Réveil à l'hôpital
Certains, ayant vécu cette étrange expérience, affirment avoir vu une lumière blanche. D'autres parlent de silhouettes lumineuses, de voix amies et d'une douce chaleur. Je l'ai lu dans un magasine branché. Ça a le vent en poupe les histoires sur l'au-delà. Le monde est tellement merdique qu'on préfère aller voir ailleurs. Si ça se trouve, ce n'est pas si mal de l'autre côté. On se projette dans l'aire du Verseau, un monde où tout est plus beau. On en fait des chansons. Et comme ça ne marche pas, alors on brandit un drapeau noir et on gueule Anarchie vaincra ! Faut croire que ça fait du bien. Un exutoire, c'est psychologique. C'est la sacro-sainte peur de la mort, la fin de l'érection et le corps qui pourrit dans la terre. Le principe bouddhiste et ses 108 enfers. La réincarnation. Le karma. Le darma... Même les curés y vont de leur grain de sel avec leur histoires de vie éternelle. Marcher à côté du seigneur. Des racontars, de la foutaise... Il faut toujours qu'on nous farcisse la tronche avec des idées toutes faites. Il faut bien dédramatiser l'instant fatal. La vérité ? Quand on est mort, il n'y a pas de lumière blanche, juste du noir, et une machine qui fait bip bip et vous empêche de dormir. La seule lumière, c'est un petit point lumineux qui oscille en courbes régulières, une insupportable odeur d'éther et des pas dans le couloir.
Mon corps est lourd, pas vraiment douloureux. Groggy. Je n'ai ni chaud ni froid, ni faim, ni soif, ni peur, ni mal. Je flotte, semblable à une plume sur l'air ouaté, du coton plein la bouche. J'ai envie de vomir. Ça doit être le purgatoire. Les dieux me jugent. Qu'est-ce qu'on en fait de celui-là ? Il a bien survécu à l'Algérie, on ne va le faire remonter maintenant. Une pituite acide m'afflige les amygdales. Faut que je dégobille toutes les saloperies que j'ai avalées dans ma vie avant de paraître devant Saint-Pierre. Je lui dirais c'est pas de ma faute, c'est la société qui veut ça. Elle est gangrenée la société. C'est pas nouveau. J'ai tout ce qu'on m'a demandé pour me fondre dans le moule. Bon élève à l'école, des études bien longues, un bon job qui rapporte bien, un crédit pour mon appartement rue Gay-Lussac, un autre pour la Dauphine que j'ai pulvérisée sur la nationale 7, un mariage, une procédure de divorce. Pas de gosse heureusement, faut pas tout cumuler. On en gardera pour plus tard. Pas trop mal pour un gars qui rampait dans les tranchées d'Alger six ans plus tôt, la peur au ventre, les fellagas au cul et les potes qui crevaient dans mes bras. Et maintenant, je suis là, au purgatoire des pauvres cons, à me demander si ça valait le coup et pourquoi j'ai fait ça...
Une porte qui s'ouvre. C'est à peine si je l'entends. C'est normal, les anges, c'est silencieux. J'entrouvre les yeux. L'air chargé d'éther et de désinfectant me pique la rétine. L'ange se penche sur moi. On en fait tout un poésie des anges, on les célèbre, on les chante, les petites abeilles de Dieu. Raphaël les a peints sur la coupole de la chapelle Sixtine, grassouillets, espiègles, pleins de malice, avec des joues roses et des yeux fripons. Encore de la foutaise ! Celui qui m'apparaît est sec et osseux, avec un nez d'aigle, un sourire sadique et des yeux inquiétants à vous flanquer la chair de poule, le genre Docteur Mabuse dans le film de Fritz Lang. Si je m'en sors, je leur dirai moi, aux grands mystiques harekrishniques, comment ça se passe. Je leur dirai que leurs grandes théories c'est un tissu de conneries. Les anges, ils flanqueraient la trouille à une armée de néo-nazis.
J'essaie de bouger mais sans autre succès qu'une série de douleurs à la limite du supportable. J'ai l'impression d'être passé sous une moissonneuse-batteuse.
― Il se réveille, docteur !
Ça, pour me réveiller, je me réveille. Même la mort n'a pas voulu de moi. Voilà pourquoi tout est moche et froid. Voilà pourquoi docteur Mabuse et l'infirmière penchent sur moi leurs visages hideux.
― Alors, monsieur Devinsky, on nous a fait une belle peur.
Je ne sais pas pourquoi mais j'ai toujours détesté ce vocabulaire pipi-caca, celui dont on use pour les mômes. Quand j'étais môme, je n'aimais déjà pas ça. L'infirmière me dévisage avec de gros yeux énamourés, des yeux globuleux que la graisse de son visage n'arrive même pas à avaler. Elle suinte des bacchantes, j'ai horreur de ça. Pour un type qui émerge du coma, ils auraient pu me balancer une infirmière du genre Raquel Welsh ou Jane Fonda. J'ai mal partout, c'est à peine si j'arrive à bouger le petit doigt. Le docteur me taquine. Seize fractures en une fois, leur record cette année.
― L'année dernière, on nous amené un accidenté de la route. Son véhicule a été écrasé par un camion. Un miraculé. Trente-deux fractures. Il n'a plus jamais remarché. Dans votre cas, on peut dire que vous avez de la chance. La chance est capricieuse.
― Oh oui, de la chance, enchérit la grosse infirmière, votre visage est indemne. c'eut été dommage, un beau garçon comme vous.
― On vous a plongé dans le coma pour vous éviter de souffrir. Il y a trois semaines que vous êtes parmi nous.
Trois semaines ! Qu'est-ce qui a bien pu arriver en trois semaines ? Je ferme les yeux et me renverse sur mon oreiller. Croyant à un accès de fatigue, Docteur Mabuse et la grosse infirmière se retirent. Trois semaines ! Qu'est-ce qu'elle a bien pu faire en trois semaines Francesca ? Un autre amant, ou toujours le salaud avec lequel je l'ai surprise au lit alors qu'elle était censée être en stage de perfectionnement pour sa boîte? Elle a dû vider notre compte en banque et demander le divorce. Après la crise que je lui ai faite, la torgnole que je lui ai flanquée, et son amant que j'ai balancé par la fenêtre à poil, elle doit être en pétard. Je ne vois pas pourquoi, il y avait une piscine sous sa fenêtre. Dommage, j'aurais bien voulu voir sa gueule s'éclater sur le trottoir. Peut-être qu'il l'aurait vue, lui, la lumière blanche...
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