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La sueur coule le long de mon front et se niche sous mes paupières. Je me débarrasse de cette sensation de brûlure en me frottant les yeux. Assis par terre devant la porte de mon appartement je reste stoïque jusqu’à ce que Lizzie, arrivant des escaliers, m’interrompt.
- Tes clefs sont restées à l’intérieur ? me demande-t-elle.
- Non. Je n’ai juste pas la force de me lever. Qu’est-ce qui t’amènes ici ?
- Deux trois petites choses à vérifier avant de rendre l’appartement, me répond-elle en s’asseyant à côté de moi.
- Alors ça y’est, c’est officiel, tu emménages dans cette maison ? Je commençais à m’habituer à l’odeur de la pâtisserie.
- Cette maison est ce que j’ai toujours voulu. Je n’aurai peut-être pas le mari qui va avec, ni même le chien et le ventre rond qui grossit au fil des jours, mais s’il y a une chose que je sais c’est qu’il faut savoir s’accrocher.
- Je ne sais pas comment tu fais. Me connaissant j’aurais pris une massue et défoncé les murs de cette baraque.
- J’ai préféré flinguer ma robe de mariée à la place. Je ne suis peut-être pas Daria mais je te connais assez pour savoir quand quelque chose ne va pas, alors je te pose la question, qu’est-ce qu’il y a ?
- Rien. Juste un peu de fatigue.
- Comme je le disais, je ne suis pas Daria, et par conséquent je n’ai pas le stock de téquila qu’il faut dans mes placards pour te remonter le moral. Cela étant dit, j’ai une façon bien à moi de rendre les journées grises un peu plus gaies.
La fraicheur et le naturel de Lizzie me redonnent la pêche et le sourire qui va avec.
***
Le retour de Nicole à la maison est prévu pour aujourd’hui. Noël approche et un petit sapin ainsi que quelques décorations ne seraient pas de refus pour égayer mon appartement morose. Lizzie se propose de m’accompagner au Toronto Eaton Center sur Younge Street, le plus grand centre commercial de la ville. Grande fan de Noël, c’est le genre de fille à concocter un lait chaud à la noisette à vous taper le cul par terre avec quelques cookies comme accompagnement. Sa rupture aurait pu l’anéantir, mais non, elle a décidé d’être plus forte. Comme elle le dit si bien, Dieu est de son côté. J’ai du mal à croire à toutes ces conneries, mais bon, si Dieu réussit à lui faire oublier les merdes qui lui tombent dessus, pourquoi pas.
Eaton Center est noir de monde. Ce n’est pas un truc dont je raffole, errer dans les boutiques à la recherche de décorations. Nous atterrissons dans un magasin, et je laisse Lizzie choisir les guirlandes, les boules, et les Pères Noël qui lui font plaisir.
- T’as prévu des choses pour les fêtes ? me demande-t-elle.
- Je n’ai jamais été un grand fan de cette période. Et toi ?
- La famille Lewis débarque au grand complet à la maison pour la première fois. Je stresse à l’idée de voir arriver ma mère et mes sœurs. Je te laisse imaginer leur déception depuis ma rupture avec Kévin. Papa l’adorait ! C’était son compagnon de chasse.
- Hein ?
- Les animaux, dans les bois.
- Ah.
Trois sœurs, toutes blondes, et catholiques pratiquantes. La famille Lewis habite à l’autre bout du Canada, et pour eux la célébration de Noël a toute son importance. Lizzie avait un frère, décédé d’une tumeur cérébrale à l’âge de quinze ans. Elle ne parle que très peu de lui. La religion a dû aider sa famille à accepter sa perte, même si le décès d’un enfant est tout ce qu’il y a de plus inacceptable dans la vie.
- D’après ma mère j’aurais dû passer outre et lui pardonner. Ce n’est pas parce qu’elle a accepté les infidélités de mon père que je dois en faire autant. Oh, il nous faudrait une couronne de Noël pour ta porte d’entrée, qu’est-ce que t’en penses ?
Elle n’attend pas mon aval qu’elle part à l’autre bout du rayon. Je la regarde faire lorsque mon regard se pose sur Christian quelques mètres plus loin. Je ne crois peut-être pas en Dieu mais j’aime croire en un destin. Malgré la veste que je me suis prise en venant chez lui je suis heureux de le retrouver.
