Au delà du fleuve

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Non… Pourquoi ? Pourquoi est-il mort ?

Le sang s’écoule de sa plaie béante, au milieu de sa poitrine. La barre de fer a déchiré ses organes, mais son visage reste inaltéré. Pourquoi ? Il ne devait pas mourir. Pas lui. Pas maintenant. Pas dans un simple accident de voiture. Quelqu’un comme lui aurait dû partir dans la gloire et la lumière, pas dans l’eau croupie d’un caniveau, une nuit sans lune. C’est trop bête. Il avait tant de choses à faire. Tant de choses à présent perdues…

Plic !

Qu’est-ce que… Ce bruit ! Je le reconnaitrais entre mille ! C’est…

Plic !

Le sablier agonique ! Il s’est enclenché ! Cela veut dire que… que… qu’il est encore en vie ! Plus pour très longtemps, mais il vit encore. Que dois-je faire ?

Tchhhhhh !

Au loin, j’entends un sifflement de chaudière. Le train des âmes arrive ! Vite ! Dès que le sablier aura terminé le décompte, il sera mort. Il ne me reste que peu de temps si je veux le sauver. Je ne peux toutefois pas le laisser là sur le trottoir. Je brise la vitre d’un café à proximité, sans faire trop de bruit. Je traine son corps en train de refroidir à l’intérieur du bâtiment et l’installe sur une série de fauteuils rouges. Le temps de déposer une nappe en guise de couverture et bandage sur son torse, et je pars vers le pont Charon.

Plic !

Il pleut. Il m’est difficile de courir avec ces talons aiguilles sur les pavés glissants. La brume m’empêche de voir à plus de dix mètres. Il ne faut pas qu’il m’arrive quoi que ce soit, sinon tout est perdu. Je dois… m’arrêter… Je ne suis pas habituée à courir… Le pont n’est plus très loin… Courage ! Il faut que tu le sauve…

J’y arriverai ! C’était écrit. Je l’ai lu. Il vivra. Je le sais. Il vivra ! Ce vieux texte… Je m’en souviens encore. C’était il y a dix ans…

Plic !

Plus le temps pour les souvenirs ! Je dois accélérer. Au prochain tournant, j’atteindrai l’Achéron. Encore quelques dizaines de mètres, et j’y suis… C’est bon ! L’ancien pont de pierres noires est devant moi.

Pour passer, il faut que je respecte le rituel. D’une main tremblante, je sors une petite bourse en cuir. Les pièces à l’intérieur tintent tant je frémis. Je prends une épaisse monnaie de bronze, et m’approche d’une statue postée au milieu de la chaussée, entre les deux voies. Je m’agenouille devant elle. Il fait froid, soudainement. J’avance mon bras lentement, puis laisse tomber la lourde obole dans la main tendue du passeur.

Plic !

Un brusque coup de vent balaie la brume sur la rive opposée. Je peux passer ! Je cours à l’autre bout du pont et me retrouve alors en face d’une immense grille en fer forgé. Je recule à la vue de l’imposant portail. Pas le temps… de se tourmenter… Je dois le faire...

D’un doigt hésitant, j’appuie sur une sonnette d’un autre âge. Aucun bruit… Le silence devient écrasant. Il faut que j’entre dans…

OUAH ! OUAH !

Je sursaute et tombe par terre. J’ai le souffle coupé. La créature sombre continue de hurler sur moi depuis l’autre côté de barrière. Je ferme les yeux. Respire ! Respire ! Les rugissements ponctuent mon inspiration affolée. J’entrouvre un œil. La brume s’est un peu dissipée. J’ouvre le deuxième. La bête est toujours là. C’est un chien. Un énorme dogue au pelage abyssal. De la bave gicle de sa large gueule. Ses crocs saillants pourraient déchiqueter ma chair…

Plic !

Je distingue soudain le son de pas derrière le cerbère. Quelqu’un vient. Est-ce pour me faire venir à l’intérieur… ou pour me chasser ? J’aperçois enfin une personne tenant dans sa poigne gantée un trousseau de clés cliquetant. Son costume est impeccable. Ses cheveux sont noirs de geai. Son allure est calme et noble. Malgré sa bouche impassible, je pourrais presque le trouver séduisant, mais ses yeux… Ils sont sans fond. J’ai l’impression de m’enfoncer dans son regard insondable. Je me recroqueville un peu plus, toujours affalée sur les pavés humides. J’ai peur…

L’homme attrape le molosse par un de ses trois colliers et le tire en arrière. Puis, il insère une clé à l’ancienne dans la serrure. Le verrou corrodé par la pluie tourne lentement. Enfin, la grille s’ouvre en grand.

