Le fantôme de Carlos Gardel 2/2
Il devait être une heure moins le quart quand Carlos Gardel s’est remis à chanter. Ou du moins lorsqu'il m’a réveillée. Je n’ai pas osé bouger tout de suite, j’ai eu peur que le moindre geste n’arrête tout, comme la nuit précédente. J’ai d’abord tendu l’oreille, les yeux fixés au plafond, tous mes sens en éveil. Après quelques minutes, je ne pouvais plus tenir et je me suis discrètement glissée hors des draps, jusqu’à la porte du placard de l’entrée. La musique venait bien de là, et comme la veille, je pouvais distinctement entendre les rires étouffés et les pas feutrés. Cette fois, je n’ai pas tenté de forcer l’ouverture, mais je me suis souvenue avoir vu une clé dans le tiroir de la table de nuit, du côté de Papa. Une clé qu’avait dû tester Maman, mais je ne sais pourquoi, j’ai eu envie de croire que j’aurais plus de chance. J’ai donc récupéré la clé et je l’ai enfoncée sans bruit dans la serrure du placard : à ma grande joie, sur un léger «clic», la porte s’est déverrouillée ! J’ai mis un pied dans la cavité sombre sans même penser à m’habiller, et je me suis retrouvée dans un long couloir jusqu’alors inconnu. Tout l’hôtel était plongé dans le silence et l’obscurité, et bien que n’ayant jamais eu peur du noir, j’avançais à tâtons, mon objet magique bien calé dans ma paume, mais pas vraiment rassurée tout de même, je dois l’admettre.
Le chant de Carlos Gardel est revenu, d’abord discret, lointain, puis plus présent au fil de ma progression. Je suis enfin arrivée devant un mur que j’aurais, de jour, pris pour une nouvelle fresque peinte, mais, en tendant les doigts, j’ai eu la surprise de constater que je me trouvais en réalité face à un magnifique rideau de velours rouge que je pouvais toucher ! La musique jouait ici sans intermittence, et les rires et chuchotements semblaient plus proches que jamais. Mes mains tremblaient quand j’ai entrouvert le rideau, et je suis restée bouche bée devant le spectacle. Face à moi s’ouvrait une immense salle de bal, éclairée de mille feux, et des dizaines de couples en costume Belle Époque dansaient au son de la voix de rossignol de Carlos Gardel. Des femmes aux boucles d’or, éventail ou ombrelle à la main, entouraient le piano qui semblait jouer seul tandis que des hommes moustachus et à chapeau rond attendaient sagement leur tour pour emmener les belles virevolter sur le parquet ciré.
Je restais là, perdue, en chemise de nuit devant le rideau rouge, à essayer de comprendre dans quel univers j’avais été projetée, lorsque je l’ai vue. La belle dame au miroir. Celle du mur de la chambre 206. Elle était assise à l’écart, à quelques mètres de moi, regardant la scène, mais semblant prier pour que la musique s’arrête avant qu’on ne l’invite à danser. Je l’ai fixée longuement : ces grands yeux tristes, cet air absent, c’était bien elle, aucun doute ! J’ai alors étudié les autres personnages avec plus d’attention, et je les ai, à leur tour, presque tous reconnus : le vieux monsieur au chapeau haut de forme et à la canne de la salle du petit déjeuner, le joli couple en rouge et noir qui préside dans le bureau de la réception, les demoiselles aux voiles de l’escalier principal, mais aussi les belles dames aux boucles rousses qui aident la jeune fille mélancolique à se préparer, au-dessus du lit de notre chambre. Tous ces personnages, peints par Magnani sur les murs de l’hôtel, étaient là, bien vivants, à danser, rire, s’amuser, au rythme du tango de Carlos Gardel.
Je me suis assise dans un coin de l’immense salle de bal et j’ai laissé les minutes tourner, fascinée par le spectacle. Personne n’a semblé me remarquer. La jeune fille triste n’a pas pu échapper à son sort très longtemps : un moustachu l’a invitée, et malgré son dégoût apparent, elle a souri et l’a accompagné sur la piste. Comme son désarroi m’a peinée ! Je l’ai regardé danser sans passion et sans âme, soumise aux règles de son époque, docile et résignée. Je me suis dit alors que personne ne me forcerait jamais à danser avec quiconque si je n’en ai pas envie ni à porter une robe ou des attributs que je n’aurais pas choisis moi-même.