- En retard sur les décorations on dirait, me lance-t-il comme s’il n’avait pas réussi à trouver d’autres banalités à me sortir.
- Que veux-tu, je suis un anticonformiste.
- Je suis désolé pour ce matin, enchaine-t-il directement.
- Désolé de quoi ? Je ne t’ai pas rappelé alors que je t’avais dit que je le ferais. On a flirté, on a couché ensemble, visiblement ça s’arrête là. On ne s’est rien promis alors t’as pas à t’excuser. Ce n’est pas comme si on s’était passé la bague au doigt.
- Je n’ai pas couché avec lui.
- Tu n’as pas à te justifier.
- Ok. Tu sais qu’on se doit toujours un resto toi et moi ?
- Je ne sais pas si c’est une bonne idée.
Je suis partagé entre l’envie de tout arrêter, de le chasser de ma vie avant qu’il ne soit trop tard, et celle de le connaître davantage et de me livrer à lui.
- On ne s’est rien promis, c’est toi qui le dit. Alors qu’est-ce qu’on risque ? T’es libre ce soir ?
- Non, réponds-je sèchement.
Ma sœur vient à la maison et je ne peux pas me permettre de la laisser seule. Je ne peux pas non plus mettre ma vie entre parenthèses pour elle.
- Demain soir, ça te va ?
- Ok.
- Parfait. Même heure, même resto que ce qui était prévu.
Christian hésite à m’offrir un éventuel baiser mais se ravise puis retourne à ses emplettes.
***
Mon appartement se retrouve enseveli sous une tonne de décorations de Noël et une odeur de cookies plane dans les airs. Je ne m’attendais pas à grand chose de la part de Nickie quand elle rentrerait chez moi, et j’avais raison de ne m’attendre à rien. Nos retrouvailles sont étranges. Ma sœur ne parle quasiment pas. Elle est distante, froide, comme ailleurs.
- Je te sers quelque chose à boire ? lui demandé-je.
- Je n’ai pas soif. Je vais prendre une douche.
- Ok.
Nicole va dans la salle de bain et prend soin de fermer la porte. J’ai peur de la laisser seule. Absolument tout ce dont elle pourrait se servir pour se violenter a été retiré de la salle de bain. Je vais me chercher une bière et entends l’eau couler. A dire vrai j’entends l’eau couler depuis trop longtemps. Je me rue vers la porte.
- Nicole ???NICOLE ???
- Quoi ? me lance-t-elle en ouvrant, enveloppée dans mon peignoir.
- Rien, me calmé-je. Je voulais m’assurer que tout allait bien.
- Je ne compte pas me noyer. J’aimerais être tranquille si ça ne te dérange pas.
- Excuse-moi.
Elle est là depuis à peine une heure que je suis déjà hyper flippé. Idem durant le repas où mes yeux sont rivés sur ses médicaments. J’attends qu’une chose, qu’elle prenne ses putains de pilules et alors je pourrai commencer à apprécier mon repas.
Le dîner se fait dans le plus grand des silences puis je lui prépare son lit sur le canapé. Je n’arrive pas à fermer l’œil. Je tourne en rond dans mon lit, hanté par tout un tas de choses, toutes ayant plus ou moins un lien avec Nicole, et quand il ne s’agit pas d’elle c’est de Debbie.
Il est trois heures du matin quand je quitte ma chambre habillé d’un slip blanc et d’un t-shirt. Nicole est enroulée dans une couverture et regarde une émission de télé-achat.
- Je ne t’ai pas réveillé au moins ? me demande-t-elle d’une voix calme et posée.
- Non. Je n’arrivais pas à dormir.
- Tu peux venir si tu veux.
Je souris et m’assis en tailleur en serrant un coussin contre mon ventre.
- Il neige encore, remarqué-je.
- Je me demande si les seules ventes de ces émissions proviennent des gens insomniaques.
- La fatigue joue peut-être un rôle là-dessus ouais, ce n’est pas impossible.
- Debbie m’a envoyée un message dans la journée. Je crois qu’elle n’avait pas le courage de passer un coup de fil. Qu’est-ce que tu lui as dit pour qu’elle parte ?
- Tu aurais préféré retourner à Westmount ?
- Non.
- Qu’est-ce qui s’est passé avec Owen ?
Je savais que je n’aurais pas dû poser cette question. Nicole évite le sujet en recentrant la conversation sur ce télé achat, notre unique sujet de discussion pour la nuit.
