Chapitre 1 — Un jour, en novembre

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C’était un jeudi du mois de novembre. Le cimetière fleurissait à n’en plus finir. Avec la toussaint de l’avant-veille, de nombreuses personnes avaient commémoré le départ de leurs proches. J’avais toujours détesté cette pratique. Non pas par aversion envers la religion, mais parce que je ne pensais pas que fréquenter la tombe d’un défunt à cette date précise, une fois par an, prouvait nécessairement toute l'étendue de notre compassion envers celui-ci.

Enterrés sous terre, nos « morts » ne remarquent pas les efforts que nous leur témoignons. Ces efforts, nous ne les consentons que par besoin de nous réconforter nous-mêmes. La visite annuelle n'est qu’un symbole dont on peut aisément se passer. Se rappeler, lui, est un besoin dont on ne peut pas se passer.

Assis face à la tombe de mon grand-père, j’essayai de me remémorer ma dernière visite. N’était-ce pas, finalement, le jour de son enterrement, onze ans plus tôt ?

Je devais avoir dans les dix-huit, dix-neuf ans, à l’époque. Pourtant, je gardais de l’inhumation un souvenir précis et impéris-sable. Depuis ce jour, j’avais compris que la mort, finalement, était le fardeau des vivants. Ceux qui meurent ne se soucient plus de ceux qui vivent. Ceux qui vivent, eux, pleurent leurs morts. La douleur n'est plus réciproque. Elle devient unilatérale.

J’avais tant regretté mon grand-père, après son décès, que j’en avais haï la Terre entière, lui compris. Une fois éteint, j'aurais voulu lui dire à quel point j'avais trouvé son départ injuste. J'aurais voulu partager ce mal-être qui m'envahissait jour et nuit ; ce vide qui m'absorbait de l'intérieur.

J'aurais aimé exprimer toute ma rage.

J'avais gardé ce ressentiment en moi pendant un certain temps, durant ma jeunesse — deux à trois ans, à peu près. Ensuite, une fois le choc partiellement absorbé, j'avais entamé mon deuil. Je souffrais toujours seul, mais je ne lui en voulais plus. Je n’étais pas retourné le voir dans ce cimetière pour autant, car je n’en avais pas ressenti le besoin ; penser à lui me suffisait.

C’était chose faite, désormais, et, à part quelques souvenirs douloureux issus de la cérémonie funèbre, je n’en retirai rien.

D’ailleurs, j’étais arrivé à cet endroit par hasard, suite à une course effectuée pour un client. Quand on est chauffeur de taxi, comme je l’étais à cette époque, on ne choisit pas sa destination, on la subit. J’avais donc rejoint la ville d’Estrignies-en-Ostrevent, sans même me rendre compte du symbole que cela représen-tait.

Je contemplais cette pierre tombale, ce nom : « Roger P. ». Il avait forgé une grande partie de mes principes. À chaque instant important de mon existence, sa voix résonnait en moi.

À ses côtés résidait ma grand-mère que je n'avais jamais connue, mais dont j'avais tant entendu parler. Disparue avant même la rencontre de mes parents, je ne connaissais d'elle que les innombrables descriptions de ma mère.

Deux plantes avaient été déposées sur leur sépulture ; une pour chacun de mes grand-parents. Probablement par ma mère. Les symboles, c’était son truc.

Je saluai mes « morts » dans mes pensées, puis retournai à ma voiture. Ce n’était pas dans ce bled pourri que j’allais trouver un client, et il fallait accélérer la cadence si je voulais gagner quelque chose de décent.

En ouvrant la portière, je remarquai aussitôt la présence du gros Archie à l’arrière. Je me demandais pourquoi il réapparaissait, celui-là.

« La fleur était de mauvais goût, grommela-t-il. C’était un putain d’hortensia, et je déteste les hortensias ! »

Sans l’écouter et, donc sans répondre, je me réinstallai dans ma Citroën, et la démarrai.

« Allez, sois sympa, reprit Archie. Je suis sûr qu’en cherchant un peu, on pourrait s'entendre ! »

Je clignai des yeux en espérant que cela le ferait disparaître, mais il restait là à jacasser.

« Écoute, mon vieux. On est potes, toi et moi. On devrait pas se serrer les coudes de temps en temps ? J’ai besoin de bouger un peu, sinon, je crois que je vais exploser. Y a pas un truc que tu voudrais qu'on fasse ? Bordel, on va pas continuer à se reluquer en chiens de faïence toute notre vie, non ? »

Toujours aussi vulgaire, celui-là. Je le dévisageais dans mon rétroviseur intérieur. Il me donnait envie de vomir, tant il était hideux.

Son corps, une unique et grosse boule verte purulente, n'était qu'un amas de graisse difforme et innommable dont la peau suintait, affublé d'un nez minuscule en forme de trompe et d'un seul œil injecté de sang : un vrai monstre !

« Tu n’existes pas, Archie, m’énervai-je. Alors, casse-toi ! »

L’œil perplexe et dégoûtant d’Archie me contemplait en retour. Lorsqu’il se mit à parler, une étrange odeur de rance me piqua au nez. J’ouvris immédiatement les vitres.

« N’insiste pas trop là-dessus, Laurent, me sermonna-il. Tu sais que j’existe. Tu le sais, mais tu fais semblant de l’ignorer. Comme un moine qui fait semblant d’oublier de vérifier la contenance de son calice quand il boit du vin. Tu sais, mais tu fais mine de pas savoir, n’est-ce pas ? »

Un dialogue de sourds se préparait, une fois encore.

Archie me tapait sur les nerfs depuis de longues années, même si, par chance, je ne l'avais plus revu pendant des mois avant ce jour. Je pensais même m'en être débarrassé.

Malheureusement, à force de le voir disparaître puis réapparaître, je commençai à douter. Et s'il était réel ? me demandais-je constamment.

« Allez, Laurent ! On va jouer à un petit jeu. Pour te prouver ma bonne volonté, et pour recoller les morceaux entre nous, demande-moi une chose qui te ferait plaisir, une seule, et, quelle qu'elle soit, je la réaliserai ! »

Malgré la vitre ouverte, l'odeur nauséabonde d'Archie ne trouvait pas le chemin de la sortie. Elle imprégnait la voiture.

« Tu te prends pour un génie ? m'étonnai-je. Est-ce que te demander de te laver serait considéré comme un vœu, et penses-tu au moins en être capable ?

— Ha, très drôle, s'amusa-t-il. Tu vois, on commence à se marrer ! Allez, t'en as pas une autre, comme celle-là ? Je m'ennuie vraiment !

— Laisse tomber », me résignai-je.

Plongé dans mes pensées, je me rappelais que les hortensias étaient les fleurs préférées de mon grand-père. Ma mère savait ce genre de choses. Les symboles, encore...

« Laisse tomber, me répétai-je. La seule chose que je voudrais, maintenant, ce serait revoir mon grand-père. J'aurais tant de choses à lui dire.

— Revoir ton pépé... hum... pas de problème ! s'exclama-t-il. Fallait le dire plus tôt ! »

Las, je clignai des yeux, une fois de plus. Archie disparut enfin.

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