8. Promesse
Tout était à peu près normal cet après-midi-là sur le Boulevard du Chat Noir, si ce n'est qu'on pouvait de temps en temps voir un petit moldu marcher avec empressement d'une boutique à une autre, encombré de multiples sacs en toile. C'était à se demander si ce petit coin de paradis sorcier caché en pleine métropole moldue n'avait pas été percée à jour par un malheureux hasard et qu'un gosse émerveillé s'empressait d'acheter tout ce qu'il pouvait.
Et c'était peut-être ce que les gens croyaient en voyant Tom, puisqu'ils avaient tous l'air plus dérangés les uns que les autres par sa seule présence. Il soutenait leurs regards inquisiteurs en s'efforçant d'avoir l'air le plus naturel possible. Il était l'un des leurs après tout maintenant.
Traînant tout son attirail de manuels et autres babioles, il atteignit enfin la terrasse du rustique café où l'attendait Oudini. Il le chercha un instant seulement. Aussi facile à repérer qu’une vache au milieu d’un couloir, il buvait tranquillement son café. Mais le garçon constata que trois hommes se tenaient debout face à l'italien. Eux semblaient nettement moins calmes.
Celui du centre parlait avec énergie, appuyant ses propos avec des gestes tranchants. Son acolyte de gauche, taillé comme une armoire à glace, se tenait bien droit, mains dans le dos, un regard froid parfaitement immobile fixé sur l'obèse. Quant à celui de droite, plus petit au contraire, montrait un air fier, intimidant, les bras croisés, la main crispée sur sa baguette comme sur la crosse d'un revolver.
Bref, il semblait douteux que ces trois énergumènes se laisseraient interrompre par un gamin. Tom se décida à rester là, à bonne distance et à couvert des passants arpentant la rue. Il s'efforçait de ne pas croiser le regard des trois hommes pour ne pas attirer leur attention, malgré la curiosité et l'inquiétude qui le gagnaient peu à peu.
Qui étaient ces personnes et pour quelle obscure raison s'en prenaient-elles à son accompagnateur ?
En tout cas, ce dernier ne semblait pas paniquer le moins du monde… Enfin de dos, ça n’en avait pas l’air. Le bavard ne s’arrêtait que très brièvement, comme si Dante lui répondait très succinctement, sans hésiter. Peut-être même lançait-il ses piques habituelles en toute espièglerie. Tom était tenté de s’approcher pour décrypter la teneur exacte de la discussion – ou plutôt de la querelle – mais n’osait pas. De toute manière, si ce roublard avait vraiment un problème, il n’aurait qu’à transplaner au loin… Mais cela le laisserait seul avec tout son attirail sur le dos et aucun indice sur la manière dont il devrait rentrer chez lui… Non, en réalité lui-même n’avait qu’à débouler comme si de rien n’était en priant pour qu’il mette fin à l’altercation sans se retrouver impliqué dans tout ça.
Au moment où il songeait à réellement passer à l’action, le type du centre fit volte-face et s’éloigna, suivi de près par ses deux comparses. Il se volatilisèrent tout de suite en s’engouffrant dans une ruelle proche. Soulagé, l’enfant s’avança vers la table, non sans oublier son chargement.
— Salut, me revoilà ! J’ai raté quelque chose ?
Mr Oudini ne laissa qu’un très court instant transparaître sa surprise. Il répliqua de son air enjoué habituel :
— Oh, rien de bien important. Je sirotais mon café en patientant l’arrivée de mon jeune ami.
— On ne peut pas patienter quelque chose, on l’attend, corrigea le garçon en prenant place.
— Bien sûr, suis-je bête ! s’esclaffa l’homme aux yeux verts brillants de malice.
— Et vous êtes resté seul tout ce temps ?
Pendant un instant, sa mine se fit grave – chose inédite – et ses yeux se plissèrent.
— Et bien à vrai dire, tu as sans doute dû voir mes amis me quitter à l’instant. J’ai dû leur apprendre une bien triste nouvelle, ils en étaient très peinés, les pauvres… Enfin, trêve de chagrin, te voilà fin prêt pour l’école ! Tu as bien tout ce qu’il te faut ?
— J’ai tout ce qu’il y avait sur la liste, on est bon. Mais ces gens, là…
Son tuteur leva un index boudiné en le coupant :
— Hop hop hop ! Je t’ai pas demandé si tu avais bien suivi la liste, mais si tu avais tout ce qu’il te faut.
