conclut que tout allait pour le mieux. Il m'affirma aussi qu'il était absolument inutile que je revienne avant... une éternité, je cite, et me raccompagna rapidement à la porte de la salle d'examen avec son regard vide et froid.
La secrétaire me dirigea sans un mot vers la sortie qu'elle ouvrit elle-même, et me lâcha, ou devrais-je dire me propulsa dans le brouillard sans un mot.
J'étais stupéfaite, désorientée aussi, cherchant ma voiture dans cette blancheur écœurante. J'avançais, les mains tendues en aveugle, tâtant le sol du bout du soulier devant moi.
Et cette douleur, qui me fracassait la tête...
Un visage, sorti de nulle part, sombre et anguleux au regard errant, un visage semi-caché par un masque blanc, attira mon attention. Sa voix me murmura que tout le village était tombés dans un trou noir du Net. Parfaitement ! Tout le village ! Et que jamais nous ne retrouverions la Toile. Tout ça à cause de cette panne qui ne serait jamais réparée, parce que Ceux Qui Décident De Tout, le voulaient ainsi !
Ce village peuplé de gens bizarres et d'ovnis en villégiature avaient été déconnecté par les Grandes Instances, et banni, tout entier de la planète. Rien que ça !
Je pleurais à l'idée de ne pas revoir ma famille, mes amis, ceux qui vivaient ailleurs pendant que la voix, sans pitié, martelait que les zones blanches devaient disparaître, pour le bien de l'Humanité et que le programme de leur éradication allait continuer jusqu'à élimination totale.
J'ai sursauté brusquement. C'était passé dix neuf heures, je le voyais sur l'ordinateur, en bas à droite. J'avais un mal de tête carabiné, les touches du clavier décalquées sur le visage, et ma bouteille de rhum était aux trois-quarts vide.
Mon regard fut attiré par l'icône témoin de la connexion Ethernet qui claironnait :
— Dépêche-toi, feignasse ! Ça y est, je suis réparée !
Un peu hagarde, la bouche pâteuse, j'allai rejoindre dehors les voisins qui plaisantaient bruyamment, affirmant que nous avions eu la coupure la plus longue de tout le pays et qui trinquaient à la bière, pour arroser la reconnexion du village au reste du monde.
Il me faudrait au moins ça pour me remettre de cette abracadabrante histoire cauchemardesque !
Mais... Ils avaient tous le regard vague, quand même. Ou c'étaient les vapeurs de rhum qui me tracassaient ?
Je verrai ça demain...
Écrit à Bugarach, du 05,12,20, au 06,12,20.
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