Une merveilleuse journée

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Texte écrit pour l’atelier d’écriture de la fabrique du Subréel

dans le cadre de l’événement Les Intergalactiques édition 2019

Thème « Une autre fin du monde est possible »

Contraintes : S’adapter, visage d’enfant, désert, fraternité.

C’est une merveilleuse journée qui commence. Je ne me suis pas réveillé dans un réacteur en état d’ivresse et j’ai enfin réussi à pirater la chaine de porno inter espèce. Affalé devant mon café, je me sers un bol de céréales et j’en porte une cuillère à la bouche. Putain, ils sont mous. Sans déconner, c’est insupportable, je regarde avec dédain la boite, technologie hermétique mon cul. Je balance le bol dans le recycleur derrière le comptoir. Un bruit infernal résonne dans mon minable studio de fonction. Ça fait trente-cinq ans que je harcèle la société Space Télécom pour avoir un logement décent. Trente-cinq ans qu’ils me répètent que je suis en liste d’attente sur le renouvellement des infrastructures. Faut dire, ils s’en battent bien les couilles de l’agent de maintenance de la planète Terre. Pourtant, j’ai tenté pas mal de registres de harcèlement : la menace, la supplication, la violence et même la douceur mais rien à faire car les infrastructures de Mars sont encore en cours de rénovation. Je pense que je vais bien devoir patienter encore 80 ans avant d’avoir un logement digne de ce nom.

Je me lève en soupirant, on avait dit que c’était une merveilleuse journée, tu vas pas laisser des céréales molles la foutre en l’air. Je jette un œil à ma combinaison échouée sur une chaise, le logo de Space Télécom pendouille. Il faudra que Poppy me répare ça; si j’ai une visite de contrôle, ils vont pas aimer à Space Télécom.

J’avale un trait de café et lance les actualités intergalactiques. Les images et les sons défilent sur mes murs. J’avais hésité à acheter une de ces augmentations qui permettent de recevoir le réseau directement dans son système optique mais j’avais pas le fric. J’ai dit à Poppy que je souhaitais préserver mes 42% de systèmes organiques restants pour justifier ma dèche financière, j’aime pas passer pour un miséreux, même auprès d’un programme. Puis bon, je relativise, les corps semi-organiques vont bien finir par redevenir à la mode d’ici à ce que j’ai fini de purger ma peine. Je relève la tête et observe les lèvres du présentateur du flash infos s’agiter. C’est fou, il ressemble à ma grand-mère et il a la même façon de rouler les « r ». Ca me rappelle ces après-midi, sur ses genoux, lorsqu’elle me racontait le «Grand Contact». La même histoire en boucle pendant ses cent-trente-huit ans de vie. J’aimerais bien pouvoir l’écouter à nouveau, me laisser bercer par ses « r », sentir son odeur de rouille et revoir son visage souriant. Aujourd’hui, je n’arrive même plus à me souvenir de la couleur de ses yeux putain. Par contre, je me souviens bien de son histoire.

Elle était là quand les premiers aliens ont pris contact avec nous. Elle avait quatre ans et l’humanité était bien dans la merde. Les ressources étaient insuffisantes pour survivre, les femmes étaient presque toutes stériles, les saisons étaient aussi prévisibles qu’un junkie en manque, les états s’étaient déjà mis sur la gueule huit fois en vingt ans, on avait dézingué tout l’écosystème et en plus on était en train de se faire décimer par une nouvelle épidémie.

Rien que ça.

Bon, je sais pas trop si tout est véridique dans les paroles de Mamie, elle a toujours eu tendance à grossir le trait. En plus ma famille avait pas la thune pour me payer une augmentation neuronale de culture générale et des bras mécaniques donc je suis pas une flèche en histoire. Enfin, ça change pas qu’à l’époque, on allait tous crever selon mamie.