***
- Une baby-sitter, t’es sérieux ? Je n’ai pas besoin qu’on me surveille.
- Ce n’est pas une baby-sitter, ne vois pas les choses comme ça.
J’essaye désespérément de trouver quelque chose à me mettre sur le dos pour mon dîner de ce soir vu que Christian a bousillé la seule et unique chemise que j’avais. C’est une des parties qu’on ne voit jamais au cinéma ou à la télévision, celle où la gonzesse ou le mec ramasse les boutons par terre après s’être fait arracher ses fringues.
- Alors tu peux m’expliquer ce que vient faire ta copine ce soir ici ? J’ai l’impression d’être une ado qu’on surveille, c’est humiliant. Tu n’as pas confiance en moi.
- Je pense que ça peut te faire du bien de voir d’autres personnes, de communiquer avec quelqu’un d’autre que moi, lui mens-je. Lizzie est une fille super.
Je mets la main sur un sweat noir à manches longues et me débarrasse de mon t-shirt. Quelques vaporisations de parfum plus tard, on toque à la porte.
- C’est elle, sois sympa ok ?
Lizzie affiche un large sourire.
- J’ai du pop-corn, une bouteille de soda allégé, et j’ai pris le Monopoly, j’adore ce jeu pas toi ? Oh, moi c’est Lizzie au fait. Nicole c’est ça ? Je peux t’appeler Nickie ?
- Ouais.
- Je sens qu’on va passer une super soirée toutes les deux.
***
Nous y sommes, ce fameux restaurant que je redoutais tant, là où la clientèle chie dans le luxe. L’âge moyen de la clientèle est d’une quarantaine d’années minimum. Tout comme à la soirée de Christian je ne me sens pas à mon aise. Un pingouin m’accompagne jusqu’à une table ronde où m’attend mon quadra canon. Le serveur nous propose la carte puis dispose. Le prix de la salade verte me donne envie de partir en courant.
- J’espère ne pas t’avoir trop fait patienter ? m’exclamé-je.
- Je suis de nature patient, ça ne me dérange pas.
Je regarde la carte et laisse place à un long silence.
- Et si tu m’en disais un peu plus sur toi, me lance-t-il.
- C’est à dire ?
- D’où tu viens, ce que tu fais dans la vie, les banalités d’un rencard. Il faut dire qu’on n’a pas trop eu le temps d’échanger la dernière fois, confie-t-il en faisant référence à notre nuit torride.
Je n’ai pas pour habitude de parler de moi. Pas que je suis introverti, replié sur moi-même, ou asociale. Disons que ça ne me tente pas d’évoquer l’alcoolisme de maman, papa qui frappe maman, le frère dépressif, et la sœur bipolaire. J’ai la panoplie parfaite pour faire fuir n’importe quel mec qui voudrait s’aventurer dans une relation sérieuse.
- Quelque chose me dit que tu n’as pas fait ça souvent, plaisante-il.
- Si, bien sûr que si, des tonnes de fois, essayé-je de me rattraper.
Mon mensonge ne prend pas et ne fait que l’amuser davantage.
- Et voilà, tu me prends officiellement pour un de ces gars qui se comporte comme une salope avec les mecs et qui n’est pas fichu de trouver un sujet de conversation quand il se retrouve à table avec un post plan cul.
Le pingouin nous interrompt et prend notre commande. Je n’ai pas trop faim et suis Christian dans son choix. Il nous prend également du vin rouge.
- Ça ne dérange pas ton beau blond que je dîne avec toi ce soir ?
Je ne cherche pas à l’attaquer, je joue, je m’en amuse, et j’aime cette facilité avec laquelle je plaisante avec lui.
- Je suis resté vingt ans avec le beau blond, balance-t-il du tac-o-tac.
On nous apporte le vin. Je reste sur ma faim et attends que le pingouin termine de nous servir pour en savoir plus sur cette longue, très, voire trop, longue relation. En l’espace de quelques secondes je créé une personnalité, une famille, un parcours professionnel, une histoire de vie à cet ex que je ne connais pas et que j’ai à peine croisé.
- On s’est séparés il n’y a pas très longtemps.
- C’est à ce moment que tu me dis que tu sors d’une relation compliquée et que tu ne veux pas t’engager parce que vous comptez remettre le couvert ?
