13. Triangle

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Tom fit volte-face dans un sursaut, toujours assis sur son banc. La fille, de taille très modeste, s’appuya sur le dossier de pierre pour sauter par-dessus et se retrouver assise très proche du garçon, en un seul geste agile. Déconcerté, il eut un mouvement de recul. La nouvelle venue semblait très satisfaite de son entrée théâtrale, sa large bouche était tout sourire. Elle avait un petit nez en trompette, des joues roses dont les pommettes ressortaient, mais surtout, deux grands yeux bruns pleins de vie. Ses longs cheveux châtain clair ondulaient librement, encadrant son visage, qui – Tom devait le reconnaître – était plutôt charmant.

Une jolie fille d’aussi près, sans prévenir, ça pouvait choquer un jeune garçon de treize ans qui n’en avait pas l’habitude, ainsi il se sentit tout de suite un peu intimidé. Il tenta d’évacuer le stress en lui adressant un grand sourire forcé, ce qui ne fonctionna qu’à moitié. Il voulut dire quelque chose de drôle, ou au moins un peu original, mais absolument rien de tel ne lui vint à l’esprit. Il se retrouva plus ou moins figé, bouche bée, son interlocutrice en suspens, avant de finir par accoucher d’un misérable :

— Salut… ?

Wow ! Quel charisme ! Bonjour la première impression de demeuré…

— Salut ! Désolée si je t’ai fait peur, tu viens d’arriver ? Comment tu t’appelles ? Moi c’est Tessa ! débita la fille d’une traite en lui tendant une main vive comme l’éclair.

— Tom, dit-il en s’efforçant d’imiter son geste avec la même énergie.

Ouch ! C’est qu’elle a de la poigne, celle-là…

« Et oui, je viens d’arriver à Beauxbâtons, Mr Oudini m’a plus ou moins laissé en plan ici, je sais pas trop où aller, finit-il avec un rire gêné.

Elle enchaîna à une vitesse ahurissante :

— Oh, t’en fais pas, j’ai bien vu votre petit manège, de loin, je voulais lui parler un peu, mais j’ai pas voulu vous déranger en plein test, après ça, d’habitude, il te fait visiter un peu l’Académie, puis direction les dortoirs de ta Famille, je crois, mais tant pis, on s’occupera de toi à sa place, pas d’inquiétude !

Sur ces derniers mots, elle envoya un coup de poing – digne d’un boxeur champion du monde poids lourd – droit dans l’épaule du pauvre nouveau, qui tira une grimace tout en riant jaune avec elle.

Elle bondit pour se saisir sans effort du chaudron bourré de manuels, que d’habitude Tom traînait péniblement bien qu’il soit plus grand qu’elle. Sous l’uniforme aux broderies rouges de Manus, il avait du mal à imaginer un corps d’athlète, tant elle était petite et mignonne.

Mais elle est faite en quoi cette fille… ?

— Yoyo ! Arrête de te cacher, on va aider le nouveau à s’installer !

Un garçon tout en longueur s’approcha d’une démarche lente, désinvolte, depuis l’endroit d’où était sortie Tessa. Les mains dans les poches de son uniforme floqué d’une tête de hibou argentée, il traînait les pieds. Il avait le visage très pâle, des traits réguliers si on oubliait son menton pointu. Ses lèvres paraissaient presque toujours pincées et des cernes colossaux soulignaient son regard habité par la lassitude. Une épaisse chevelure noire désordonnée couvrait son front et encadrait son visage.

Il resta à bonne distance de Tom et se contenta d’un petit signe de tête en guise de salut.

— Sérieux pourquoi tu m’embarques dans des histoires ? Il a rien demandé, de quoi tu te mêles ? lança-t-il avec détachement à l’intention de sa camarade.

Tessa se jeta sur lui. Elle devait bien faire trente centimètres de moins que le grand squelettique mais n’hésita pas à le foudroyer du regard, un index autoritaire venant taper son torse au rythme infernal de son phrasé :

— D’un, Il a un prénom, c’est Tom, de deux, Tom ne sait pas où aller et il a besoin de notre aide, de trois, tu le saurais si tu étais venu te présenter comme une personne civilisée et de quatre rien ne t’empêche de partir si tu as mieux à faire !

