Chapitre 24

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La tête tournée vers moi, ses yeux brillent dans le soleil. Une interrogation muette, un témoignage silencieux de ses sentiments, une réponse sans condition à mes attentes les plus profondes.

Je suis là. Je suis là pour toi, quoi qu'il advienne.

Quelle intensité, quelle douceur ! Une nuée d'amour m'enveloppe. Et cette générosité.

Alors, un élan irrépressible me rapproche de Gaïa pour lui prodiguer les caresses qu'elle espère.

— Viens, je vais te donner une friandise. Tu la mérites bien.

La chienne sur mes talons, je me dirige vers la maison.

Dans l'allée, entre l'atelier et le seuil, le regard de mon mari se pose sur ma nuque. Tendre comme le début du printemps, chaud comme le soleil d'été. Il me regarde à la dérobée. Il me regarde sans doute même quand il ne me voit pas. Comme souvent, je ressens son attention et je l'imagine. Ses gestes sur le bois se sont allégés, sa lame hésite à effleurer la surface du merisier doré, insensiblement, ses mains ralentissent leur danse. Son esprit n'est plus à son ouvrage, il s'est envolé vers d'autres pensées. Alors je me retourne.

— Je reviens Gaïa, excuse-moi, c'est important.

Il me sourit et mes lèvres s'étirent. Deux pas plus loin, nos mains s'effleurent, nos bras s'enlacent. Nos bouches se fondent en un baiser éclairé de bonheur. Pendant ces instants merveilleux, nous restons serrés l'un contre l'autre, aucun des deux ne souhaite voir s'arrêter cet enchantement.

La chienne s'est assise. Ses babines entrouvertes semblent sourire à notre félicité. Un gémissement que je ne sais décoder émane de son museau : nous rappelle-t-elle qu'elle nous aime ou est-elle impatiente ?

Blottie dans ce cocon, je ne peux m'empêcher de me questionner. Cet homme m'étonne. Quand je suis devant lui, que voit-il ? Que pense-t-il ? Je ne suis pas belle, je ne suis plus jeune, je ne suis pas une bonne cuisinière, je n'ai aucun talent particulier, je ne suis même pas drôle. Je n'ai jamais représenté quelque intérêt pour qui que ce soit, alors, qu'est-ce qui l'a poussé à venir vers moi ? L'énigme reste entière.

Son étreinte se desserre. Je n'ai pas envie de m'éloigner de lui. Mes bras le retiennent, je reste pelotonnée dans sa chaleur. Pourtant, la promesse faite à Gaïa s'impose.

— Gaïa m'attend, dis-je en faisant glisser ma main dans la sienne.

Il ne me lâche pas des yeux et m'accompagne ainsi jusqu'à la porte. Sa tendre attention couvre mes épaules.

Et soudain, alors que je donne sa friandise à la chienne, il surgit derrière nous :

— Et si nous allions nous promener sous les platanes ?

— Quelle bonne idée !

Quelques instants plus tard, la laisse dans une main, les clés de la maison dans l'autre, nous refermons le portail et nous dirigeons vers le bord de l'eau. Gaïa trépigne devant nous.

Non loin du centre ville, l'ombre de grands arbres nous accueille pour une balade le long du canal. Sur ce tronçon, paradent des pins parasols penchés par les vents forts de la région. Près de la route étroite qui traverse Sallèles d'Aude, l'onde miroite et se prélasse sous les rayons jusqu'à l'écluse Saint Cyr sur le canal de jonction, celui qui fait le lien entre le canal du Midi et celui de la Robine. Cette écluse présente des dimensions raisonnables ; plus loin, celle de Gailhousty, surplombée d'un bâtiment en pierres claires, offre une largeur et une profondeur beaucoup plus importantes. Mais nous n'irons pas jusque là aujourd'hui, elle se situe trop loin pour notre marche.

Peu après l'écluse, la route enjambe le canal ; nous choisissons, sur la droite, le chemin de terre qui suit le cours d'eau et offre une flânerie agréable. C'est ici que, le week-end, les habitants organisent leurs vide-greniers, à l'abri des platanes centenaires.

Pendant de longues minutes, nos pas s'échappent en toute liberté dans la fraicheur des lieux. Dans un même rythme, nous progressons vers les champs environnants et commentons les formes et couleurs des nuages qui parent le ciel. Les tons roses qui l'envahissent promettent du beau temps pour le lendemain. Leurs effets moirés ravissent nos yeux et entraînent nos pensées dans leurs méandres. La chienne court, flaire chaque brin d'herbe, explore les fourrés et revient vers nous, essoufflée. Nos sandales de toile soulèvent la poussière et dispersent des herbes sèches. Le jour commence à descendre doucement ; nous retournons sur nos pas.