- Est-ce que tu serais jaloux ?
Je n’ai pas à l’être, sûrement pas après ce que j’ai fait avec Henry.
- On est restés en bons termes lui et moi. D’où sa présence chez moi. Je sais que je n’ai pas à me justifier, mais je tenais à te le dire.
- Je peux te poser une question ? lui demandé-je.
- Je t’écoute.
- Pourquoi m’avoir offert ce verre chez Hyck l’autre soir ?
- Comment ça ?
- Pourquoi moi ? Je veux dire par là qu’il y avait d’autres mecs dans ce bar, ne serait-ce qu’Henry, le pote avec qui j’étais. Je me pose cette question, pourquoi moi ?
Il sourit et m’observe longuement. Il porte son verre à ses lèvres et prend son temps.
- Tes yeux.
- Mes yeux ?
- C’est la première chose qui m’a frappé. Cette couleur, ce gris/vert, un regard perçant. Il y a ce quelque chose d’intriguant et de terriblement excitant quand je te regarde.
Je ne sais plus où me mettre. Ce regard perçant est fuyant et je vide mon verre pour me donner un coup de fouet.
Le dîner suit son court et on nous apporte les entrées. Notre conversation se poursuit, entrecoupée par la boisson et la nourriture.
- J’ai passé une dizaine d’années à Chicago, déclare Christian avant de porter un morceau de saumon cru à sa bouche. J’y ai monté mon premier cabinet d’architecte.
- Pourquoi être revenu sur Toronto ?
- Je suis d’ici, de l’Ontario je veux dire, Mississauga. Je suis revenu peu de temps après le décès de mon père. Ma mère avait besoin de nous.
- Oh, excuse-moi, je suis désolé.
- Non, tu n’as pas à l’être, ça va. Ça fait cinq ans je crois. C’est là que je me dis que le temps passe. Tes parents sont du coin ?
- Québec. Tu disais « nous », tu as des frères et sœurs ?
- Trois sœurs. Je te laisse imaginer les dégâts. Me voilà à présent comme le dernier mâle de la lignée. Ça a ses avantages. Ma mère me réserve toujours la place en bout de table.
Il parle d’elle avec tellement d’admiration. Je le lis dans ses yeux. Sa vie de famille est belle, paisible, tellement loin de celle des Dickens. Certes, il y a quelques couacs comme la rupture, le décès du père, mais il arrive à me parler de tout ça avec tant de détachement, de sérénité, que j’en suis perturbé.
- Tu t’entendrais bien avec la plus jeune.
- Pourquoi ça ?
- Vous vous ressemblez énormément. Et toi, des frères et sœurs ?
Il me renvoie la balle qui fonce droit sur moi. Mon regard se porte sur mon téléphone portable.
- Tu attends un coup de fil ?
- Non pourquoi ? Excuse-moi, c’est grossier.
- Non, ce n’est rien. C’est juste, bizarre.
- Quoi ?
- Toi. Tu me donnes le sentiment d’être une énigme. Tu es là, à table avec moi, on échange, tu es demandeur de tout ça, mais c’est comme si tu voulais être à la fois ici et ailleurs, en savoir plus sur moi et partir en courant. Je n’arrive pas à savoir ce que tu cherches exactement.
Comment quelqu’un qui me connaît si peu est-il capable de voir tout ça en moi en si peu de temps. Mon non verbal, toutes ces attitudes qui font ce que je suis traduisent ce que je veux véritablement, et ce que je ne veux pas. Christian a la quarantaine, et il n’a sûrement pas envie de se prendre la tête avec des histoires de vie d’un jeune minet de vingt six ans.
- Je ne sais pas quoi te répondre.
- Peut-être que je me trompe, que je suis à côté de la plaque et que toi et moi sommes sur la même longueur d’ondes. Tu pourrais me répondre ça, mais je ne crois pas que tu en aies envie.
Je déteste sa question. J’ai envie de la lui renvoyer en pleine gueule pour qu’il s’étouffe avec. Je n’en sais foutrement rien de ce que je veux. Je ne sais même pas ce que je fous ici, à faire comme si tout allait bien alors que tout va mal. Je suis là, le cul assit dans un putain de restaurant à essayer de construire quelque chose avec ce mec incroyablement charmant, le gars zéro défaut, le gars avec qui ça aurait pu marcher dans d’autres circonstances.
