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- 1997 -

Un bruit sourd me réveilla. Je me redressai dans mon lit, complètement paumé, comme entre deux mondes. Ma chambre était plongée dans le noir et je frottai énergiquement mes yeux pour m’habituer à l’obscurité. Mon radioréveil indiquait deux heures trente-trois en gros chiffres rouges. Les violences conjugales avaient rarement lieu aussi tard chez la famille Dickens. Pas qu’il y ait des heures pour battre sa femme mais je n’avais pas le souvenir de nuits aussi agitées. Je n’avais jamais vu Jacob porter de coups sur Debbie. Je ne voyais les séquelles que le lendemain, lesquelles se traduisaient le plus souvent par une grosse paire de lunettes de soleil.

Une forte voix se fit entendre. Probablement celle de Jacob. J’arrivai également à distinguer deux autres tonalités plus douces. Habillé d’un pyjama à motifs, je descendis timidement les escaliers et m’arrêtai aux dernières marches, mes mains agrippant les barreaux. Le gamin de onze ans que j’étais étais terrifié. De la lumière émanait de la salle à manger et le volume sonore augmenta. De ce que j’entendis, Nicole serait rentrée plus tard que prévue, le coup classique pour une ado de quinze ans. Son comportement avait mis Jacob dans une colère monstre qui le transformait en un ogre prêt à tout dévorer sur son passage. Debbie essayait tant bien que mal de le calmer.

- Arrête, arrête, je t’en prie !!!l’implora-t-elle.

- C’est ça hein, hurla Nicole, c’est tout ce que tu sais faire ? Va te faire foutre !

Elle le défiait et cela faisait partie de ses habitudes. Nickie préférait s’en prendre une bonne plutôt que de se plier à ses quatre volontés. J’enviais son caractère et la façon qu’elle avait de l’affronter. A peine avait-elle prononcé ces mots que j’entendis Debbie hurler à nouveau. Ses cris résonnèrent à travers mon corps tremblotant. Le nouveau bruit qui me parvint aux oreilles fut lourd, puissant. Jacob venait de cogner sur Nicole qui se réceptionna lourdement contre le buffet. Quelques verres tombèrent et se brisèrent sur le sol.

- C’est ça que tu veux être, une salope, comme ta putain de mère ???!!! vociféra Jacob. Tu VOIS, ÇA, c’est à cause de TA MERE !!!

Il répétait ce mot, « ta mère », avec une force et une haine incommensurable. Je quittai les escaliers et me faufilai dans la pénombre du salon. Nicole se racla la gorge et en ressortit une grosse glaire mélangée à du sang qu’elle cracha au visage de Jacob. Les représailles furent terribles et il lui assigna une nouvelle droite si forte que Nickie tomba à terre.

- Tu prends tes affaires et tu dégages de chez moi.

Sonnée, Nicole ne pouvait se relever. Je constatai que Debbie s’était absentée. Je sentis quelque chose de liquide couler le long de mes jambes. Je m’étais pissé dessus et notre vieille moquette bleue s’imprégnait de mon urine. Mon rythme cardiaque s’accéléra. J’étais tétanisé. Nicole toussota et recracha un filament de sang sous le regard noir de Jacob. Il la surplombait et paraissait gigantesque comparé à la silhouette menue de ma sœur. Elle, cette belle brune aux lèvres pulpeuses et à la poitrine généreuse, elle qui animait les fantasmes érotico-pornographiques de nombreux lycéens lors de leurs nuits humides, cette jeune fille de quinze ans était en train de perdre de son innocence, de son insouciance, celle que l’on ne retrouve jamais.

- Eloigne-toi d’ELLE tout de suite JACOB !

Debbie revint de la cuisine, un couteau à la main. La mâchoire crispée, les dents serrées, elle n’avait plus rien d’une femme séduisante non plus. Ses cheveux étaient en bataille, son mascara avait coulé le long de ses joues, et sa tenue d’aide-soignante verte ne la mettait pas autant en valeur que sa garde-robe habituelle. Face aux menaces de sa femme, Jacob se tourna et échappa un rire jaune. Nicole se releva et s’éloigna doucement de nos parents. Sa lèvre saignait.

