Chapitre 4 — Entre rêves et réalités
Malgré son décès, mon pépé m’avait toujours accompagné, spirituellement parlant. J’entendais constamment sa voix et suivais au mieux le chemin qu'il avait tracé durant sa vie. Épaté par son intarissable générosité tout autant que par sa sagesse, j’essayais de m'imprégner de sa personnalité, de ressembler à mon modèle. Je marchais sur ses pas, m'appropriais sa façon de penser. Et c’était aussi de cette manière que j’avais l’intention d’éduquer mon enfant à naître. Ainsi, l’existence de mon grand-père n’aurait pas été vaine.
J’avais refusé tout le reste, ne m’attachant pas à quelque objet que ce fût. Pour tout héritage, ce que j’avais réellement perçu n’avait pas de prix.
Après tout, il avait vécu comme cela, mon pépé. Peu matérialiste et fortuné, il s’était enrichi — et nous avait enrichi — à l’intérieur, avec des valeurs qui ne s'achètent pas.
Veuf très jeune, il ne s’était jamais remarié, avait élevé seul ses sept enfants et conservé, jusqu’au dernier jour, sa maison des mines dans laquelle il avait vécu plus de cinquante ans. Même après le départ de ses enfants du foyer familial, il n’avait pas hésité à subvenir à leurs besoins, quitte à sacrifier le peu de confort qu’il s’autorisait.
Après sa mort, il m’enseignait encore la vie. J'avais toujours espéré que, s’il se réveillait un jour, s’il pouvait me voir, il aurait été tout aussi fier de moi que j’étais fier de lui.
Et pourtant, à cet instant, après tous les « signes » avant-coureurs de cette matinée, il se tenait face à moi, en chair et en os. Il me regardait, circonspect, probablement étonné que je n’eusse pas encore avancé vers lui pour lui dire bonjour. Je ne savais pas quoi faire, et, d’ailleurs, je ne savais pas s’il fallait faire quoi que ce soit. J’aurais voulu me pincer, mais j'avais peur de me réveiller, de m’apercevoir que tout ceci n’était qu’un rêve. Je me sentais perdu au milieu de mes doutes et mes espoirs.
En souriant, mon grand-père se baissa vers moi.
« T’as perdu ta langue, tu ne dis plus bonjour ? »
Je reconnus sa voix, sa manière de parler assez fort, et en patois, mais également sa posture, droite, témoin d’un caractère solide, bien que timoré au premier abord. Sur son crâne partiellement dégarni, quelques cheveux noirs et épais étaient peignés en arrière et parsemés de mèches grises. Il revêtait son bleu de travail, qui surmontait un tee-shirt noir, et avait mis sa paire de lunettes habituelle. Il l'avait tant portée, autrefois, que je ne pouvais l'imaginer sans celle-ci, au risque de ne pas le reconnaître.
Par contre, dans mes souvenirs, il n’était pas aussi grand. Certes, sa corpulence en imposait, mais, à cet instant, je paraissais minuscule à ses côtés. Il faisait même, à n'en pas douter, au moins le double de ma taille. Son ventre arrondi semblait énorme.
« Qu'est-ce que tu attends pour dire bonjour à pépé ? s'écria ma mère derrière moi, en me tapant l'arrière du crâne. Fais-lui un bisou ! »
Un bisou ? pensai-je. Ma mère ne me parle plus comme cela depuis longtemps !
Elle entra dans la maison, après avoir salué mon grand-père, et je remarquai à quel point elle était grande, elle aussi. Pas autant que lui, mais bien plus que moi. Ses cheveux noirs étaient bouclés, comme à l'époque des années quatre-vingt-dix, où elle ne jurait que par cette coiffure.
Je perdais sûrement la tête. Je lui demandai, hagard :
« Qu'est-ce que tu fais, maman ? C'est bizarre de te...? »
Je me tus, effrayé par ma propre voix, si différente. Ma mère reprit :
« C'est toi qui es bizarre, Laurent. Dis bonjour ou je te punis !