Dans ces moments de bonheur profond, mes objectifs d'amour et d'harmonie de l'enfance sont atteints, scellant ainsi les deux extrémités du ruban de Möbius qui dessine mon parcours de vie.

*

En fin d'après-midi, j'ai stoppé mes travaux d'écriture, mon roman attendra puisque c'est mon tour de m'occuper du dîner.

Me voici plantée dans la cuisine où je piétine fébrilement.

De quels ingrédients ai-je besoin ?

Je peine à répondre à cette question élémentaire.

Ce n'est pas la première fois.

Certains jours, les gestes viennent de façon fluide. D'autres, non.

Ce soir, l'inquiétude s'insinue.

Sur le plan de travail, je dispose la viande, quelques légumes, la boîte de sel, le poivre…

Je n'y arriverai pas.

Quelle matière grasse choisir pour faire braiser mon bœuf et revenir mes oignons ? L'huile risque d'éclabousser, le beurre noircit rapidement ; je devrai me hâter et je supporte mal cette tension, j'ai peur de tout gâcher.

Je ne sais pas quoi choisir.

J'attends, indécise. Anxieuse.

Je réalise que j'ai oublié les carottes.

Je suis une incapable.

Pourtant, la recette n'est pas si compliquée.

L'appréhension m'envahit et me paralyse.

Il est des jours où la préparation du repas représente pour moi une montagne insurmontable. Un blocage idiot fait monter dans ma gorge une bouffée d'angoisse et m'empêche d'agir de façon efficace. Mes gestes se révèlent incertains, inutiles, mes mains tremblent, mon esprit s'échappe en cogitations désordonnées et absurdes.

Pour l'heure, dépassée, perdue, je ne sais comment m'y prendre.

Pourtant, je suis une femme, je devrais savoir cuisiner.

Est-ce que je sais ? Non, je vais rater mon plat.

Il lit paisiblement dans son fauteuil.

— Tu as besoin d'aide ? demande-t-il du salon.

Je ne veux pas lui avouer mon égarement.

— Non, non, ça va.

J'épluche mes pommes de terre.

Je suis trop lente et mes pommes de terre s'oxydent, prenant un ton brun déplaisant.

Je ne m'en sors pas.

Tais-toi et avance !

Je dois me reprendre. Respirer profondément pour retrouver mes esprits.

Un poids enserre mes poumons.

Je l'entends bouger sur son siège, une page de son livre tourne dans un bruissement discret.

J'allume le gaz et recouvre le fond de la cocotte d'huile d'olive.

Je ne veux pas lui dire que mon esprit divague et me prive du peu de capacités dont je dispose.

Les morceaux de viande déposés sur le liquide frémissant, je saisis une fourchette de service afin de les retourner au moment opportun.

Un désarroi lancinant m'envahit.

Je ne vais pas y arriver.

Une fois les bouchées de bœuf cuites, je les dépose dans un saladier de verre.

Est-ce assez cuit ? Je ne sais pas. Peut-être un peu trop.

Je ne sais pas répondre à cette question. Je ne sais plus.

Je me sens mal. Une sensation douloureuse étreint mon larynx.

Je jette les oignons en lamelles dans un crépitement tempétueux.

Le gaz est trop fort. Je mélange.

Pas trop vite non plus.

Je dois me battre. Me battre contre moi.

C'est trop tard !

Je n'ai pas baissé la température assez vite. Je n'ai pas mélangé suffisamment. Les oignons sont carbonisés. Que faire ?

Le temps passe et le repas n'est pas prêt.

Je dois me battre car il va être déçu. Il va peut-être m'en vouloir de ne pas être capable de préparer le repas.

De ne pas être à la hauteur.

Il ne voudra plus de moi.

Je ne sais plus que faire.

Il faut que j'épluche d'autres oignons.

Quelle idiote, j'ai gâché les précédents !

Tu vas y arriver.

Non, je suis une incapable.

Encore une fois, je suis une charge, je ne veux plus être une charge.

Je suis submergée, bras ballants devant le plan de travail.

Lorsqu'il me rejoint dans la cuisine, je tiens dans mes mains un oignon et un couteau. Désabusée.

Sa main glisse sur mon épaule, ses bras se referment autour de moi.

Que suis-je pour lui ?

Une incompétente. Une charge.

Lorsque j'étais plus jeune, je pouvais encore être agréable au regard. Mais depuis qu'on se connaît, mon corps s'est alourdi, ma peau s'est fripée, j'ai perdu de l'énergie.

Ne serais-je donc toute ma vie qu'un pauvre être paumé ?


Au fond de l'âtre, un restant de bûche carbonisé et quelques flammes rabougries luttent pour persister encore.

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