Le temps s’est écoulé et j’ai dû m’endormir un moment, car tout à coup, quelque chose m’a sauté au nez : les personnages avaient changé ! Ou plutôt ils avaient vieilli, là, sous mes yeux, en dansant! Le monsieur au chapeau haut de forme avait perdu de sa superbe et se tenait voûté sur sa canne — dont le rôle était désormais plus pratique qu’ornemental. Les danseurs de tango continuaient d’enchaîner les pas sur le parquet ciré, mais leurs corps épaissis montraient moins de souplesse, et leurs traits fatigués trahissaient une lassitude que même la voix du Rossignol ne parvenait pas à effacer. Les jeunes filles aux voilages avaient cessé de tourbillonner pour laisser place à des femmes matures, assises près du piano, enroulées dans leurs tissus transparents, tristes et éteintes. Seule ma jolie dame au miroir semblait à présent soulagée : elle se tenait de nouveau à l’écart et regardait la piste d’un œil moins mélancolique, comme libérée de l’angoisse de la danse, du contact forcé avec un homme qui ne lui plaisait pas, et qui ne l’inviterait plus, car elle non plus, désormais, ne l’intéressait plus...
J’ai laissé tourner les heures, et à l’approche de l’aube, quand la nuit a commencé à blanchir, tous les protagonistes du bal étaient devenus fantômes, petits vieux fragiles et cassés, grand-mères boiteuses et ridées. Ils avaient virevolté toute la nuit, certains étaient tombés d’épuisement, d’autres dormaient à même le sol, mais aucun n’avait fui. Sonnée, dans un état second, j’ai dû me résoudre à regagner la chambre avant que Papa et Maman ne se réveillent, ils se seraient trop inquiétés.
J’ai donc discrètement soulevé le rideau rouge, et je suis repassée du côté de mon monde, mais j’ai dû m’égarer. Je me suis, je ne sais par quel hasard, retrouvée dans le hall de réception, et là j’ai pu noter le grand vide sur les murs, les êtres de Magnani s’étant évaporés! J’ai repris le chemin de la chambre 206, et partout sur mon passage, la même absence, les mêmes décors désertés par leurs protagonistes. Une fois dans la chambre, j’ai verrouillé la porte du placard, puis j’ai replacé la clé dans le tiroir, comme si de rien n’était. Je me suis ensuite glissée dans mon lit à côté de mon frère, consciente d’avoir connu l’une des nuits les plus étranges de toute ma vie. Avant de fermer les yeux, j’ai rangé mon kaléidoscope définitivement sage sous mon oreiller, puis j’ai regardé le mur vide, et je me suis demandé ce qui allait à présent arriver à la jolie dame au miroir, ainsi qu’à ses amies aux cheveux bouclés. Puis le sommeil m’a emportée.
Maman m’a réveillée à dix heures ! Elle était surprise, moi qui suis toujours la première levée !
— Tu es fatiguée, Gisèle, tu dors mal ici ? s’est-elle inquiétée.
Je n’ai rien dit. Peut-être ai-je rêvé... C’est étrange, cette sensation « d’ailleurs » que j’ai ce matin, comme si quelque chose en moi s’était révélé. Je me souviens de tout, bien sûr : le tango de Carlos Gardel, le couloir obscur derrière la porte du placard, le rideau rouge, la salle de bal, les êtres de Magnani animés, leur jeunesse, leur joie de vivre, puis leur nuit de danse et d’épuisement, leur lassitude, leur décrépitude. Je me rappelle leur absence sur les murs à mon retour dans la chambre, mais à présent tout semble en ordre : chacun a repris sa place, comme si rien ne s’était passé.
Ni Maman ni Papa n’ont entendu la musique. Quant à Alphonse, je ne le lui demande même pas, il serait capable de dire oui pour faire l’intéressant ! Tout est redevenu normal, et il se pourrait que j’aie rêvé. Les personnages ont retrouvé leur jeunesse, leur beauté, leurs atours. Mais... il y a ce détail quand même, qui continue de me faire douter : les bijoux. Hier, j’en suis sûre, la dame au miroir et ses amies aux cheveux roux portaient des bijoux peints, or ce matin, ce sont de vrais objets. Les boucles d’oreilles, les pendentifs, les ornements sur leurs chaussures, aujourd’hui je peux les toucher ! Je n’arrive pas à l’expliquer. Comme si ma présence les avait perturbées, comme si, en regagnant le mur, elles n’avaient pas pris le temps de restituer les accessoires.
Une question me taraude désormais : est-ce que le bal joue toutes les nuits ? Est-ce que chaque soir, quand l’hôtel est endormi, les êtres peints s’éveillent, s’animent, vivent leur vie entière jusqu’au petit matin, puis meurent, redeviennent fresques tout le jour et attendent le retour de la lune pour à nouveau s’incarner ? Serait-il possible que, par ses captures, Magnani ait emprisonné ces êtres dans un sortilège continuel qui les condamnerait chaque nuit à quitter leur support pour rejoindre ce bal des fantômes où ils iraient danser, danser jusqu’à épuisement, puis vieillir, se flétrir, se faner ? Alors exténués, décrépis, ils n’auraient plus, à l’aube, qu’à regagner leur place sur les murs et à se figer immédiatement dans une jeunesse éternelle, en attendant le prochain bal, la prochaine longue nuit de vie et de déchéance, indéfiniment...
Ce soir, j’irai vérifier.
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