Cette soirée se termine sur une note amère. Debout devant mon immeuble, je repense à ce dîner, les yeux rivés vers le ciel cotonneux. La question de Christian ne cesse de tourner en boucle dans ma tête. De quoi ai-je réellement envie ? Je n’arrive pas à m’ôter ces mots. Ils me hantent, me rongent de l’intérieur. Le vent se lève et gifle mon visage. J’ai froid, il faut que je rentre.
Une odeur de tabac émane de mon appartement. Nickie apprécie sa cigarette par la fenêtre.
- Tu rentres tôt, lance-t-elle en recrachant un nuage de fumée.
- Où est Lizzie ?
- Chez elle.
- Tu as pris tes médicaments ?
- Ouais pourquoi ?
Je ne la crois pas. Son regard est fuyant, et j’arrive à reconnaître quand un patient me raconte des bobards. Je vais dans la salle de bain et ouvre l’armoire à pharmacie qui se trouve au-dessus du lavabo puis m’empare du flacon pour compter les pilules de Lithium.
- Qu’est-ce que tu fais ? me demande Nickie.
- Je vérifie, lui réponds-je en poursuivant mon inspection.
- Je viens de te dire que je les avais prises.
- Ouais, comme tu m’as dit que t’avais foutu Lizzie à la porte.
- Tu n’es pas croyable. Tu dis vouloir que je reste ici pour m’aider mais au final t’es exactement comme Owen, à m’épier dés que je fais le moindre geste !
- C’est pour ça que t’es partie de Winnipeg ? Je ne te laisserai pas foutre ta vie en l’air. Prends tes cachets.
- Je me sens mieux, je n’en ai pas besoin.
Ma patience a des limites, et elle s’est évaporée. Je prends une petite bouteille d’eau dans le réfrigérateur que j’offre à Nickie avec ses comprimés.
- Prends-les.
- Non.
Elle tape d’un coup sec et franc dans ma main et envoie valser les médicaments à l’autre bout de la pièce. Je vais pour les ramasser et Nicole en profite pour enfiler sa veste avec l’intention de quitter l’appartement.
- Pourquoi tu ne me crois pas quand je te dis que je vais mieux hein ? Pourquoi c’est si difficile de te le faire comprendre ?
Elle m’attrape le visage et ses mains se collent contre mes joues tandis que ses yeux grands ouverts se perdent dans les miens, comme si elle essayait de m’hypnotiser.
- Pourquoi tu ne me fais pas confiance ??? hurle-t-elle. Pourquoi est-ce que tout le monde me prend pour une cinglée ???
- Lâche-moi Nickie, lui ordonné-je calmement.
Elle s’exécute facilement. Je reprends mon souffle. Mon corps tremble. Ma sœur me terrifie. Elle s’empare d’un long couteau de cuisine caché dans un tiroir et pointe la lame vers moi.
- Qu’est-ce que tu fais ?
- Je vais sortir d’ici et tu ne m’en empêcheras pas.
- Nicole pose ce couteau.
- Je ne suis pas votre chose. Je ne suis pas votre putain de bonne action !!!
- POSE CE PUTAIN DE COUTEAU !!!
Cette phrase, ces mots. Je suis Jacob. Je suis scotché de voir où nous en sommes arrivés aujourd’hui. Nicole recule de quelques pas sans lâcher son arme. Elle ouvre la porte, balance le couteau par terre, et part en courant. Je pourrais m’empresser de la rattraper mais je ne le fais pas. Je passe un coup de fil à Daria. Rien, pas de réponses. J’ai besoin d’elle et fais le chemin jusqu’à son appartement. Rien. Mon ultime solution reste chez Hyck. Je passe l’entrée et jette un bref coup d’œil. Seuls quelques clients terminent leur dernier verre, mais pas de Daria. Deux solutions s’offrent à moi : partir à la recherche de Nicole ou bien noyer tout ça dans l’alcool. Je n’ai pas la force pour la première solution, alors je pose mon cul sur un tabouret et commande une téquila à Karl, puis une deuxième, et enfin une troisième. Mazzy Star chante Blue Light en fond sonore. J’apprécie cette musique, transporté vers un autre monde, un univers dans lequel je me sens mieux. L’alcool me tient et m’évite de m’écrouler ici-même. Je bois un dernier verre avant de reprendre la route. Je pourrais donner un coup de volant et m’écraser contre un mur. J’arrêterais alors de m’inquiéter pour cet avenir auquel je ne crois pas. Cette conclusion n’est pas pour me déplaire.
