Chapitre 19
Dès huit heures ce matin, les policiers, en nombre, ont envahi l'appartement pour effectuer une perquisition.
Depuis mon retour ici, je n'ai pas trouvé le courage de m'attaquer à un rangement fastidieux et pénible, seuls quelques tas ont été déplacés, ça et là, car ils gênaient le passage ou l'ouverture d'un meuble. Cette information les rassure, ils craignaient que je me sois débarrassée d'objets ou documents déterminants. A la suite du cambriolage, ils ont pris des photos et peuvent constater aujourd'hui que l'état du logement n'a pas beaucoup changé. De toute façon, je ne me sens pas chez moi, je vais devoir rapidement prendre des mesures à ce sujet.
Dans un angle du séjour, un homme déplace des bibelots sans y prêter attention, ses yeux balaient le salon et reviennent très régulièrement sur moi. Gênée par son regard insistant, j'en déduis qu'il a un rôle d'observation et me recroqueville sur le canapé.
Toute cette agitation me semble désordonnée. Dans les différentes pièces, des portes claquent, des tiroirs frappent leurs supports, des bruissements de papier et des grognements se font entendre. Que vont-ils trouver ? D'ailleurs, ont-ils une idée de ce qu'ils cherchent ?
Soudain :
— Eh, les gars, venez voir !
Presque inaudible, un long échange suit, au cours duquel ils s'étonnent d'un grand tiroir vide qui gît sur le sol, dans le fond du cagibi. Monté sur un escabeau, un inspecteur constate qu'il manque sur l'étagère la plus haute où sa trace, sans poussière, indique un emplacement récemment dérangé. Le bouton-poignée dont il devait être équipé pourrait bien être la sphère montrée par le commissaire Bergal. Un juron souligne la découverte d'un morceau de carton rose déchiré, bloqué entre les planches disjointes.
— Vous avez touché au contenu de ce tiroir ?
Mon air ahuri et inquiet constitue une réponse à lui seul. Je secoue la tête.
Le commissaire, fidèle à lui-même, poursuit sur son ton abrupt :
— Que rangez-vous dans ce tiroir ?
Quelques secondes me sont nécessaires pour encaisser la dureté de sa voix.
— Je n'y range rien.
— Ce tiroir a été utilisé, vous ne pouvez pas me dire le contraire.
— Pas par moi.
— Tout de même, vous savez bien ce que votre compagnon y rangeait.
— Non.
— Comment non, vous vivez ici !
— Comment vous dire ? Je ne sais pas. Je n'ai pas le souvenir de m'en être servi.
— Qu'est-ce qui vous fait dire ça ? Vous avez une idée précise ?
J'hésite un instant.
— J'ai l'impression que je n'y ai pas touché. Je ne sais pas comment vous l'expliquer.
— Vous voulez dire que votre mémoire revient ? Vous vous souvenez de certains éléments ?
— Ce sont plus des impressions que des souvenirs.
— De quoi s'agit-il ?
— Je ne sais comment l'exprimer, je n'ai rien de net.
— Faites un effort, c'est important !
Je ne peux m'empêcher de cligner des yeux.
L'inspecteur intervient.
— Commissaire, un peu de patience. Madame nous dira ce dont elle se souvient dès que ce sera plus clair pour elle.
— Nous emportons le tiroir comme pièce à conviction, nous procèderons à un relevé d'empreintes.
— Il serait logique d'y trouver celles de Madame, commente l'inspecteur Marty, après tout, il ne serait pas anormal qu'elle l'ait manipulé à un moment ou à un autre, comme tout ce qui se trouve dans l'appartement.
Avec un geste d'humeur, le commissaire se détourne alors.
— Vous serez convoquée prochainement.
Le groupe des policiers reparti, l'enquêteur s'attarde. Il s'adresse à moi d'une voix basse et calme :
— Si vous n'êtes pas trop fatiguée, serait-il possible de discuter un instant ?
Je regagne mon divan.
— Je vous écoute, dis-je d'un ton désabusé.
— Ne vous méprenez pas. Je pense que vous l'avez compris, le commissaire vous soupçonne de ne pas dire tout ce que vous savez, mais ce n'est pas mon cas. Outre la sphère qu'il vous a montrée, nous avons trouvé une clé dans les affaires de Monsieur Grenas, celle-ci ouvre les locaux de l'imprimerie où il travaillait. Or, il n'était pas censé l'avoir.