La perche poussa un profond soupir, comme si l’énergie de son amie sapait la sienne.

— Ça va, pas la peine d’en faire une scène, je vous accompagne.

— Merci, euh… Yoyo ? hésita Tom.

— C’est Yonas, corrigea-t-il fermement.

Pas très sympa celui-là…

— Allons-y les gars, grouillez-vous !

— Ça va, Il n’y a pas le feu… ronchonna Yonas.

— J’arrive, répondit Tom avec en se levant avec entrain.

Le trio ainsi formé se dirigea droit vers l’entrée principale, en passant dans l’allée de gravier blanc qui traversait le dernier jardin. Tessa portait l’énorme chaudron de Tom avec aisance, Yonas traînait sa valise, si bien qu’il n’avait plus que son sac à dos sur lui, ce qui était agréable. La fille n’attendit pas bien longtemps pour relancer la conversation :

— Vu tes vêtements, tu dois venir d’une famille moldue, pas vrai ? Moi aussi ! Les sorciers débarquent tout de suite en robe d’habitude. Ça fait bizarre au début, mais tu verras, on s’y fait très vite, enfin pour le reste… Il y a encore beaucoup de choses qui vont te surprendre ici je pense. Tu te sens pas trop dépassé par tout ça ? J’étais complètement bouleversée en découvrant le monde des sorciers moi ! Et puis…

— Tu sais, trancha Yonas, les gens ordinaires attendent une réponse à leur question avant de passer à la suivante. Aïe ! s’écria-t-il en recevant le coup de poing de la petite survoltée. Je t’ai déjà dit d’arrêter ça ! Tu fais trop mal !

— Tu l’as cherché, grogna Tessa. Alors, Tom ? Je me trompe pas, hein ?

— C’est bien ça, répondit le garçon en survêtement et sweat. J’ai découvert mes pouvoirs il y a deux semaines et depuis j’ai l’impression d’être en permanence dans un rêve… C’est juste dingue ! Et toi, Yonas, tu viens d’une famille de moldus aussi ?

Tom n’avait pas pu s’empêcher de constater que certains élèves le regardaient avec mépris et il en avait déduit que les sorciers n’aimaient pas trop les moldus. Ces deux-là devaient être comme lui. Le grand mince balaya son a priori :

— Non, je suis un sorcier pure souche, mais pas assez stupide pour snober les moldus, c’est tout.

Ils rirent ensemble.

C’est peut-être quelqu’un de bien, après tout.

Ils poursuivirent leurs bavardages en avançant vers l’entrée. Là, une statue argent et or représentait un homme élégant, richement vêtu, dans le style du dix-septième siècle. Il brandissait une pierre semblable à celle de la fontaine centrale, la mine fière. Yonas confirma qu’il s’agissait bien de Nicolas Flamel lui-même. Ou plutôt sa version de l’époque, puisqu’il aurait vécu durant des siècles grâce au pouvoir de la pierre, jusqu’à très récemment.

Afin d’accéder aux grandes portes de l’entrée principale, légèrement surélevées, on pouvait emprunter deux larges escaliers de marbre parfaitement propres qui prenaient place de chaque côté de la statue, puis se rejoignaient derrière elle. Après avoir grimpé la dizaine de hautes marches, le trio se retrouva face aux colossales portes de bois massif. De splendides arabesques or et argent étaient gravées sur celles-ci, pour encadrer les armoiries des Familles disposées en carré autour de l’emblème de l’Académie. Une voix lente, grondante, inhumaine fit sursauter Tom :

— Qui… Va… Là ?

Il remarqua alors la tête de gargouille en bronze qui sortait du mur, juste au-dessus des portes. Elle semblait regarder les trois élèves, mais sans aucune expression affichée sur sa face métallique.

— Tessa Turbin, Yonas Horacio et Tom… ? commença la plus vive des trois.

— Tom Asham. Enchanté, affirma le concerné.

La gargouille ne dit rien, mais les lourdes portes s’ébranlèrent, puis s’ouvrirent doucement en grand.

— Ça claque, hein ? lança Tessa en franchissant les portes d’un pas hâtif.