« Vous pouvez entrer, à présent. »

Il retient toujours son chien déchainé mais de sa main libre, il effectue un geste m’invitant à pénétrer dans la propriété. Je me relève. Ma robe est trempée. Mes mains sont couvertes de boue grise. Je dois ressembler à une morte, après toutes ces émotions. Je sais que cela ne le dérangera pas. Il a l’habitude des trépassés.

Plic !

Je suis le propriétaire des lieux au travers d’un grand jardin. L’herbe est rase. La terre détrempée s’enfonce sous mes pieds. L’air est saturé. J’ai du mal à respirer. Le gazon est couvert de modestes fleurs blanches. Je reconnais l’asphodèle. Je pense alors à tous ceux qui demeurent ici. Tous ceux qui n’ont pas eu la chance d’être libérés. Je frissonne.

Plic !

Nous atteignons le manoir au centre du terrain. Son toit est trop haut pour que je puisse le discerner dans le brouillard. Je grimpe les marches du perron. Mon hôte relâche son dogue qui s’enfuit dans l’ombre. Puis, il me rejoint devant la lourde porte de frêne et la pousse. Encore une fois, il m’enjoint à m’introduire chez lui d’un simple mouvement. Je m’exécute. Il referme la porte après être lui-même entré. Je me sens mal à l’aise, ici. Tout y est luxueux, fastueux, riche, mais surtout inerte. Immobile. Figé.

Je rejoins le maitre de maison dans un grand salon. Un feu d’enfer ronfle dans la cheminée. Suite à un nouveau signe de la main, je m’installe dans un fauteuil cramoisi. J’ai l’impression que mon siège va m’avaler. Que je vais y disparaitre. Tout à l’air hostile dans cette pièce.

Plic !

Non ! Je remarque une jeune femme assise de l’autre côté de l’âtre. Elle est pâle. Sa tenue immaculée semble très fine. Elle porte une bague de platine dont le chaton est une pierre précieuse qui brille comme une étoile. Elle ne porte pas d’autres bijoux. Quant à son regard… je n’y vois rien. Si. De la tristesse. Des regrets. Une ancienne joie aujourd’hui effacée. Elle tourne la tête et réprime une larme. J’ai dû réveiller un souvenir oublié.

Son mari appuie son bras droit sur le dossier du fauteuil. Il me fixe avec insistance. Il sait que je vais lui demander quelque chose. Il sait que je vais lui devoir ce qu’il voudra. Il sait qu’il domine la situation, que je n’ai pas le choix, que je suis désespérée. Peut-être même sait-il pourquoi je suis ici.

« Que voulez-vous ? » m’interroge-t-il enfin.

« Je veux sauver une âme. Mon ami est en train de mourir. Je veux que… que… qu’il survive. » conclus-je, la voix brisée par la peine.

Mon interlocuteur se met à caresser son fin collier de barbe.

« Que m’offririez-vous, en échange ? »

« Que voulez-vous ? »

Un sourire traverse furtivement la face de mon hôte.

« Pourquoi pas votre âme ? »

Plic !

Je m’y attendais. J’enfouis mon visage au creux de mes mains. Il ne faut pas que je pleure. Pas maintenant. Si je lui donne mon âme, je ne sais pas ce qu’il me fera. On raconte tant de choses sur lui, sur ce qu’il fait… Je ne veux pas finir comme tous les autres, dans le jardin. Je ne veux pas.

Reprend-toi ! Tu dois le faire. Tu dois le sauver. Il va mourir. Il n’est plus temps de tergiverser. Tu dois le faire ! Pour lui. Fais-le pour lui. Fais-le pour tous les autres. C’est horrible…

« J’accepte… »

Plic !

Une ombre d’abattement s’étend sur le visage de la femme. Elle baisse la tête et sers les accoudoirs de ses doigts minces.

« Qui est l’heureux élu ? » demande l’homme d’un ton faussement enjoué.

