4. ΔΩ La Chasse
Δ
La proie est là, toute frétillante, prête à rendre l’âme même si elle ne le sait pas encore. Je l’ai repérée il y a quelques semaines de ça. J’ai suivi sa trace. Une nouvelle dans le quartier, une douce odeur d’inconnu. Elle était toute timide au début, c’était bien mignon. Elle a élu domicile à l’angle de la rue de la Joie et de la placette des Trois maudits. J’ai pas attaqué directement, il fallait lui laisser une chance de s’installer et de prendre confiance. Mais là, c’est l’heure, il ne faut pas non plus qu’elle trouve le temps de manquer à grand monde.
Ω
Je vois Bébert mais il ne me voit pas. C’est un gros lourdeau, il se croit tout seul. Perchée sur un escalier de secours, je l’ai attendu patiemment, sûre de le voir arriver d’un moment à l’autre, s’annonçant de son pas lourd et théâtral. Ça n’a pas manqué. Il est tellement prévisible, tellement attaché à ses habitudes. Tous les jours il se faufile dans cette ruelle, il se tapis derrière une pile de cartons ou dans un renfoncement de l’immeuble. Il se vante tellement qu’on pourrait presque croire qu’il ramène une proie à tous les coups. Personne n’est dupe, bien-sûr, on écoute ses histoires et on acquiesce pour ne pas le vexer. Un doux-dingue, il en faut un dans chaque quartier.
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Elle fait mine de m’ignorer mais je sens bien qu’au fond, la peur est en train de grossir dans son ventre. Ça n’a pas encore atteint le cerveau, ça reste encore une peur primitive, musculaire, mais ça monte vite. Va pas falloir tarder.
Ω
Bébert se ramasse sur lui-même comme s’il allait bondir. Il est joueur. Ce qu’il appelle si pompeusement « la Chasse », c’est avant tout le fantasme de quelqu’un en manque de confiance. Il n’y a rien sur sa trajectoire qu’une vieille machine à laver laissée à l’abandon avec son hublot fendu et son flanc ouvert. Je décide de ne pas le laisser s’humilier davantage, glisse silencieusement de mon observatoire, fais mine d’arriver seulement au coin de la ruelle et de heurter une cannette de soda écrasée. Bébert se retourne soudain, une grimace de carnivore déforme ses traits puis il me reconnaît et son expression change.
Δ
Toujours à apparaître dans votre dos celle-là. La Vieille se tient là, honteuse de sa maladresse, un peu effrayée je crois par mon apparence. Je prends la chasse très au sérieux, vous le savez, j’imagine que quand je suis sur une piste, je deviens tout autre. De juste costaud à monstrueux. C’est une gentille petite, bizarre mais discrète. Je l’aime bien au fond, disons qu’elle me fait pas chier. Mais là elle me gâche quand même tout le plaisir. J’allais bondir et j’aime pas qu’on piétine comme ça mon terrain de Chasse. Je me fais un devoir de lui gueuler un peu dessus :
- Dis-donc la V… Nénette, qu’est-ce que tu fiche ici ? C’est pas un endroit pour une donzelle. Et puis j’étais sur un coup là, elle a de la chance que tu sois arrivée, faudrait pas que ça se reproduise, tu sais de quoi je suis capable...
- Elle qui ? T’étais tout seul Bébert.
Elle commence à me chauffer. J’ai pas envie de me montrer trop dur avec elle alors je change de sujet.
- Ouais, elle a vite décampé en t’entendant arriver, pas folle, bref, tu veux quoi ?
Ω
Le pauvre… Je regrette instantanément ma question sournoise et me fais toute petite. Il me sera peut-être utile et si ce n’est pas le cas, quand il ne part pas dans ses grands discours sur l’art et la manière de vider une carcasse, il reste quelqu’un de bonne compagnie. Pas la pire du quartier en tout cas, loin de là.
- Je viens te voir, Bébert, parce que je m’ennuie. Je me sens seule.
- Et je suis censé remédier à ça ?
- Plus ou moins, laisse-moi finir tu veux ? T’es costaud, petit mais costaud, et tu en imposes. Et puis il paraît que tu aimes la Chasse. C’est vrai ça, tu aimes la Chasse ?
- Quelle question !
- Et une chasse au trésor, c’est un genre de Chasse, non ?
- Si on veut mais moi j’aime bien mâcher. On peut le mâcher ton trésor ?
- J’en sais rien, tout ce que je sais c’est qu’il y a un trésor qui m’attend dans le quartier d’à côté, enterré dans la cave d’une vieille maison humide.
- Le quartier d’à côté c’est pas mon quartier, j’aime pas m’éloigner.
- T’as peur que les proies t’échappent ?
- Rigole pas avec ça tu veux ? Et qu’est-ce que j’ai à voir avec ton trésor ?
- Je te l’ai dit : j’ai besoin d’un compagnon de chasse.
- Je chasse seul.
- Moi je vis seule, on va essayer quelque chose de nouveau, tu veux bien ?
Bébert rumine un peu. Il est doux quand il me regarde, je devine qu’il se retient de ne pas m’expliquer comment on décapite une poule proprement. Il grommelle :
- Bon, il est où ton trésor exactement ?
Δ
C’est ça ma faiblesse : je sais pas dire non. Quand je suis sur une piste, rien d’autre ne compte que la perspective de voir jaillir le sang, mais le reste du temps, je cogite trop, je tergiverse, et au final, je dis « oui ». Ça me donne envie de me botter le cul. La Vieille me dit qu’elle a entendu dire par un type qui l’a entendu d’un autre type, etc, etc, qu’il y a un trésor caché dans le sous-sol d’une maison du quartier d’à côté. Bon. Elle sait pas quelle maison exactement. Ah. Elle appartiendrait à un très riche ermite qu’on voit peu sortir de chez lui. Définition d’un ermite. Et puis si on le voit peu sortir de chez lui ça va être coton de le trouver. Voilà la base de travail. C’est du propre, ça donne pas du tout envie de se flinguer. Je suis sur le point de me faire pousser une paire et de dire « non » quand elle ajoute qu’il faudrait avant tout embaucher Félix. Cet espèce de dandy ! Déjà que la perspective de me lancer dans une partie de Chasse avec la Vieille me réjouit pas, faudrait encore se farcir Monsieur Mèches Blondes… J’inspire un bon coup pour ravaler le ricanement qui gronde au fond de ma gorge et puis je me dis que c’est pas une si mauvaise idée que ça, au fond. Félix a des connaissances qui dépassent le cadre du quartier. Les richards partagent tous le même aïeul, c’est ce que je dis. Félix pourrait savoir de quelle maison il s’agit. Ça, c’est ce qu’elle me dit pour se justifier, mais c’est ce que je pense en même temps alors je déglutis un bon coup et je valide. Après tout, peut-être que le trésor sera défendu par une ou deux proies bien juteuses.
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