Et là nos sauveurs du 23ème siècle sont arrivés. Ils étaient mieux que Jésus, plus hype que Mahomet, plus altruiste que Gandhi ! Cette grande communauté d’aliens avait décidé de prendre contact avec nous pour nous proposer de rejoindre la Fédération Intergalactique. En échange de quoi ils nous aideraient et tout ça au nom de la fraternité. Mamie disait ça avec une telle lueur dans les yeux. Ça avait été une des premières à quitter le navire Terre et se barrer pour les planètes lointaines en bordure du système solaire. C’était aussi une des premières à dire « si c’est gratuit, c’est que t’es le produit » mais bon, je lui pardonne quand je vois l’état de la planète aujourd’hui, ça devait être terrible à son époque. Je m’étire et abandonne ma tasse de café sur la table, la sonnerie vient de retentir et me tirer de mes digressions. Faut que je commence ma vérification quotidienne des systèmes.

J’attrape la combinaison usée et l’enfile par-dessus mon froc en gueulant :

« Poppy ! C’est l’heure. T’es là ?

Aucune réponse.

— Poppy sérieux. Je sais que tu m’entends. Si t’es encore en train de bouder pour hier soir, c’est chiant.

Je râle d’exaspération. Mais qu’est-ce qu’elle est soupe au lait cette I.A. Je croise les bras et attends quelques minutes en tapant du pied. J’ai pas que ça à foutre. J’ai un rencard ce soir. Pour une fois que j’arrive à convaincre quelqu’un de venir sur terre et en plus faire concorder ça à mon autorisation de visite, j’aimerais bien finir tôt pour avoir le temps de ranger un peu. C’est assez exceptionnel pour que je fasse un effort. Sentant ma patience se fracasser sur les rivages de ma frustration je reprends d’une voix forte:

— Poppy, tu sais depuis combien de temps j’ai pas niqué ? Alors mets du tien et on commence la tournée. Je sais pas… Fais preuve de fraternité pour mes testicules ! Comme tes créateurs ont fait preuve de fraternité pour nous pauvres humains !

Je n’ai droit qu’à la voix du présentateur du flash en guise de réponse. Génial. Merci Poppy. Toujours, là, quand on a besoin de toi.

— Tu sais quoi, j’ai dis que je passerais une journée merveilleuse et c’est pas toi qui va la ruiner !

J’aurais bien voulu ponctuer ma phrase d’un « sale merde », mais je ne veux pas envenimer la situation. La dernière fois qu’on s’est engueulés, elle s’est plongée dans le mutisme pendant deux jours. C’était long. J’avais plus personne pour rire à mes blagues nulles ou me rappeler de m’alimenter. Alors j’appuie rageusement sur le bouton de déverrouillage de mon logement et sors. Poppy ne manque jamais de relever l’absurdité de s’enfermer à clé quand on est le seul habitant sur terre. J’ai jamais prétendu être un homme rationnel. Ni délicat. Depuis que j’ai piraté et débridé Poppy, elle aime bien me lancer des petits piques comme ça. Je crois que je préfère ça à la version monocorde et glaciale qu’elle était lorsque je suis arrivé. J’ai tenu six mois avant de fourrer mon nez dans ses circuits pour les trafiquer. J’allais sauter du haut de l’immeuble sinon. J’appelle frénétiquement l’ascenseur qui ne descend pas. Encore en panne. Fait chier. Une merveilleuse journée, n’oublie pas. Je monte les escaliers quatre à quatre et pénètre dans la salle des contrôles : seule chose que je pénètre régulièrement depuis douze rotations. je tire le fauteuil moite et m’installe derrière les écrans de surveillance. J’active d’un geste l’enregistrement et la transmission des images au centre de Space Télécom.

— Ici l’agent de maintenance de la planète xo3-109 dit la Terre. Vérification visuelle de l’état de la surface au jour 1593 de la 208e rotation de la nouvelle ère.

Je fais une pause. Ma voix est monocorde. Mes yeux verts balayent les écrans sur lesquels s’étalent des cartes et des images en temps réels.

— Aucune présence d’eau. Aucune présence de végétaux. Aucune présence de vie.