— Ahurissant, surenchérit Tom.

Les deux garçons durent presser l’allure pour la rattraper. Tom aurait préféré prendre son temps pour s’attarder un peu plus sur la somptueuse décoration, quant à Yonas, il aurait préféré prendre son temps. Tout court.

En effet, les murs étaient régulièrement couverts de tapisseries… Animées. Certaines représentaient des scènes urbaines, d’autres naturelles, puis d’autres encore étaient absolument abstraites. Tom avait surtout été marqué par une plaine de hautes herbes et de fleurs, parcourus par d’énormes papillons multicolores, mais aussi par une myriade de formes géométriques qui croissaient, rétrécissaient, se heurtaient ou se croisaient parfois, le tout créant un véritable chaos hypnotique.

Lorsqu’un mur n’était pas animé, il était toujours doté d’au moins un tableau. Tous affichaient des portraits dont les personnages étaient non seulement capables de bouger, mais aussi de parler. Et si la plupart se contentaient d’ignorer les élèves ou de parler entre eux, certains les saluaient poliment. Tom et Tessa leur rendaient la pareille sans trop ralentir, tandis que Yonas les ignoraient systématiquement.

Bien évidemment, le couloir central donnait sur de nombreuses pièces. La plupart portaient un numéro, qui laissait penser à une salle de classe, mais l’usage de quelques-unes s’avérait plus mystérieux.

Ils traversèrent la partie centrale du bâtiment, pour arriver vers l’aile est. Tessa la lui présenta comme l’aile attitrée des Doctus et Sensum. On y trouvait leurs salons privés, des pièces attenantes aux dortoirs, suffisamment spacieuses pour qu’une centaine d’élèves puissent y profiter de leur temps libre simultanément. En principe, aucun professeur n’y accédait jamais, ni même le Concierge Suprême – Tessa confirma l’existence d’un tel titre à la demande d’un Tom hilare – qui était le responsable du bon état de l’ensemble des infrastructures de l’Académie. Puisque aucun adulte n’y faisait jamais irruption, sauf cas de force majeure, l’ambiance y était particulièrement décontractée.

Le petit groupe traversa le long couloir menant à la tour. Les quartiers Sensum occupaient tout le rez-de-chaussée. Ils passèrent outre, tout comme le premier étage, territoire Doctus. Ils sautèrent aussi le troisième étage, exclusivement dédié aux cours de divination, pour passer au quatrième, le plus haut de toute l’école, où se situait l’observatoire utile aux cours d’astronomie.

La jeune fille n’avait pas cessé de parler un seul instant pendant le trajet, pour expliquer tout cela en agrémentant d’une flopée de détails anodins. À tel point que Tom se demanda s’il était judicieux de lui rappeler qu’il était nécessaire aux êtres humains de respirer pour survivre. Mais il finit par décider que cette tempête prisonnière d’un tout petit corps, cette furie, cette pile électrique montée sur pattes n’avait d’humain que l’apparence et s’abstint de tout commentaire.

De toute manière, il avait déjà suffisamment de mal à suivre le flot tumultueux d’informations anecdotiques diverses que débitait Tessa. Inutile de digresser davantage. Elle s’appliquait à vanter le romantisme de l’observatoire vide, de nuit (où elle avait un soir embrassé Steven, l’année dernière), lorsque la machine infernale stoppa net. Elle laissa un blanc avant de reprendre :

— Je vous laisse les garçons, je dois vraiment aller aux toilettes, je reviens tout de suite !

— Te presse pas, ça nous fera des vacances, soupira Yonas.

Il esquiva avec aisance le direct du droit qui visait son épaule, mais ne vit pas arriver le genou qui se planta droit dans son abdomen.

« Pas mal ce combo, souffla-t-il, plié en deux. Tu l’avais jamais encore sorti.

— Merci, sans toi je ne pourrais pas me surpasser comme ça, ricana-t-elle en s’éloignant.

Son absence laissa place à un calme plat. Yonas était assis sur l’encadrement d’une des très larges fenêtres, observant pensivement le panorama. Tom demeura debout, à côté de lui. Ils brisèrent ce moment de silence en même temps, avec les mêmes mots :

— Elle a l’air de beaucoup t’apprécier.