***
Il est quatre heures du matin quand je rentre chez moi. Durant un court instant j’imagine ma sœur dormant sur le canapé. Ce mirage n’aura été que de courte durée. Il faut que je la retrouve. Peu importe où ce sera, il le faut. J’appelle tous les hôpitaux, les postes de police, n’importe quel endroit où Nicole serait susceptible d’être. J’accompagne mes recherches de bière.
Le téléphone sonne sur les coups de neuf heures du matin. Je me réveille la tête collée sur le plan de travail de la cuisine, la bouche tartinée de bave séchée. Je cligne des yeux une bonne vingtaine de fois. Ma bière de la veille est renversée et son contenu dégouline sur le sol.
- Allô ? l’odeur de ma propre haleine provoque en moi un léger reflux acide. Daria ? Attends, calme-toi je comprends rien. Ok, j’arrive tout de suite.
Pas le temps de me brosser les dents ni même de me passer un coup d’eau sur le visage, je fonce sans plus attendre. Je n’ai eu que très peu d’informations par Daria au téléphone. J’arrive au Toronto General Hospital, dans la salle d’attente du service où je bosse et aperçois Nicole qui hurle sur Daria et un infirmier de l’équipe. Quelques patients sont présents dans la pièce et restent en retrait.
- Je sais que mon frère travaille ici, il faut que je le vois !!!
- Nicole ? l’interpellé-je.
Elle affiche un large sourire.
- Je suis vraiment désolée pour hier soir, vraiment vraiment vraiment désolée. Si tu savais comme je m’en veux !!!
Elle n’arrête pas de répéter ces mots. Je la sens instable, en pleine crise, peur qu’elle explose à nouveau. C’est comme si j’avais face à moi une bombe à retardement, et qu’au moindre geste que je serais susceptible de faire elle pourrait imploser. Je suis Jack Bauer dans 24.
- Cette salope m’a dit que tu ne bossais pas ici !!!
- Ne parle pas d’elle comme ça.
- Quoi parce que tu la défends ? T’es de son côté ??? J’en étais sure !!!
- Il va falloir que tu te calmes Nickie.
- Parce que maintenant c’est à moi de me calmer ???
Elle hurle et débute son show. Il n’y a rien de pire que de devoir maitriser un patient en pleine phase maniaque.
- Je te dis que je suis désolée et c’est tout ce que tu trouves à faire ???
Elle me pousse contre le mur. Je me retrouve trois ans en arrière, prisonnier de ce patient psychotique avant que Daria ne débarque pour me défaire de ces griffes.
- Lâchez-moi, LACHEZ-MOI !!! James, ne les laisse pas faire, ne les laisse pas faire !!!
Nicole hurle. Sa souffrance est telle qu’elle résonne dans tout le service. Son regard m’implore de ne pas l’abandonner. Lorsqu’elle comprend que je ne bougerai pas, ce visage rempli de peur se transforme en un visage haineux et elle ne se gêne pas pour me cracher un gros mollard en pleine gueule.
***
La fuite est devenue un art chez moi. Après le pétage de plomb de Nicole je me suis éclipsé du service.
Le couteau dont s’est servie Nicole pour me menacer traine sur le sol, non loin d’une grosse flaque de bière collante. Je ramasse l’objet tranchant puis pars chercher de quoi nettoyer le parquet. Avant d’entamer quoique ce soit je mets de la musique pour me donner un peu de courage. Je dépose mon iPhone sur la chaine hi-fi, lance une playlist aléatoire, et le groupe Born Ruffians chante I Need A Life. Les genoux à terre, je frotte le sol quand je sens les larmes venir. Je cherche à les retenir. Ma respiration s’accélère et je chiale. Je n’arrive plus à m’arrêter. Les sanglots se multiplient, les larmes retombent lourdement sur le parquet, et je reprends mon souffle après chaque crise de pleurs, de peur d’étouffer. Jamais je n’ai ressenti un tel désespoir de toute ma vie avec une envie de tout envoyer balader. La musique arrive à sa fin, le morceau s’intensifie, et dans un élan de colère j’envoie valser ce putain de sapin de Noël à travers la pièce. Il se réceptionne avec fracas contre le mur. Les boules rouges et vertes explosent en un millier de petits morceaux de verres tels des débris de cristaux. Je suis Godzilla au milieu de Hong-Kong, un monstre ayant soif de destruction.
