Le grand Manuel du parfait gestionnaire, page 47, chapitre "Ressources jetables" : tout collaborateur peut être remplacé en trois clics et deux entretiens. C'est scientifique. C'est prouvé. C'est mathématique. 

Prenez Jean-Michel du service compta. Remplaçable par Pierre-Henri, lui-même remplaçable par Mohamed, lui-même remplaçable par une app sur iPhone. L'évolution darwinienne du capitalisme en marche. Magnifique. 

La machine s'enraye ? Changez la pièce. La pièce pleure ? Changez la pièce. La pièce se suicide ? Moment de silence en salle de pause, couronne de fleurs, et... changez la pièce. 

N'oubliez pas : le café tiède de 16h est plus important que l'humain qui le sert. La photocopieuse qui grince vaut plus que la main qui la répare. Le tableau Excel est plus précieux que le cerveau qui le remplit. 

Mode d'emploi du remplacement express : 

1. Videz le bureau 

2. Recyclez les souvenirs 

3. Effacez les post-it personnels 

4. Désinfectez toute trace d'humanité 

5. Installez le nouveau modèle 

Garantie satisfait ou remplacé. Comme vos employés. 

Oui, c’est bien ça. Le vrai remplacement pas celui qu’on nous bassine sur des émissions formatées et formatantes. Non celui pervers, qui nous attend tous.

Personne n'est irremplaçable, qu'ils disent. Comme si les humains étaient des pièces de Lego, interchangeables à souhait. Clic-clac, on retire celui-ci, clic-clac, on en met un autre. La machine tourne, les dividendes grimpent, les actionnaires sourient.

Personne n'est irremplaçable. Sauf ma mère quand elle me bordait le soir. Sauf mon père quand il m'apprenait à me raser. Sauf ma femme quand elle rit. Sauf mon fils quand il pleure. Mais ça, c'est du privé. Au bureau, nous sommes tous des numéros de badge, des identifiants réseau, des cases dans un organigramme.

Personne n'est irremplaçable, répète le manager en cravate Hermès. Lui-même remplaçable par n'importe quel autre costume-cravate sorti de la même école de commerce, formaté aux mêmes PowerPoints, dressé aux mêmes éléments de langage. "Synergie", "Performance", "Excellence". Le dictionnaire du parfait petit soldat corporate.

Personne n'est irremplaçable. Sauf le type de la maintenance qui connaît par cœur les caprices de la photocopieuse du deuxième étage. Sauf la comptable qui sait pourquoi le logiciel bugge tous les fins de mois. Sauf le stagiaire qui a compris comment faire marcher la machine à café. Mais ça, ce sont des détails. Des variables d'ajustement dans l'équation du profit.

Personne n'est irremplaçable, proclame le DRH en signant les lettres de licenciement. Une signature remplaçable par un tampon, un tampon remplaçable par un clic, un clic remplaçable par un algorithme. La grande chaîne de l'insignifiance.

Personne n'est irremplaçable. Sauf pour cette mère qui pleure son fils. Sauf pour ce mari qui cherche sa femme dans leur lit vide. Sauf pour cet enfant qui attend un père qui ne rentrera pas. Mais ça, c'est sentimental. Ça ne rentre pas dans les tableurs Excel.

Personne n'est irremplaçable, martèle le système. Comme si l'humanité était une chaîne de production, une série de rouages interchangeables. Comme si chaque rire, chaque larme, chaque colère n'était qu'une fonction à optimiser.

Personne n'est irremplaçable. Sauf tous les irremplaçables qui font tourner le monde. Les invisibles. Les petites mains. Les sans-grades. Ceux qui arrivent tôt et partent tard. Ceux qui connaissent les secrets, les raccourcis, les solutions de fortune. Ceux qui savent mais qu'on n'écoute pas.

Personne n'est irremplaçable, psalmodient les manuels de management. Un mensonge en police Arial, taille 12, marges justifiées. Un mantra pour temps modernes, une incantation pour conjurer l'évidence : chaque être humain est un univers unique, une constellation de souvenirs, de savoirs, de talents qu'aucun algorithme ne pourra jamais dupliquer.

Personne n'est irremplaçable. Quelle blague. Comme si on pouvait remplacer une vie, une histoire, un regard. Comme si on pouvait photocopier une âme, cloner un sourire, dupliquer une passion.

Personne n'est irremplaçable, répètent-ils. Et pendant ce temps, les cimetières se remplissent d'irremplaçables. De pères, de mères, d'amis, d'amants, de collègues qui laissent derrière eux des trous béants que rien ni personne ne pourra jamais combler.

Personne n'est irremplaçable. Les dictionnaires de synonymes le prouvent. Un mot peut en remplacer un autre. Un homme peut en remplacer un autre. Simple question de vocabulaire managérial.

Personne n'est irremplaçable. Error 404 : humanité non trouvée. Veuillez redémarrer le système. Installer la mise à jour. Désinstaller les sentiments. Formater la mémoire.

Personne n'est irremplaçable. Sauf que l'algorithme déconne. Les chiffres tremblent. Les données pleurent. Le système a chopé un virus. Ça s'appelle l'amour, l'amitié, la perte. Maladie incurable.

Personne n'est irremplaçable. Menteurs. Manipulateurs. Marchand d'âmes au kilo. Même vos phrases sont remplaçables. Même vos certitudes. Même vos vies aseptisées.

Personne n'est irremplaçable ? Alors remplacez donc le vide. Comblez les trous. Remplissez les silences. Effacez les traces. Si vous pouvez.

Personne n'est irremplaçable. Dernière connerie avant l'extinction des feux. Dernier mensonge avant la grande débâcle. Le système a planté. Game over.

Et pendant que les managers récitent leur mantra, les irremplaçables continuent de mourir. De vivre aussi. Surtout de vivre. Malgré vous. Contre vous. Pour vous peut-être.​​​​​​​​​​​​​​​​

Alors non, personne n'est irremplaçable. Sauf tout le monde. Sauf chacun. Sauf toi. Sauf moi.