Chapitre 9 — Un air d'accordéon

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Dans la salle à manger de mon grand-père, tout le monde buvait son café, repu. Des plats froids divers et quasiment vides — taboulé, salades, pâtés maison et autres charcuteries — étaient posés sur la table.

Mes parents semblaient exténués. Ils s'envoyaient quelques regards désabusés et discrets pour manifester leur envie de rentrer à la maison.

Quant à ma tante maternelle et son mari, ils se chamaillaient gentiment, comme à leur habitude. Ils formaient un couple parfait, jeune, plein de ressources — la trentaine. Cependant, aucun des deux ne se résignait à laisser le dernier mot à l'autre.

« Non, tu ne joueras pas ta musique ce soir, Jean-Pierre ! s'exclama ma tante.

— Allez, ça fait si longtemps, rétorqua-t-il.

— Non, j'ai dit : non ! Tu vois pas que tout le monde est fatigué ?

— Mais, je suis sûr que pépé est d'accord ! tenta-t-il.

— Mais oui, laisse-le faire », sourit mon grand-père, timidement enjoué.

Ce fut donc mon pépé qui eut le dernier mot, comme souvent, au grand désespoir de mes parents qui dormaient sur place.

Mon oncle, surexcité, s'empressa de filer vers sa voiture pour sortir de son écrin son instrument fétiche.

Ce jour-là, on fêtait Noël. Et les enfants — mes cousins, mon frère, ma sœur et, par conséquent... moi — semblaient déçus de devoir patienter davantage, alors qu'ils lorgnaient sur leurs cadeaux, toujours emballés.

En me regardant discrètement dans le reflet du miroir, je compris que j'avais neuf ans, au mieux. J'avais fait un nouveau bond en arrière.

Je revivais une situation anodine d’un passé lointain.

« Chaud devant », s'écria mon tonton en me bousculant un peu.

Il tenait fièrement son accordéon en main, puis, revenu à sa place d'origine, en face de mes parents, il enfila les bretelles avec une dextérité impressionnante. Il avait pourtant beaucoup bu. Deux minutes auparavant, il bégayait un peu.

Mais une fois lancé dans ses innombrables notes musicales, il n'était plus tout à fait la même personne. Il se transformait en musicien, sûr, fier de lui et maîtrisait parfaitement son sujet. Subjugué, je ne bronchais pas. J'écoutais.

Je ne me souviens pas avoir autant apprécié cette musique, à l'époque, pensai-je.

Cet air, je ne le connaissais même pas. Plutôt festif, il datait sûrement d'une époque musicale révolue à laquelle je ne m'étais jamais intéressé. Cela ressemblait plus à de la valse musette qu'à de la variété, mais ça me donnait toutefois du baume au cœur.

Mon oncle, décédé des années plus tard d'un cancer de la gorge alors qu'il n'avait que 56 ans, était toujours resté discret. Besogneux et courageux, il avait élevé ses enfants avec peu de moyens, mais beaucoup d'énergie. À cet égard, je l'avais toujours considéré comme un héritier spirituel de mon grand-père, même si aucun lien de sang ne les unissait. D'ailleurs, il avait longtemps vécu chez lui, au début de son mariage avec ma tante. De toute évidence, mon grand-père avait été pour lui, comme pour beaucoup, une véritable source d'inspiration.

J'eus de la peine à les revoir ensemble... Eux qui, des années plus tard, avaient disparu.

C’est fou comme se rappeler de notre bonheur peut nous rendre triste, me répétai-je.

Mon père, pensif, restait concentré sur moi, comme s'il se doutait de quelque chose. Comme s'il avait remarqué que je n'étais pas vraiment le gosse de neuf ans qu'il aurait dû avoir face à lui. Il n'avait que trente ans, au plus. Comme moi... même si je n’en avais pas l’air, dans ce corps de gamin.

Et pourtant, contrairement à moi, il était déjà père de trois enfants.

En y repensant, le poids qui pesait sur ses épaules à cette époque était considérable. J'avais toujours cru qu'il avait sacrifié une partie de sa vie, et de ses rêves, pour nous élever. Les efforts incommensurables dont il avait fait preuve pour nous, ses enfants, m’avaient marqué. Pendant un temps, je me considérais comme un fardeau à son encontre. Je ne me souviens pas d'un instant où il a pu exercer pleinement l'une de ses passions, faute de temps.

Maintenant que je m'apprêtais à devenir père à mon tour, mon avis sur cette question changeait du tout au tout. La notion de sacrifice n'était pas tout à fait inappropriée. Cela dit, je n'avais jamais été un fardeau. Sans aucune prétention, je dirais même que nos existences, à mon frère, ma sœur et moi, l'avaient poussé à se surpasser. Cette abnégation dont il avait fait preuve, elle traduisait aussi une frayeur qui ne l'avait sûrement jamais quitté. Une peur sous forme de question incessante : serais-je à la hauteur ?

À l'évocation de cette question, le décor vacilla une nouvelle fois. Elle faisait écho en moi à un doute si profond qu’elle menaçait les fondations de l’irréalité dans laquelle j’étais plongé. J'allais perdre connaissance à nouveau. Pourtant, je n'avais pas pris le temps de discuter avec mon grand-père. Je n'avais pas profité de ces rencontres imprévisibles pour le question-ner tel que je l'aurais voulu.

« Pépé ! criai-je, interrompant la valse de mon oncle. Pépé, je dois te dire quelque chose !

— Tu es obligé de crier comme ça ? s'étonna ma mère, subitement réveillée. Tu manques de respect à tout le monde. »

Mon grand-père se leva, le regard teinté de compassion. À l'écoute, il détendit l'atmo-sphère :

« Bah alors, qu'est-ce qui t'arrive, t'as encore perdu ta langue ? Tu dois me dire quoi ? Pas des bêtises, j'espère ? »

J'allais tomber. M’éloigner encore de cet instant, de ces souvenirs. J'avais peur de ne plus revoir mon grand-père, cette fois-ci. Je luttai, mais sentis une force supérieure peser sur mes épaules. À croire que quelqu'un voulait m'extirper de mes rêves.

« Pépé ! Je... Je ne veux pas que tu meures ! »

Trou noir. Une fois de plus, je m'endormis sur le souvenir de mon pépé, souriant.

« T'inquiète pas Laurent, je ne mourrai jamais ! » avait-il répondu, amusé.

Il avait menti.

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