— C'est pas grave, tempéra mon pépé. Il fait peut-être la tête ? »
Tous deux se dirigèrent vers le jardin. Je préférai me rendre dans la salle à manger. Je me rappelais du grand miroir accroché sur le mur. Je voulais vérifier mon apparence, soucieux des transformations subies par mon propre corps.
Lorsque je vis mon reflet, je fus à nouveau pris de vertiges. D'après mon visage juvénile, j'estimai avoir huit ans, tout au plus. Pas étonnant que tout le monde avait l'air si grand. En outre, mes vêtements me firent bondir. Je portais un short jaune, taché d'herbe, des baskets blanches, des chaussettes remontées sur mes mollets et un polo bleu marine. Le mauvais goût à l'état pur !
Maintenant, c'est sûr, c'est forcément un rêve, confirmai-je à voix basse. Ça semble si réel, pourtant !
Je marchai vers le jardin, chancelant, sous l'effet de surprise qui, lui, ne faiblissait pas. Je manquai de tomber à plusieurs reprises, tout en redécouvrant avec plaisir cette demeure dont je me souvenais parfaitement.
Très modeste, l'agencement était plus pratique qu'esthétique. Les meubles imposants en bois vernis réduisaient pourtant l'espace, même s’ils facilitaient le rangement. Le carre-lage vieillot et terne, quant à lui, assombrissait les pièces. En outre, peu de luminosité s'infiltrait dans la maison. Par je-ne-sais-quel mystère, je trouvais que l'ensemble avait un charme particulier.
Tout ce que je voyais paraissait immense : la télévision à écran cathodique, la commode sur laquelle elle était posée, sans parler des fauteuils et du canapé en cuir qui prenaient une place phénoménale dans la pièce. Je m'installai sur ce dernier un instant, nostalgique. Con-fortablement assis, mes pieds n'atteignaient plus le sol.
Je repris mes marques ; rien n'avait changé.
Je me levai en toute hâte et descendis les deux marches menant à la cuisine, pour sortir vers l'extérieur. De l'eau chauffait sur un poêle à charbon, sans doute en préparation d'un café. Je me rappelai de son goût amer qui restait en bouche, lorsqu'il était mélangé à la chicorée.
Tous ces souvenirs refaisaient surface. Ils cheminaient en moi, pour mon plus grand plaisir.
Même si ce n'est qu'un rêve, je compte bien en profiter, m'encourageai-je en ouvrant la porte.
Dehors, le soleil cognait. Une telle chaleur en plein novembre, encore un événement improbable. Pourtant, il faisait froid, quelques minutes avant que je ne fusse transporté dans cette « nouvelle réalité ».
Dans le jardin, ma mère contemplait les fleurs, en présence de mon grand-père. De nombreux hortensias siégeaient près du potager. Les mêmes que ceux déposés au cimetière, que j'avais aperçus quelques minutes auparavant.
Trop de coïncidences, de signes et de symboles, selon moi !
Je sautai dans les bras de feu mon grand-père et le serrai le plus fort possible.
« C'est pas trop tôt ! s'exclama maman. Tu n’es pas normal, aujourd’hui. Tu couves quelque chose ? »
Je ne répondis pas. Je ne desserrai pas mon étreinte, non plus, aussi perturbé qu’heureux de pouvoir revivre momentanément cette époque, et de pouvoir enfin libérer des sentiments si longtemps prisonniers.
L’univers avait cessé de tourner un instant, et j’en étais satisfait.
« Laisse-le respirer, quand même ! » ordonna ma mère en nous séparant.
Submergé par les émotions, je pleurais à chaudes larmes. Je revivais des instants banals de mon existence d’enfant, mais une nouvelle magie opérait. Une nostalgie, mêlée de regrets et d’une conscience inflexible de la dure réalité d’un futur lointain.
Fatigué et haletant, je suffoquai un peu. Ensuite, le monde tangua, le ciel bascula, et je tombai dans les pommes.
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