Chapitre 13-2
Après avoir récupéré ma voiture à la fourrière, Cécile s'assure que je suis en mesure de conduire. Les automatismes reviennent, je la suis.
Presque soixante kilomètres séparent Narbonne d'Agde. Pourquoi loger si loin de son travail ? Néanmoins, l'autoroute facilite le trajet.
Nous nous garons devant un petit immeuble blanc. Je descends et observe le bâtiment.
— ça va ?
— Oui. Allons-y, entrons.
Dans le hall d'entrée, une série de boîtes aux lettres s'aligne sur un mur.
— Tu veux regarder si tu as du courrier ?
Quelle clé dois-je utiliser ? D'un mouvement spontané, je glisse l'une d'entre elles et prélève des publicités sur lesquelles se trouve une facture d'électricité.
P. Grenas - J. Cervier - 2ème étage.
Dédaignant l'ascenseur, j'emprunte les escaliers. Le palier propose deux portes. Cécile, à mes côtés, guette mes réactions. Me voyant immobile et indécise, elle prend mon coude et me guide vers la gauche.
Au moment de déverrouiller le battant, l'angoisse me saisit, enserre ma gorge, bloque mon bras. Mes visions cauchemardesques surgissent brutalement, m'assaillent et voilent mes yeux. Des coups résonnent dans ma tête. Mon corps refuse de bouger, pas même l'esquisse d'un geste. Résister. Mieux encore, avancer.
Près de moi, mon amie reste attentive. Elle pose sa main sur mon poignet.
Je tourne la clé.
Mon palais se dessèche, plus une goutte de salive, mon larynx douloureux peine à respirer, mes poumons me brûlent. Un spasme secoue ma poitrine, je l'utilise pour faire un pas. Puis un autre.
Un couloir s'ouvre devant moi. À gauche, une petite cuisine s'étire jusqu'à une fenêtre. Des pommes ridées répandent leurs arômes sucrés dans cet espace restreint. À droite, un immense salon-séjour est inondé par le soleil méditerranéen. Divers objets jonchent le sol ou sont entassés sur les tables et le canapé : journaux, enveloppes, chemises de classement, boîtes de rangement. Il semble que certains meubles aient été vidés de leur contenu.
Au fond du corridor, après la salle d'eau, une autre porte. Je me force à avancer.
Le vantail est entrouvert. Des effluves d'un parfum masculin me parviennent. Entêtants, étouffants. J'aperçois un lit défait dont les draps chiffonnés gisent en vrac ; abandonnée en travers, la couverture touche le parquet poussiéreux, les oreillers froissés semblent avoir été jetés à la hâte. J'entre lentement. Il règne ici un désordre qui ne m'étonne pas. En dehors des cartons et emballages divers qui ont dû être balancés hors du placard. Je traverse la pièce et regarde à travers les vitres que j'entrebâille. De beaux arbres élancés et feuillus, une pelouse piquetée de boutons d'or, des jardinières aux fleurs colorées. Comme c'est joli !
De retour dans le couloir, mes pas s'arrêtent devant une trace de choc dans le mur.
J'entends crier.
Je recule dans la pénombre, me plaquant à la paroi. Mes yeux restent rivés à cette marque.
— T'es qu'une conne !
Aucun son ne sort de ma bouche.
— Tu ressembles à rien. T'as vu comment t'es fagotée ?
Pas un mot ne franchit mes lèvres.
— Tu pourrais pas t'arranger un peu ? Tu te maquilles et tu t'habilles pour les autres, pour aller travailler et ici, t'es toujours n'importe comment, avec ton jogging !
J'ai l'habitude de ces assauts de colère et de dénigrement.
Mais je ne sais toujours pas quoi dire.
De toute façon, quoi que je dise, et même si je me tais, ça ne convient jamais.
Ça ne fait qu'amplifier sa fureur et ses reproches.
— Et puis, j'en ai plein le cul de toi et de tes simagrées !
Son poing s'abat sur la cloison.
Mes doigts tétanisent contre la tapisserie.
Son souffle chaud m'étouffe. Son visage est si près du mien. Je suffoque presque mais je ne dois rien laisser paraître.
— Comme d'habitude, t'en décroches pas une…
Sa voix déchire mes oreilles. Mais plus que sa voix, ce sont ses mots qui me meurtrissent.
— Tu m'as acheté mon journal ce matin ?
— Bien sûr, il est sur la table.
— C'est quand même pas beaucoup demander !
Je baisse la tête.
— C'est quoi cette grimace ? Tu te fous de moi ?
— Mais non.
Le choc de ses phalanges sur le plâtre heurte mes tympans.
— Tu penses encore à tes amis, tu crois qu'ils vont t'aider ? Mais qu'est-ce que tu t'imagines ? à la première occasion, ils te feront une crasse. Comme ta famille l'a fait, ils te tourneront le dos et te laisseront tomber. Faut pas les croire. T'es toute seule. T'as compris ?
— Oui, j'ai compris.
— Et ton boulot, tu crois qu'il te donne tous les droits ? T'es bien fière, hein ?
— Mais non.
Il frappe encore le mur.
— Mais qu'est-ce que tu crois, que l'herbe est plus verte ailleurs ? Tu te fais des illusions !
Puis, après une pause.
— Alors, qu'est-ce que tu veux ?
— Mais rien.