Le petit sorcier haussa un sourcil.
— Je croyais que la bourse était censée payer mes fournitures, rien de plus.
— Je ne parle pas de la bourse, petit botruc borné ! taquina le professeur.
— Évitez les insultes en italien, je vois déjà pas très bien où vous voulez en venir, alors…
— Un botruc c’est une petite créature magique qui… Bref oublie, je te propose un cadeau, de ma part. S’il y a quelque chose qui pourrait te faire plaisir, n’hésite pas.
Ravi, son pupille se caressa pensivement le menton.
— N’importe quoi ?
— Tant que je m’endette pas sur trois siècles…
En passant devant les dizaines de boutiques agglutinées sur le boulevard, Tom avait été tenté par de nombreuses babioles et autres bonbons magiques, mais à la réflexion un objet en particulier l’avait réellement séduit et intrigué.
— Ça vole haut, un balai volant ?
La question fut reçue avec un grand sourire satisfait. Le moustachu déposa doucement sa tasse et se pencha en avant, coudes sur la table, les mains entrecroisées devant son visage. Un éclat d’intérêt brillait dans ses verts iris examinateurs.
— Voyez-vous ça, petit oisillon cherche à s’envoler… Bien sûr que ça vole haut. Et sûrement plus vite que tu ne l’imagines. Enfin tout dépend du modèle bien sûr. Mais je suppose que tu n’as jamais eu l’occasion d’en essayer aucun ?
— Malheureusement.
— Très bien, je verrai ce que je peux faire. Dans tous les cas tu feras bientôt ton baptême de l’air. Sur un vulgaire gourdin qu’on t’aura prêté pour les cours de vol, mais ça fera l’affaire. On en reparlera, si tu y tiens toujours d’ici là.
— Parfait !
L’adolescent était visiblement enchanté à l’idée d’essayer un balai volant. Il n’en avait jamais parlé à personne, mais il lui arrivait souvent de voler en rêve, non pas comme un pilote à l’abri de son cockpit, mais à l’air libre, le vent fouettant son visage alors qu’il filait à toute allure. Toutefois, il avait également souvent l’impression vague de bien être assis sur quelque chose qui le portait, un objet sur lequel il se penchait à chaque virage abrupt qu’il s’amusait à prendre, un peu comme sur son vélo.
En sortant du songe au petit matin, il enrageait souvent en essayant désespérément de se remémorer plus de détails, sur quoi volait-il, pourquoi, pour aller où… ? Mais rien d’autre ne lui revenait que les vivifiantes sensations de la vitesse, le bonheur de se mouvoir librement dans toutes les directions de l’espace par sa seule volonté, la joie de monter en flèche, puis piquer droit au sol et freiner au dernier moment, l’exaltation brute que procurait chaque tonneau, chaque boucle… Il avait fini, avec le temps, par se délecter de ces jouissives acrobaties sans se questionner.
Et voilà qu’aujourd’hui, alors qu’il se pressait pour ne pas trop faire attendre son tuteur, cette chose incongrue s’était révélée à lui au travers d’une vitrine et l’avait appelé. Il était resté coi quelques minutes, dévorant du regard la forme singulière que prenait le balai. Il n’avait en commun avec le vulgaire outil de ménage qu’il connaissait que la présence d’un manche et d’une frange. Mais quel manche, quelle frange ! Le premier était d’un bois verni brun clair, éclatant, qui évoquait le bronze. Il avait l’air un peu plus épais à sa base qu’à son extrémité. Il se courbait en son centre mais se terminait bien raide, comme pour permettre de l’enfourcher sans trop tendre les bras. Quant à la seconde, elle n’était manifestement pas conçue pour capter la poussière. Plus sombre, sa sobriété s’opposait à l’extravagance du manche mais n’en n’était pas moins élégante pour autant. Les fibres étaient étincelantes à la lumière du jour, formant une impeccable mèche rebondie qui évoquait celle du pinceau que l’on trempe dans du verni ou celle d’une chevelure laquée.
Même une fois remis de son état de béatitude, de retour à ses emplettes, Tom n’avait pu s’empêcher de penser encore et encore à la promesse silencieuse que cette merveille lui avait faite au premier regard. La promesse de lui faire vivre son rêve, de l’emmener plus haut et plus loin qu’il ne pourrait jamais oser l’imaginer.
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