— Mon Dieu ! Que vais-je encore apprendre ?
— Pouvez-vous m'en dire plus sur ces impressions dont vous parliez ?
— C'est très flou. Ce sont des sensations très désagréables que je peine à préciser.
— Le samedi après-midi où l'on vous a trouvée, l'immatriculation de votre véhicule nous a dirigés vers Monsieur Grenas et nous l'avons contacté. Il vous a décrite comme une comédienne, quelqu'un qui amplifie tout, en rajoute et même simule.
Après un temps :
— Je n'y crois pas.
Je reste bouche bée devant ces révélations.
Son regard me sonde.
Bien sûr, il cherche à conforter ses idées à mon sujet.
— Que voulez-vous que je vous dise ? réponds-je d'un ton presque agressif.
Sans se détourner, il enchaîne :
— Dites-moi, voyez-vous toujours le docteur Chopin ?
— Oui, bien sûr. D'ailleurs, j'ai rendez-vous avec lui cet après-midi.
— Alors, je vais vous laisser vous préparer.
Nous passons dans le couloir, mes yeux s'égarent dans la pénombre. Mes pas se bloquent aussitôt. Tout à coup, un étau enserre mes tempes, mes sourcils se froncent, un gémissement m'échappe. L'inspecteur s'enquiert de mon malaise.
— Que vous arrive-t-il ?
Mes poings se serrent. Je baisse la tête.
À mes côtés, le policier reste silencieux.
— Cette trace dans le mur…
— Oui ?
— C'est lui qui l'a faite.
— Votre compagnon ?
— Oui. Il s'est mis dans une rage folle. Il m'a crié des tas de reproches sur mes vêtements, sur mon travail, sur ma façon d'être. J'ai entendu ça pendant des années. Ce jour-là, c'était la fois de trop.
— Il vous a frappée ?
— Dès que j'ai pu, je suis partie. J'avais tellement peur, dis-je en secouant la tête.
Il fait froid dans le couloir. Je n'ai pas bougé.
— Il faut… Il faut que je me prépare pour mon rendez-vous avec le docteur. Excusez-moi.
— Vous n'avez pas à vous excuser. Je vous laisse.
Au prix d'un immense effort, je parviens enfin à bouger. Je le raccompagne à la porte.
*
— Mes collègues m'ont réservé un accueil vraiment sympathique. Cela m'encourage énormément.
— Très bien. Avez-vous retrouvé d'autres souvenirs ?
— Je peine à cerner les impressions qui surgissent mais elles semblent peu à peu se préciser.
— C'est une belle avancée.
— Par contre, je pense avoir reconstitué ce qui s'est passé le jour de mon accident.
— Je vous écoute.
— Tout cela est empreint d'une telle violence.
— Je comprends, dit-il de sa voix calme qui me réconforte et me soutient.
Pendant quelques secondes, je baisse la tête. Les yeux fermés, je me plonge dans ce cauchemar réel.
— Une fois de plus, il s'est mis en colère. Dans une colère noire.
Le docteur Chopin ne bronche pas. Dans une attitude respectueuse et attentive, il attend que je livre mon récit.
— Il était fâché parce que je n'avais pas encore lavé ses chemises. Il m'a dit que j'étais négligente, que je ne faisais pas attention à lui, que je n'étais qu'une égoïste.
À bout de souffle, je marque un temps.
Le médecin prend sa respiration pour parler mais je lui coupe la parole. Il faut que je me hâte de tout dire pour me débarrasser, sinon je ne pourrai pas. Trouverai-je les mots ? C'est lourd, ça me fait mal.
— Il m'a reproché de faire les tâches du quotidien à contrecœur alors que je devrais les faire par amour. Mais…
Je voudrais me redresser mais je n'y parviens pas.
Si je le regarde, je ne pourrai pas.
— Et puis, il était mécontent que je ne me sois pas maquillée le matin. Il pense que, quand je le fais, c'est pour les gens du travail et pas pour lui.
Je triture mes doigts et pince le tissu de mon pantalon.
— Il aurait voulu que je porte une jupe moulante et des talons.
Un rire me secoue.
— Pour faire le ménage, c'est pratique !
Une sorte de grognement m'échappe.