— Dis-moi puisque t'es si maline !
— Qu'est-ce que tu veux que je te dise ?
— Oh rien, bien sûr. T'as toujours raison. Faut toujours faire comme tu veux.
C'est faux !
— T'es qu'une égoïste, y en a que pour toi.
Qu'est-ce qui a pu lui faire penser ça ? J'ai fait quelque chose sans m'en rendre compte ?
J'ai mal.
Je cherche quoi dire, comment expliquer, comment me justifier.
Comment tenter de le calmer.
Mais qu'est-ce qui a déclenché ce nouvel accès, cette nouvelle scène ? Qu'ai-je bien pu faire ou dire qui l'énerve ainsi ?
Je n'en peux plus de supporter ses esclandres, mais je ne peux rien dire. Je n'en ai pas le droit. Et puis, quoi faire ?
J'ai peur.
Il est sorti tôt ce matin et a passé du temps avec ses copains au bistrot, il a encore bu. Cela peut lui faire faire n'importe quoi.
— Ne me regarde pas comme ça, t'es toujours en train de m'accuser de n'importe quoi !
Et maintenant, il inverse les rôles.
— Tu connais pas ta chance, ta copine, elle se fait tabasser par son mec, elle.
Ma poitrine se contracte encore plus.
Et, une nouvelle fois, il cogne le mur avec une force incroyable.
Un jour, j'en mourrai.
Je réalise que les clés de ma voiture sont dans le fond de ma poche.
Il s'écarte. Il se dirige vers le salon avec son journal.
La porte d'entrée est toute proche.
Je dois y aller.
J'ai peur qu'il me rattrape.
Vite. Il faut que je fonce.
Si je n'y arrive pas maintenant, je n'y arriverais jamais.
J'y vais.
Je suis dehors. Deux étages plus bas, sur le parking. Je ne sais pas comment je suis arrivée là.
J'entends ses cris. Je ne sais même plus s'il s'agit de la réalité, s'il me poursuit ou si ma terreur amplifie ma détresse.
Je ne veux plus l'entendre. Il faut que ça s'arrête.
— Julie ?
Mes mains sont plaquées sur mes oreilles.
— Julie ?
— Je ne pouvais plus supporter.
— Je sais Julie, j'avais compris. Je suis tellement désolée, je ne savais pas quoi faire, comment m'y prendre.
Devant moi, Cécile est en larmes. Mes yeux sont secs.
— Pardon, Julie.
— Tu n'as pas à me demander pardon. C'était à moi de me débrouiller.
Je piétine dans ce couloir froid.
Je cherche à respirer, à surmonter le poids de cette cage qui enserre mes poumons, à chasser le fardeau qui écrase mon crâne.
— J'avais tellement peur. J'étais seule, incapable. Tout était contre moi. Même mes petites victoires sur moi-même n'avaient aucune valeur. Je n'arrivais pas à lutter, je ne pouvais plus. D'ailleurs, lutter contre quoi ? C'est contre moi, pour moi que je devais lutter et il détruisait tout ce que je parvenais à construire.
*
— Docteur Chopin, pouvez-vous me recevoir ?
— Un patient vient de se désister, venez, je vous attends.
*
— Installez-vous, Mademoiselle Cervier, me propose le praticien.
— Je suis rentrée chez moi.
Il me regarde. Et à travers son regard trop fixe, je vois d'autres yeux perçants, menaçants.
Je me détourne.
— Je me souviens de certaines choses, dis-je à voix basse.
— Dites-moi.
Que signifie cette ébauche de sourire ? Est-ce qu'il se moque de moi ?
Est-ce que je prends un risque en lui parlant ? Va-t-il minimiser la teneur de mes dires ? Va-t-il se mettre en colère, crier et frapper ?
— L'appartement a été cambriolé, je me demande pourquoi.
— Les policiers enquêtent, ils vont trouver une explication.
— Vous le saviez ?
— Oui, je savais.
— Pourquoi ne m'avoir rien dit ?
— Ce n'était pas à moi de le faire. Et puis, ce n'était pas le plus important dans votre situation.
Pourquoi m'avoir caché ce qu'il sait ? Me cache-t-il d'autres choses ? Est-ce qu'il me ment ?
Est-il capable de m'écouter ? Est-il capable de me comprendre ? Essaie-t-il seulement ?
C'est un homme. Un homme comme Patrick Grenas ?
Si je lui raconte mes souvenirs, il va les tourner en dérision. Il va me démontrer que tout ça n'a aucune importance, que j'interprète mal les situations, que je dramatise inutilement, que je ne comprends rien à rien. Il va s'énerver et cogner le mur ou son bureau.
— Mais… Vous saviez qui je suis ? Depuis le début ?
— Oui, je savais.
— Comment ? dis-je trop fort. Vous connaissiez Patrick ?
— Non, je ne l'ai jamais rencontré.
— Vous mentez ! Vous saviez et vous ne m'avez rien dit. Vous m'avez laissé chercher pour rien. Vous vous êtes moqué de moi.
— Vous serez plus forte lorsque vous aurez retrouvé vos souvenirs par vous-même. Si je vous avais dit qui vous êtes, que vous aviez un compagnon et où vous habitez, ça n'aurait pas débloqué votre mémoire.
— Vous m'avez menti ! Je ne peux pas vous faire confiance. Pas plus que…
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