« Je suis sûre que vous le savez. »

Il penche la tête sur le côté. Je pense qu’il attendait une réponse plus sentimentale, ou romantique. Il aime les beaux sentiments. Il n’en est pas capable, alors il aime les voir pour ensuite les briser. Il parvient toujours à ses fins. Tout le monde finit dans ses filets. Toutefois, je ne lui en veux pas. Il n’était pas cruel autrefois. Il a souffert plus que quiconque ne pourrait l’imaginer. Je n’arrive pas à le détester car moi aussi, je suis odieuse quand j’ai mal. Il est aussi humain que n’importe qui. C’est juste que lui, il a enduré bien pire…

Plic !

« Pourquoi ? Je ne comprends pas pourquoi vous tenez à l’extirper des griffes de la mort. Qu’est-ce qui vous motive ? Qu’est-ce qui vous pousse à aller sacrifier votre âme en ces lieux ? »

« Vous connaissez comme moi les écrits de jadis. Vous les avez lus, vous aussi. Vous savez ce qu’il fera. »

« Et vous pensez que ces ridicules prophéties de sages désormais en poussière vont un jour se réaliser ? Vous êtes sotte, ma pauvre enfant. Les prédictions ne sont là que pour faire patienter les peuples et leur permettre de mourir sans s’inquiéter. Vous n’allez tout de même pas me dire que vous prêteriez l’oreille à de pareilles sornettes ? »

Je déglutis.

« C’est ce qu’on appelle espérer. »

Plic !

Mon interlocuteur croise les bras dans son dos. Je l’ai ébranlé, semble-t-il. Il reprend la parole d’une voix hésitante.

« J’observe le monde depuis bien longtemps. Je connais nombre de comportements humains. Je les connais tous, même. Je parviens toujours à me les expliquer, à les comprendre, même les meilleurs et les plus complexe. Prenez la charité : la charité, c’est normal, cela ne m’étonne pas. Les hommes sont si fragiles et si misérables qu’il faudrait un cœur d’airain pour ne pas éprouver de la charité envers eux. Même l’amour qu’ils pensent indéfinissable obéit à une logique. »

Il fait une petite pause

« Hélas, un seul sentiment échappe à mon entendement : l’espoir ! Oui, le simple espoir, celui qui anime les carcasses décharnées dans les bidonvilles. Celui qui redonne courage aux plus démunis. Celui qui permet aux désespérés de continuer de vivre, jour après jour. Je ne le comprends pas ! Comment les hommes, en voyant à quel point hier était gris et aujourd’hui est noir, comment peuvent-ils penser, s’imaginer que demain sera plus blanc ? Comment ?

L’espoir, voilà un sentiment qui me surprends, car ce petit rien, cette chose irrationnelle, parvient à faire survivre cette humanité qui périclite. Et c’est au nom de l’espoir que vous venez me demander de sauver votre ami… »

La femme regarde son époux. Je sens qu’elle aussi attend un oui. Nous sommes deux à être suspendues aux lèvres du monarque.

« J’accepte… »

Plic !

Je respire à nouveau. Je vais réussir. Je vais pouvoir assurer sa survie. Je suis si heureuse… Je commence à pleurer. Le soulagement. La joie. La femme m’adresse un sourire qui, malgré sa tristesse, exprime tout ce qu’elle a laissé dans son passé. Même si maintenant, je vais devoir donner mon âme, j’essaie de me consoler en me disant qu’il vivra. Mais moi ? Mon contrat avec cet homme. Est-ce qu’il va me réclamer mon âme tout de suite ? Est-ce qu’il va attendre ma mort ?

« Quand irez-vous récupérer… votre du ? »

« Je l’obtiendrai lors votre décès. Maintenant, signez-moi ce papier avant que votre ami ne finisse par mourir. »

Plic !

C’est vrai ! Tant que je n’ai pas signé, il continue d’agoniser. C’est maintenant que je dois être forte. Je dois y aller…

Mon hôte sort d’une poche de sa veste une feuille pliée en quatre. Il la déploie, puis prend un stylo. Il me tend les deux.

« Simple vérification : en échange de votre âme, je permets à votre ami de survivre à son accident et de vivre assez longtemps. Les clauses sont claires, pas de petites lignes à la fin ou derrière, l’acte est légal, les noms sont corrects… Tout est bon. »

Je relis attentivement tout ce qu’il vient de dire et qui est écrit sur le contrat. Oui. Tout est bon, comme il dit… J’attrape le stylo, puis pose la feuille sur ma cuisse.