— J'avais mis un jogging le matin. Un samedi, je m'étais mise en détente.
Encore quelques secondes.
— Tout a déferlé. Comme un orage, comme un torrent de boue chargé de pierres.
Ma respiration devient si difficile.
— Il m'a bloquée contre le mur. Oh, sans me toucher !
Un imperceptible mouvement me provient du fauteuil du praticien.
— Je ne l'écoute pas, je dépense trop, je me laisse aller. En d'autres termes, je lui pourris la vie, je l'empêche de réaliser de grands projets.
Un geste désabusé agite ma main.
— Vous a-t-il jamais frappée ?
— Non. Ses mots sont comme des poignards qui me lacèrent sans trace visible. Il le sait et les manie avec habileté.
— Que dit-il encore ?
— Il les choisit, les distille. La plupart du temps, sans crier, mais sur un ton si dur et froid, en usant de termes ambigus, des menaces voilées dont il peut réfuter le sens. Il dénigre, détruit ce que j'ai de plus cher, trouve des arguments pour me faire détester ce que j'aime.
Je suis épuisée. Revivre cet épisode, semblable à tant d'autres avant, constitue une épreuve éreintante. Pourtant, je n'ai pas fini. Je dois aller plus loin.
— Dans un râle rageur, il a frappé le mur de son poing.
Je raffermis ma voix, m'exhortant à poursuivre.
— Il m'a frôlée pour me terrifier plus encore, pour que je ne dise rien, que je ne fasse rien. Et me le reprocher ensuite. Pour que je l'écoute encore et encore, sans le contrarier surtout.
Après un souffle :
— Je ne sais pas où j'ai trouvé le courage de partir. Partir alors qu'il vociférait sans s'arrêter, qu'il criait une fureur inimaginable.
Une ample respiration soulève ma poitrine.
— Il est parti au salon. J'en ai profité.
Une sourde douleur étreint mon ventre et mon front moite.
Comme dans un murmure, le médecin m'affirme :
— Vous avez eu du courage.
Et après quelques secondes :
— Vous avez réussi à vous libérer, mue par une force inhabituelle.
— Je ne sais pas comment j'ai fait. Pourquoi ce jour-là, j'ai réagi différemment.
— Vous avez réussi à lutter contre lui, contre l'engourdissement de votre volonté et votre autonomie qu'il cultivait, contre la privation de vie que vous subissiez. Vous vous êtes libérée de votre accablement.
*
— Tu devais être terrorisée, ma pauvre Julie.
— Oui, Cécile. Et ce n'était pas la première fois. J'ai supporté cela de nombreuses fois.
— Qu'est-ce qui t'a poussée à te rebeller ce jour-là ? Comment as-tu trouvé le cran de t'enfuir ?
— Je ne sais pas. Je ne sais pas ce qui m'a poussé à réagir cette fois. C'est une question à laquelle je n'ai pas trouvé de réponse.
— Et le médecin, qu'en dit-il ?
— Il se réjouit que j'aie pu me libérer.
— J'en suis tellement heureuse.
— C'était trop. Les limites de ma résistance étaient atteintes, sans doute.
Joël, qui nous a rejointes chez Cécile, baisse la tête, consterné.
— Je suis tellement désolé, j'aurais dû t'aider, réagir de mon côté.
— Sans doute t'avait-il englué toi aussi avec tous ses bobards.
— Même si nous sentions que ça n'allait pas, nous ne pouvions pas mesurer ce que tu endurais.
— Joël a raison, de l'extérieur, on ne peut pas imaginer de tels comportements et leurs répercutions.
— J'ai beaucoup pensé à sa façon de manœuvrer avec moi, dans le milieu professionnel mais aussi sur le plan personnel. Jusque là, je n'avais pas réellement pris conscience que j'étais phagocyté par ses paroles insidieuses.
— Je me suis souvenue d'échanges lorsque nous étions seuls, sans témoins, de sa manière de tenter de déconsidérer mon mari à mes yeux. Il avait un ton et des arguments tellement fallacieux, ambivalents. Il agissait comme l'araignée qui referme sa toile sur une proie, l'étouffe lentement sans qu'elle ne voie rien venir.
— Vous ne devez pas vous sentir coupables de quoi que ce soit. Vous vivez votre vie et vous avez raison. J'aurais dû trouver plus tôt la force de m'enfuir. Mais…
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