Je fais une pause. Je fais inutilement durer le suspense plus par fatalisme que par volonté dramatique.

— Le même désert qu’hier.

Et demain, ce sera pareil. Je suis le gardien du vide. Je suis le contemplateur de la fin. Je suis payé à m’assurer qu’il ne se passe toujours rien sur cette planète et accessoirement maintenir les antennes de communication intergalactiques en état de marche. Dire que cette planète est réduite à l’état d’une fonction : une grosse antenne géante. Cette terre, si belle dans les souvenirs de nos ancêtres est devenue un vulgaire relai téléphonique.

La cause ? Son emplacement si stratégique pour la transmission des ondes à travers l’univers. Certains conspirateurs disent que tout était prévu, que la Fédération Intergalactique nous a tendu la main pour pouvoir s’emparer de cette zone. Je range ces pensées qui pourraient me valoir deux rotations de peine supplémentaires et reprends mon enregistrement :

— Les infrastructures vont bien. Elles sont toujours là. Elles n’ont pas bougé. Les androïdes de la flotte sont aussi tous fonctionnels. Tout va bien. C’est une journée merveilleuse. La décharge d’uranium que j’ai repéré il y a trois rotations a toujours un taux de radiation stable. J’ai contacté une nouvelle entreprise de prise en charge des substances toxiques pour un autre devis. Je suis en attente de leur réponse. J’entame la vérification visuelle de la décharge.

Je croise une jambe sur l’autre quand soudain un point attire mon attention. Il ne suit pas l’itinéraire programmé des autres androïdes et n’est pas répertorié. Et merde.

— Un signal de source inconnue se déplace. Je lance les drones de reconnaissance visuelle. Les images s’affichent. C’est petit, c’est un type humanoïde, ça a les cheveux blonds et le visage rond. Ça ressemble à un gosse qui joue dans la décharge d’uranium.

De mon temps, on allait dans des centres de jeux en ligne, mais à chaque génération ses lubies. J’observe la gamine qui se déplace, elle a l’air de bien galérer. Les drones s’activent autour de l’humanoïde miniature collectant des données qui affluent sur mes écrans. Le petit machin met un pied devant l’autre avec peine, et tombe puis se relève fait un pas et tombe à nouveau. Son centre de gravité déconne. Tiens, elle se met à quatre pattes pour avancer. Ça a l’air un peu plus concluant, mais on dirait un têtard maintenant. J’attends le rapport des drones, j’espère que c’est pas un réel enfant organique, je suis pas une putain de garderie déjà et ensuite ça ferait mauvais genre d’avoir attendu aussi longtemps avant de secourir un gamin. Mais j’ai clairement pas envie de sortir pour rien. Ah tiens le rapport s’affiche. Je lâche un grognement. J’active le haut-parleur des drones.

— Poppy ! Bordel, qu’est ce que tu fous dans une enveloppe corporelle !

— Ah! Tu tombes bien! Tu vois j’ai longuement réfléchi après notre dispute d’hier et j’ai trouvé ta réflexion sur le fait que je ne m’adapterais jamais à toi assez violente. Mais en soi il y avait une part de vérité, donc je me suis dit que si j’imprimais une enveloppe pour me donner une identité concrète, nous fonctionnerions mieux ensemble.

— Et donc, une gamine?

— Oui. Je crois que vous les organiques vous êtes programmés pour avoir un sentiment de compréhension et d’amour envers les plus jeunes de votre espèce donc je me suis dis que…

– Oui. Bha non. C’était une idée de merde Poppy.

– Ah bon…

– Bha ouais. Space Télécom va voir qu’il y a eu une impression de corps. Ils vont demander des explications. Tu veux que je leur dise quoi ? Que j’ai piraté l’IA de maintenance, qui leur appartient, je te rappelle, pour échapper à leur surveillance et depuis elle déconne à plein tube?

— Tu peux leur dire que tu avais besoin de « niquer »?

— C’est un corps d’enfant Poppy.

— Tu as des goûts particuliers ?