- A quoi tu joues Debbie ? Lâche ce couteau tu veux.

Sa voix était moins grave, moins forte, comme s’il essayait de lui prouver qu’il s’était calmé, que sa colère était passée. Mais Debbie le connaissait trop bien pour savoir que tout ça n’était qu’un leurre. Il avança lentement vers elle.

- Je ne te le répéterai pas deux fois. POSE CE PUTAIN DE COUTEAU !!!

D’un coup sec et franc Debbie abattit la lame sur le visage de Jacob. J’étais un habitué des films d’épouvante. Les vidéos clubs n’avaient pas encore tous mis la clé sous la porte, et Internet n’avait pas explosé, amenant avec lui le téléchargement illégal. Nous parcourions alors avec Nicole toutes ces rangées où étaient exposées ces jaquettes de VHS, et regarder l’affiche du film suffisait à me faire frissonner. Je repensai à l’arme de prédilection de Ghostface dans Scream en voyant Debbie serrer son arme si fort qu’elle s’en serait brisée les os de la main. J’eus également des images de La Nuit des Masques qui m’assaillirent l’esprit. Je découvrais ce soir-là que la réalité était bien plus terrifiante que la fiction.

Le gabarit de Jacob était impressionnant et il était clair que Debbie ne faisait pas le poids. Il aurait pu faire ce qu’il voulait d’elle et la broyer entre ses énormes mains. Néanmoins il préféra reculer et déclara forfait. Qui sait de quoi une personne est réellement capable sous le coup de la colère et de l’adrénaline. Il recula en plaçant ses mains en avant, ce qui n’empêchait pas Debbie de rester sur ses gardes, la lame du couteau pointant toujours en direction de son bourreau. Jacob tourna les talons et nous affronta Nicole et moi. Debbie remarqua ma présence. Ses yeux étaient injectés de sang. Jacob m’observa sans rien dire. Il ne me considéra pas. Pas même un regard, rien. Il en voulait à Debbie et à Nicole. J’en étais presque à les envier de recevoir ces coups. Sa démonstration de l’amour était peut-être particulière à son sens, mais au moins il leur en montrait. Pour lui, du moins j’imagine, je ne méritais même pas l’une de ses nombreuses gifles que j’aurais pourtant volontiers accepté, tel un baiser caressant ma joue rose de poupin. Jacob n’eut pas ce qu’on pourrait appeler une enfance facile. Un père coureur de jupons absent, une mère bipolaire qui termina ses jours enfermés, des frères et sœurs éparpillés dans divers foyers et familles d’accueil dès le plus jeune âge. Comment un enfant peut-il aimer quelqu’un si lui-même n’a jamais reçu d’amour en retour et a connu que violence autour de lui ?

Debbie l’a épousé alors qu’elle n’avait que dix-neuf ans et qu’elle était enceinte d’Ethan. L’alcoolisme reconnu et le caractère violent intempestif de Robert, son père, la poussèrent à quitter Spruce Grove où elle a grandi. Pour être tombé sur quelques vieilles photographies remontant à la fin des années 70, début des années 80, mes parents respiraient le bonheur et ce malgré leurs faibles revenus. Debbie bossait comme aide-soignante et Jacob multipliait les petits boulots à droite à gauche. Il avait tout du jeune homme séduisant un brin rebelle, un attrape minettes. Bien galbé, des épaules carrées, le paquet de cigarettes caché dans la manche retroussée de son t-shirt blanc, le jean délavé, et la moto qui va avec, bref la totale. Il insufflait à Debbie l’insouciance, un sentiment de liberté où tout est possible, et ce malgré l’arrivée d’un premier bambin. J’ignore à partir de quel moment les excès de violence de Jacob apparurent. Je n’ai aucun souvenir d’avoir vu un jour cet homme heureux, souriant, fier de ses enfants, hormis Ethan. Il est devenu, au fil du temps, une caricature de l’américain moyen, gras, bedonnant, avec une calvitie naissante, avide de sport à la télé et d’aliments trop riches pour sa santé. Debbie quant à elle abandonna une partie de sa jeunesse.