Ils se fixèrent, les yeux ronds.

— Attends t’es sérieux ? s’exclamèrent-ils encore synchronisés.

— Vous êtes super complices, tous les deux, ça se voit, balbutia le garçon noir.

— Normal, on se connaît depuis grave longtemps, répliqua l’autre du tac au tac. Tout ce que ça veut dire, c’est qu’on est de très bons potes, rien de plus.

Il se voûta un peu, les yeux vers le sol. Sa voix se fit un rien plus triste.

« C’est vrai qu’elle ne tient pas en place d’habitude, mais là c’est dix fois pire, je l’ai très rarement vu avec autant d’entrain… Tu lui as vraiment tapé dans l’œil.

Je pose à peine les pieds ici et je me retrouve déjà au milieu d’un triangle amoureux… Il manquait plus que ça.

Tom ne s’était jamais réellement intéressé aux filles, ce qui n’a rien d’étrange pour un garçon de treize ans seulement, surtout pour quelqu’un de consciencieux et raisonnable comme lui… Du moins c’était ce qu’il pensait. Sa mère lui avait d’ailleurs toujours dit : « les amours de collège ne sont que des jeux, ne prends surtout pas tout ça trop au sérieux. » Or, aux yeux de Tom, ce qui n’était pas sérieux n’était pas vraiment digne d’attention. L’idée d’être mêlé à ça maintenant ne le tentait pas trop. Il tenta de rassurer l’asperge morose en prenant un air indifférent.

— Mouais, je pense pas, non. Elle est juste contente de voir une nouvelle tête, c’est tout. Et puis elle m’intéresse pas vraiment, si ça peut te rassurer.

Prenant soudain conscience d’avoir déjà révélé son intérêt pour la belle et vive Tessa, Yonas se redressa pour feindre une allure carrément hautaine.

— Pff ! Moi non plus, qu’est-ce que tu crois ?

Et l’oscar du pire acteur de l’année revient à…

— Bien sûr. Je disais ça comme ça.

Cherchant à changer de sujet, le nouvel élève désigna la vaste pelouse, visible juste en contrebas.

« C’est quoi, ce terrain chelou ? Un jardin en construction ?

Les tours de bois qui l’entouraient lui évoquait le rêve étrange qu’il avait eu environ trois semaines plus tôt. Malgré tout ce temps, il était encore anormalement frais, dans sa mémoire. Il y avait tout de même quelques différences entre la réalité et le rêve, puisque ces tours-ci étaient reliées par de grandes passerelles et que leurs sommets s’apparentaient à des gradins. Il y avait également, à chaque extrémité du terrain, trois grands poteaux métalliques qui se terminaient par un anneau vertical.

— N’importe quoi… C’est le terrain de Quidditch, enfin ! Tu n’en as jamais entendu parler ? C’est le sport le plus populaire du monde !

— De votre monde, rectifia Tom. Maintenant que tu le dis, c’est vrai que ce grand ovale, avec des espèces de buts à chaque bout, ça ressemble à un terrain de sport. Mais pourquoi est-ce que les cercles sont si haut ? Et les tribunes aussi, d’ailleurs ?

— Parce qu’on y joue sur des balais volants, évidemment ! Je veux bien que tu aies un petit cerveau de moldu, mais ne pas comprendre ça tout de suite…

Le cœur de Tom fit un bond dans sa poitrine. Il imaginait déjà les joueurs valser dans les airs, menant une lutte sans merci pour un ballon, là, sous ses yeux. Il sentait déjà l’adrénaline monter en lui, à l’idée de pouvoir les rejoindre. Le souvenir des sensations de vol de son rêve se faisait soudainement bien plus net, à présent. Les virages brusques, les tonneaux, les boucles…

Yonas posait un regard curieux sur le petit gars qui avait fermé les yeux et ne disait plus rien.

« Heu… Ça va ? Pas besoin de faire un coma, je rigolais hein. T’as pas un petit cerveau. Enfin, jusqu’à preuve du contraire.

Tom revint à lui, un grand sourire aux lèvres.

— Je sais absolument rien du Quidditch. Mais je sais que j’y ai déjà joué.

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