Lettre (presque) ouverte

4 minutes de lecture

RUIZ-LOPEZ Andrea

Calle Austria 13

43380 Salou

TARRAGONA

SPAIN

GONZALEZ Kim

47, avenue du Président Kennedy

75016 Paris


A Salou, le 21 juin 2015,



J’ai souvent entendu que lorsqu’on se sent mal, écrire fait du bien. Mettre ce que l’on ressent sur papier est une méthode susceptible de nous remonter le moral. Alors ça y est, je m’y mets. C’est à mon tour. Mieux vaut tard que jamais, dit-on, même si je ne crains que ça ne soit trop tard dans mon cas. Parfait, par où devrais-je commencer ?

J’ai passé toute mon enfance dans la station balnéaire de Salou, une commune de vingt-cinq mille habitants au sud-ouest de Barcelone, entre un père qui tentait désespérément de sortir du chômage et une mère obsédée par le travail. Nous n’avions pas de temps à passer en famille, nous n’en étions d’ailleurs pas vraiment une. S’ils n’avaient pas été mes parents, j’aurais eu du mal à croire que cet homme et cette femme, qui m'étaient inconnus, soient fiancés. Oui, seulement fiancés, car « trop de boulot pour préparer un mariage » selon l’une, « pas les moyens financiers » selon l’autre. Tu l’auras compris, dans ma famille, tout tournait autour de l’emploi. Les seuls moments que je pouvais espérer passer en présence de mes géniteurs étaient les dimanches, enfin ceux où mon père ne cherchait pas de job, et ceux où le téléphone de ma mère ne sonnait pas. Nous allions nous balader près de la mer sur l’interminable Avenida Jaume I. Nous marchions, l’air de rien, à l’air marin. Je dévorais des yeux chaque vitrine des magasins. Mon père et moi comptions les palmiers, mais au bout du compte, on ne tombait jamais sur le même nombre, tandis que ma mère saisissait la moindre occasion pour actualiser sa boîte mail. Puis nous finissions la promenade en nous relaxant autour de tapas savoureux avec une vue splendide sur les flots. Et ma solitude pesante repartait pour six jours.

Ainsi, je venais d'obtenir mon bachillerato en ciencias sociales, comme on dit ici, et j’avais l’intime et naïve conviction que le but ultime de la vie était de créer le plus d’argent possible. Sous l’emprise de la boulomanie - héritée directement de mes deux parents -, j’avais donc pour objectif de me lancer dans des études de commerce à la fin de l’été. Mais évidemment, il a fallu que quelqu’un vienne contrarier mes projets. Qu’importe, puisqu’enfin, au bout de dix-huit ans d’existence, une personne volait à mon secours. Et cette personne, c’était toi.

C’était la première fois que j’allais à Port Aventura, bien que ce parc soit dans ma ville depuis ma naissance. Et je ne l’oublierai certainement jamais. J’étais en solo, car comme d’habitude mes parents n’avaient pas le temps, et je n’avais pas non plus eu l’occasion de me faire des amis au lycée. Notre rencontre a eu lieu dans ces horribles files d’attente que tous les touristes abhorrent.. Il a suffi que tu ramasses mon téléphone pour que tu me changes la vie. Nous avons fait l’attraction ensemble, puis une seconde, et puis d’autres encore. Nous entamions d’interminables discussions pendant les temps de queue. Notre rencard improvisé est parti de Port Aventura, s’est prolongé au restaurant, et s’est achevé à l’hôtel. Et depuis ce jour, ça aura été la grande vadrouille, pas exactement une comédie comme dans le film original, mais plutôt une comédie dramatique entre nous deux. Car, parmi toutes les choses que je ne connaissais pas et que tu m’as apprises sur la vie, il y avait l’amour et la confiance. Car oui, j’ai fini par t’aimer. Nous aurons vécu heureux pendant pas mal de temps. Tu m’auras fait découvrir le vrai visage de Salou, une commune réputée pour son ambiance festive et son infinité de restaurants. Tu m’auras appris à ne pas avoir peur du regard des autres et à agir de mon propre chef, mais aussi à me libérer de cette passion du travail qui était imprégnée en moi depuis le berceau. Tu m’as fait découvrir tellement de choses que si je devais tout énumérer, je crois que cela me prendrait tout simplement trop de temps. Il me reste aussi quelques mauvais souvenirs, pas mal de mauvais souvenirs à vrai dire… mais je préfère les oublier. Et garder le meilleur de toi. Tu as fait tellement pour moi. Malheureusement, tu n’es plus là, et je ne me sens pas d’y arriver en solo, comme au « bon vieux temps », si je puis dire.

Même si je sais pertinemment que tu ne la recevras pas, j’envoie cette lettre à notre ancien studio, que je conserve en ta mémoire. Pour ma part, j’ai regagné la demeure de mes parents, trois ans après mon départ. Etant donné que tu es la seule personne dans ma vie, je n’ai jamais eu besoin d’écrire de lettres à quiconque, donc je ne sais pas s'il est censé d'exposer ses sentiments de cette manière. Peu importe, ce n’est pas comme si ton cadavre allait pouvoir la lire.

Enfin, tu me tuerais pour ça, mais j’ai décidé de reprendre les études de commerce. Sans toi mon addiction reprend le dessus. D'ailleurs, je suis justement en train d'attendre à l'administration lorsque je t’écris cette lettre. Je ne te l’ai jamais dit, mais depuis le jour de notre rencontre, les longues minutes de queue ne me dérangent plus, car chaque seconde me fait penser à toi.

Ainsi, je continuerai ma vie sans toi. Ou plutôt je recommencerai ma vie d’avant, à une seule différence près. Tous les dimanches, j’irai me balader près de mon parc d’attractions favori, traîner du côté des files d’attente. Qui sait ? Un miracle est si vite arrivé… Tu ne crois pas ?

Que Dieu soit avec toi. Andrea.

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