La tornade se calme et je file prendre une douche. J’ai besoin qu’on me passe au karcher, qu’on me décrasse. Une fois lavé je ne prends pas la peine de nettoyer ce qui reste des décorations de Noël et me contente d’enjamber tout ça afin de me vautrer sur le lit. Je ferme les yeux et m’endors.
***
Je ne me souviens pas avoir rêvé de quoique ce soit. Pour la première fois depuis longtemps j’ai dormi d’un sommeil profond. Lorsque je me réveille il est un peu plus de vingt et une heures. Allongé à poil sur mon pieu j’attrape mon iPhone et efface les nombreux appels en absence de Daria et autres numéros que je ne connais pas.
Ma queue est aussi dure que du bêton, et m’ordonne de me connecter sur Grindr, l’idéal pour pouvoir géolocaliser un mec et baiser en claquant des doigts. Habituellement j’ai certains critères de sélections, mais pas ce soir. Ce soir je veux m’abandonner dans n’importe quelle baise, qu’on me défonce si fort que je puisse me sentir vivant.
J’envoie les classiques. La plus belle photo de ma gueule, accompagnée d’une autre où l’afflux sanguin de ma queue est à son apogée. Je reçois à mon tour un fichier de la part de mon interlocuteur. Il a la trentaine, est un peu bedonnant et dégarni. Qu’importe, il est bien calibré, ça fera l’affaire.
Voilà comment obtenir un plan cul en même pas dix minutes. Je refais un brin de toilette histoire d’être le plus nickel possible, enfile des fringues et quitte ce qui ressemble à la Nouvelle Orléans après une foutue tornade.
L’appartement de mon rencard se trouve à quelques pâtés de maisons et j’arrive chez lui rapidement. Je bande si fort que ma queue me fait presque mal. La porte s’ouvre. Je ne prête pas attention au physique du gars Je ne réfléchis pas, j’agis. Je rentre et me déshabille. Mon plan cul porte uniquement un slip ce qui facilite la tâche. L’appartement est plongé dans la pénombre et aucun de nous ne dit quoique ce soit. Je ne cherche rien de tout ça, pas même un baiser ou une pipe. Je veux juste me faire baiser. Je pose mes mains à plat sur le mur, le cul tendu. Le message est on ne peut plus clair. Ma mâchoire est serrée, ma respiration forte. Je sens quelques larmes monter et les retiens au plus profond de moi-même. Le gars arrache l’emballage du préservatif d’un coup de dent.
- Non, lui dis-je. Pas de capote.
Je ne fais jamais ça habituellement. Je me protège constamment, peu importe le mec avec qui je suis. Ce soir plus rien n’a d’importance, la vie n’a plus de sens, et j’ai besoin de quelque chose qui me fasse vibrer, qui me réveille, quelque chose qui me fasse jouir. Je veux sentir mon sang couler à travers mes veines, je veux m’échapper au-delà des réalités. Je veux me sentir vivant. Et quoi de mieux que de provoquer la mort pour apprécier la vie. Une noisette de lubrifiant se glisse entre mes fesses et le gars insère un premier doigt, puis un deuxième, avant de m’empaler avec force. J’en ai le souffle coupé. Ma bouche est grande ouverte tandis que mon corps tremble de tout son être. Le mec n’y va pas de main morte. Ses coups de reins sont forts, presque douloureux. Ses mains sont posées sur mes épaules et lui permettent de se cramponner à moi plus facilement et ainsi me pénétrer violemment. Etrangement je ne ressens rien, ni plaisir, ni même cette douleur qui semble s’être évaporée. Je suis mort de l’intérieur. Je porte ma main à ma bouche pour m’empêcher de craquer à nouveau. Mes sanglots se retrouvent engloutis et une seule et unique larme se fraye un chemin et coule le long de ma joue. L’inconnu crie lorsqu’il jouit en moi et me plaque violemment contre le mur. Alors qu’il se retire, un peu de sperme chaud se répand sur ma jambe. Je n’ai pas envie de me finir. Je veux me rhabiller et me casser d’ici le plus vite possible. Je me sens sale, minable, plus bousillé que jamais.
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