Les femmes de Pembroke la détestaient et je le voyais lorsque nous faisions nos courses le dimanche matin au supermarché. Ces grosses vaches mal baisées et aigries par le temps qui passe l’observaient avec dédain et se donnaient à cœur joie de colporter un tas de saloperies sur son dos. A Pembroke, Debbie était vue comme une femme facile et Jacob comme un homme bafoué. Si j’avais eu la carrure d’Ethan j’aurais pris un malin plaisir à en remettre plus d’une à sa place. Mais je n’étais qu’un petit gros qui trainait dans les jupons de sa mère.

Jacob s’empara des clefs de l’une de nos deux voitures et partit en claquant violemment la porte. Les vieux phares jaunes du véhicule illuminèrent de plein fouet le salon et éblouirent quelque peu Nicole dont le sang coulait le long de sa lèvre. Un début d’hématome était visible au niveau de son nez si parfaitement dessiné. Cette lumière aveuglante se dissipa ainsi que le bruit sourd du moteur. Debbie revint à la raison et ni Nickie ni moi ne bougions. Le couteau s’échappa de la main de Debbie et retomba sur le sol. Je visualisai cette scène comme on pourrait la voir au cinéma : au ralenti.

- Rassemblez vos affaires, le strict minimum. Il faut qu’on soit partis dans cinq minutes.

- Quoi ? contesta Nicole.

Elle ne nous en dit pas plus et se rua vers les escaliers qu’elle grimpa deux par deux. Elle tambourina à la porte d’Ethan, qui visiblement était dans sa chambre.

- On s’en va, prends ce dont t’as besoin. Je veux que tu sois dans la voiture avec ton frère et ta sœur le plus vite possible.

- Non, répondit-il sèchement.

- Je n’ai pas le temps pour ça Ethan, pas maintenant.

J’entendis le pas rapide de Debbie résonner à travers l’étage. Elle descendit les premières marches des escaliers. Ethan la rejoignit.

- Tu crois que je ne suis pas au courant ? lança-t-il de but-en-blanc. Les gens parlent, je ne suis pas fou. Papa m’a tout dit.

Il marqua une pause.

- Ce que tu as fait est dégueulasse … tu me fais gerber.

Debbie tenta de garder son sang-froid. Elle resta digne, avec la ferme intention de ne pas se faire marcher dessus par son fils d’à peine dix-huit ans. Elle remonta ces deux marches d’escaliers et se tint debout devant celui qui ressemblait cruellement à son mari il y a de trente ans de ça.

- Je t’interdis de me parler sur ce ton tu m’entends. Je ne partirai pas sans toi Ethan, je ne partirai pas sans mes enfants.

Elle se mentait à elle-même, enfin, plus ou moins. Je devais avoir cinq, ou peut-être six ans. Lorsque vous avez trois enfants, de douze, neuf, et cinq ans, une routine s’installe au fil du temps, un genre de rituel, entre l’école, les devoirs, les gouters, le diner, le bain à prendre, les chambres à ranger, et j’en passe. Debbie avait pour habitude de venir me chercher du lundi au vendredi à l’école à seize heures. Elle avait d’ailleurs aménagé son emploi du temps jusqu’à ce que je rentre au collège. J’étais le premier à prendre au passage, après quoi nous récupérions Nicole, et enfin Ethan. Mais ce jour-là, Debbie ne vint pas. Jacob fut prévenu par l’instit. Notre deuxième voiture n’était plus là quand nous arrivâmes chez nous et une ambiance étrange planait. Nicole et moi avions réclamé Debbie sans aucune réponse de la part de Jacob. Elle revint finalement en milieu de soirée m’embrasser le front alors que j’étais déjà bordé. La peur qui devait l’animer, cette peur de finir étranglée ou bien achevée de je ne sais quelle façon avait déclenché quelque chose en elle, quelque chose à lui en faire perdre la raison. Et pour cause, deux semaines après, lorsque le rituel reprit de plus bel, nous ne nous arrêtâmes pas à la maison. Debbie avait continué de rouler sans nous adresser la parole. J’étais beaucoup trop petit pour m’en rappeler de la même manière qu’Ethan, mais il y avait un motel en bord d’autoroute et Debbie s’y était garée pour trouver une cabine téléphonique. Nous avons passé une nuit là-bas avant de retourner à Pembroke.

