Chapitre 14 — En voiture (5)
À mon réveil, Archie avait disparu. Il ne restait de lui qu’un relent abominable : mélange de rance et de tabac. Je me trouvai dans la Citroën, dont le moteur allumé toussait un peu.
Qu’as-tu fait à ma voiture, Archie ? questionnai-je à voix haute, certain qu’il se cachait quelque part.
J’auscultai l’intérieur de mon véhicule, sale comme jamais. Des boîtes en carton, vestiges d’innombrables repas de fast-food, étaient éparpillés sur la banquette arrière. Sur le volant, un post-it étrange affichait un message.
« À ton réveil, tu ne me verras plus. Pourtant, j’existerai encore. »
S’agissait-il du dernier message d’Archie ? Comment savait-il que je ne le reverrai plus ? Je repensai à ses paroles, aux histoires qu’il m’avait racontées pendant que je revivais des événements du passé.
Tous les hommes qui m’ont vu m’oublient aussitôt.
Je tenais pourtant en main une preuve de son existence : un petit bout de papier sur lequel avait été couchée son écriture pour le moins singulière ; assez scolaire, à vrai dire.
Je jetai un coup d’œil dans le rétroviseur intérieur, vers le reflet de mon visage de trentenaire. Pas de doute, j’étais bien revenu dans le présent. Quelque chose avait pourtant véritablement changé en moi. J’étais devenu celui qui, après avoir fui vers son passé en plongeant dans des périodes éparses de son enfance, avait décidé d’affronter la réalité du monde adulte.
J’osai un sourire, que me renvoya le rétroviseur. Ce sourire me rappela celui de mon pépé.
Lui qui luttait pour rester éveillé, lui qui souffrait... il avait souri.
Je lui avais demandé de me dévoiler son secret le mieux gardé. Comment fais-tu pour être un si bon père ?
Et il avait souri.
Comme si la simple évocation de cette vérité l'avait profondément rassuré. Comme si, jusqu'au dernier jour, il avait douté de ce fait. Il était l'homme idéal, le père et grand-père parfait, pour moi, et pourtant, il s'était remis en question jusqu'à son dernier jour.
Je fermai les yeux un instant. Ainsi, les souvenirs parurent plus clairs, à l'intérieur de moi.
« Je crois que je suis guéri, Archie... », avouai-je.
Il n’y avait pas de réponse à ma question. Pas de recette miracle. Ni de secret. Cultiver le doute jusqu’à la fin de sa vie est la seule vérité à laquelle il faudra se cantonner.
Je démarrai la voiture, qui empestait toujours le cigare. Je me décidai à faire un détour vers le cimetière et me recueillis silencieusement devant la tombe de mon grand-père.
La première fois que j'avais vu Archie, le jour où j'avais touché le fond, c'était ici-même. Je m'en souvins tout à coup. Nous venions d'enterrer mon grand-père et tout le monde avait pleuré sa perte. Tout le monde, mais pas moi. Je contenais ma détresse. Je ne voulais pas la communiquer.
Je ne voulais pas être un fardeau pour autrui, persuadé qu'il fallait maintenir le cap, en apparence du moins.
Et Archie était apparu :
« Vas-y, chiale, gamin ! » avait-il beuglé.
Mais aucune larme ne montait ni ne descendait. J’étais resté figé, amorphe.
Il avait mis le temps, mais Archie avait réussi à me faire pleurer, onze ans après. Quant à ma confiance en moi, futur père anxieux, elle revenait petit à petit.
« Merci, Archie..., chuchotai-je à moi-même, persuadé qu'il n'était pas si loin et qu'il pouvait m’entendre. T'as intérêt à foncer mon gros, tes enfants t'attendent. C'est le moment de penser à toi ! À ton âge, tu n’as plus une seule seconde à perdre ! »
Un jour complet avait passé depuis que je m'étais évanoui. Ma femme se faisait sûrement un sang d'encre. Il était temps de rentrer à la maison.
Désormais, je savais que lorsque le jour viendrait, lorsque ma fille naîtrait, je me sentirais enfin prêt. Les doutes s’empileraient les uns sur les autres, ils s’amplifieraient sûrement avec le temps, et je ne parviendrais probablement jamais à les dissiper.
Mais cela ne m’empêcherait plus d’avancer, conservant en moi l’image du sourire soulagé de mon grand-père.
Peu importent mes questions. Et encore moins leurs réponses.
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