« Vous signez avec votre sang, bien évidement. Je tiens donc à vous prévenir : vous allez ressentir une petite piqure dans votre index. »

Je ne sens même pas la douleur tant mon état est catastrophique en ce moment. Je n’ai pas été blessée physiquement, mais le choc émotionnel m’a épuisé. J’ai signé. Tout est joué, maintenant. J’ai réussi, mais à quel prix ?

Plic !

« Bien ! La dernière goutte agonique vient de tomber. Votre ami va à présent retrouver ses forces et sa blessure va cicatriser. Je vous suggère d’aller le rejoindre. Il ne va pas tarder à reprendre conscience. »

Je prends une grande inspiration, puis me lève de mon fauteuil. J’ai l’impression que tout cela n’est pas réel. C’est trop. Personne n’arrive à appréhender ce qui le dépasse. Je connais tout le système, mais le vivre… c’est autre chose. Je vais y aller. Je vais retourner près de lui.

« Bonne chance ! » me dit la femme.

Je lui souris en retour. Je m’approche ensuite de la porte d’entrée, mais au moment de l’ouvrir, je me rappelle du chien qui m’attend dans le jardin. Je me fige. Le molosse et ses crocs suintant de bave. L’énorme dogue et ses griffes acérées. Je ne veux pas traverser le jardin. Pas avec cette chose dedans.

« Il n’attaque que ceux qui veulent entrer. Pour sortir… Seuls atteignent la sortie ceux qui y sont autorisés. Vous ne risquez rien. »

Je ne suis pas rassuré. Je sais qu’il dit la vérité mais malgré cela, j’ai peur de ce chien. Une peur viscérale de cette bête immonde. Il faut que je garde courage. Passe la porte.

« A très bientôt ! » me lance le maitre des lieux.

« Le plus tard sera le mieux. » parviens-je à lui répondre.

Il se met à rire. Je suis dehors. Je referme la porte, descend les marches puis atteins le gazon. Je le sens qui m’observe dans cette brume. Je ne le vois pas, mais je perçois sa présence. Il ne m’a pas attaquée. J’avance pas à pas. Il s’est arrêté de pleuvoir. Je dois être au milieu du jardin quand ma jambe refuse de bouger. Je suis tendue comme un arc. Mes muscles refusent de se remettre en mouvement. Je n’arrive pas à aller plus loin. Je tombe à genoux.

Je ne crois pas que ce soit un piège. C’est moi. C’est mon corps. Respire ! Il faut que je me calme. Il faut que je reprenne le contrôle de mon corps. Je me traine difficilement jusqu’à l’entrée. Mes jambes sont toujours raides. Heureusement, le portail n’est pas fermé. Je m’y agrippe pour essayer de me relever. Je sors, puis hurle un bon coup.

Je me sens un peu mieux. Ça fait du bien d’extérioriser son stress. Je fais une grande inspiration puis me remet à marcher en oscillant dangereusement.

Une fois de l’autre côté du pont, je suis soulagée. J’ai quitté cette atmosphère atroce et pesante. Je peux à peu près courir, maintenant. Je trottine vers le lieu de l’accident. Rien n’a changé. La trace de sang est toujours là, par terre. La vitre est brisée. Il est encore allongé avec la nappe rouge sur sa blessure. Je soulève ce linceul maculé et remarque que la plaie s’est refermée. Il ne reste plus qu’une petite cicatrice. J’ai réussi !

Je le prends dans mes bras. Il est encore évanoui. Je commence à pleurer à chaude larmes dans sa poitrine. J’entends son cœur battre. Je suis si heureuse. Mais que vais-je lui dire ? Est-ce que je vais lui parler du contrat ? Je ne sais pas.

Au loin, le sifflement strident du train des âmes me rappelle qu’il s’éloigne. C’est fini. C’est bon pour cette fois. Je me calme. Enfin… Il doit être très tôt, encore. La lune est toujours derrière les nuages, mais même sans sa lumière, tout semble plus clair pour moi. Je me redresse, et profitant de son inconscience, je pose sur ses lèvres un baiser. Cela ne le réveille pas, mais la vie n’est pas qu’un conte de fée. C’est aussi un combat de chaque jour. Cette nuit, j’ai gagné. Mais demain ? Je n’ai pas envie de penser à demain pour le moment.

Je m’assois sur le carrelage froid, dos aux fauteuils puis prend sa main et la caresse. Je suis plus tranquille, à présent. Tout va bien. Tout va bien…

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