- T’es qu’une salope, lui cracha violemment Ethan au visage.

Ces mots transpercèrent la poitrine de Debbie. Elle attrapa Ethan par le bras et le tira vers elle.

- Je ne te laisserai pas détruire ta vie, ça NON !

Il la repoussa avec force, si brutalement qu’elle en perdit l’équilibre et roula à travers les escaliers. Debbie se releva péniblement et essuya ses vêtements poussiéreux et froissés.

- C’est ça, pars une bonne fois pour toute puisque c’est ce que t’attends depuis tellement longtemps. Dégage et fiche nous la paix.

Il soupira et retourna dans sa chambre. Le message était clair.

- Va faire tes affaires James, me lance Nicole.

- Et maman ?

- Je m’occupe d’elle, vas-y je te dis !

Je passai d’abord à côté de Debbie qui ne me regarda pas, et j’avançai en titubant vers le salon. Elle prit conscience de ce qui était en train de se passer, qu’elle allait devoir partir sans son fils. J’avais envie de lui dire que j’étais là, qu’on s’en foutait d’Ethan, qu’il n’était qu’un gros con égoïste qui finirait comme Jacob à faire des soirées foot entre potes, mais je ne le fis pas. Au lieu de ça je fonçai dans ma chambre pour rassembler mes affaires pendant que Nicole prenait soin de Debbie.

Tout foutait le camp ce soir. Il fallait que je change de fringues et une douche n’aurait pas été de refus. Mais le temps jouait en ma défaveur. Je m’étais pissé dessus, Nicole était mal en point, Debbie avait menacé de mort Jacob, elle venait de perdre un de ses fils, et je devais dire adieu dans cinq minutes à Pembroke. Etrangement je réalisai que ce jour était probablement le plus beau de ma courte vie.

En l’espace de quelques minutes, nous nous retrouvâmes dans notre vieille Volvo, prêts à partir. Tout s’était déroulé si vite.

- Mon sac ! s’étonna Debbie. Attendez-moi là, j’en ai pour deux minutes.

Elle quitta le véhicule et nous l’attendions sans savoir ce qui allait advenir de notre futur et de celui de notre famille. Nickie tenait un gant de toilette rempli de glaçons sur sa lèvre. Assis sur la banquette arrière je serrai fermement mon sac à dos, déterminé à quitter cette ville et cette vie pourrie.

Une voiture se gara à côté de la nôtre. Jacob était de retour et ne prêta guère attention à nous. Je vis mon futur s’envoler en une poignée de secondes. Il allait achever Debbie. Il déclarerait son épouse disparue. Les habitants de Pembroke témoigneraient en sa faveur et dépeindraient un portrait terrible de Debbie et du genre d’épouse qu’elle pouvait être. Son nom serait trainé dans la boue et Nicole deviendrait le nouveau punching-ball de Jacob. Elle finirait par partir de la maison, dans les bras du premier venu qui lui proposerait monts et merveilles. J’entrevoyais un avenir sombre et lugubre dans les profondeurs de mon imagination sans fin quand la porte claqua à nouveau. Debbie était vivante, le teint aussi blanc qu’un linge. J’aperçus quelques taches de sang sur sa tenue de travail, et je savais qu’il ne s’agissait pas de celui d’un patient. Elle mit le contact en marche et posa ses mains sur le volant, des mains également souillées de plasma rouge. La voiture fila sans plus attendre et s’engouffra dans l’obscurité. Les bras posés sur la plage-arrière, j’observai le décor s’éloigner peu à peu de nous, et cette maison dans laquelle reposait, j’en rêvais, le corps sans vie de Jacob.

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