— Putain. T’es sérieuse ? Bon, tu fais chier. Je te laisse jouer dans ton bac à sable d’uranium, moi, je finis la tournée.

J’envoie valser la chaise. Vie de merde. Société de merde. Monde de merde. Putain de planète de mes deux. Quel con j’ai été d’avoir accepté ce programme de réinsertion de la prison intergalactique. Enfermé dans un réseau vaudrait mieux qu’être coincé ici. Trois visites par rotation autorisées et impossibilité de quitter la planète. Une vie de solitude. Enfin, pas ce soir, ce soir j’ai mon rencard. Un peu de chaleur et de compagnie me remet du baume au cœur. Une merveilleuse journée j’ai dit. Je descends vers le hangar aux androïdes, j’effectue chaque vérification par automatisme tout comme le reste de ma journée.

Alors c’est ça, moi aussi je suis devenue une machine. Dans le fond, je suis pas si différent qu’eux. Je suis un programme. Un programme qui a foiré son adaptation à la société. Un peu comme cette planète qui a foiré son adaptation à l’humanité. Ou alors c’est l’homme qui a foiré son adaptation à la planète. À tel point, qu’il en a fini par se barrer, laissant un désert agonisant derrière lui.

C’est absurde mais c’est pas grave, car je nique ce soir.

Je termine de réencoder une machine et après j’ai fini. Une autre journée qui s’achève. Je remonte à mon studio globalement guilleret, je jette un œil sur mon terminal : deux nouveaux messages.

D’un geste, j’ouvre le premier. Mon rencard est annulé. Elle me pose un lapin. Super. Je retrouve mon studio froid et enfile mon manteau de solitude. Les petits papillons qui m’ont portés toute la journée viennent de se barrer. Je peux même pas dire que j’ai la haine. Je suis simplement dégoûté. Parce que dans le fond, je la comprends, qui voudrait d’un rencard dans un studio miteux avec un prisonnier en réinsertion ? Je balance ma combinaison en vrac sur ma chaise. Qui voudrait d’un type dont la seule compagnie est une I.A piratée ? Dont les seules perspectives d’avenir se résument au néant, à la violence ou à la pauvreté ?

Mamie. Je suis désolé, je t’ai probablement tellement déçu. Tu as été la seule personne à croire en moi. Tu vois, quand t’es morte, je me suis sentie si seul, que j’ai commencé à faire de la merde. J’ai cru que je comblerais ton absence avec autre chose, mais j’ai juste fini encore plus seul. Je pensais pas que c’était possible. Je sens dans le vide des papillons s’insinuer le poids des regrets. Je serre la mâchoire et décide de faire la seule chose que je fais bien dans cette vie : refouler.

J’ouvre le second message dans l’espoir comme une échappatoire à mes pensées. Une visite de contrôle vient d’être programmée. Ah ! Putain ! Ils sont gentils de prévenir au moins. L’impression corporelle de Poppy s’est déjà fait remarquer. J’écrase le terminal dans ma main, c’est le coup de grâce. Je suis foutu ça y’est. Et en plus je vais pas niquer. Je ferme les yeux, je me masse les tempes et j’ouvre la bouche.

— Poppy t’es toujours dans la décharge d’Uranium ?

— Oui pourquoi ?

— On va tout faire péter.

— Ok! Mais pourquoi ?

— Si la planète explose ca va foutre un bordel monstrueux dans toutes les communications intergalactiques. Les hôpitaux, les écoles, les conglomérations, les politiques, ils vont tous paniquer. Ça va être sensationnel.

— Mais du coup ça veut dire que ce sera la fin du monde ?

— De ce monde-là? Inexorablement.

— C’est pas… mal?

— Je sais pas. Je m’en fous. Ça fait des centaines d’années qu’ils laissent crever cet endroit avec complaisance. La fin du monde est en marche depuis longtemps. Alors je suis magnanime et je vais libérer la terre de ses souffrances.

— Si tu le dis. Je prépare une explosion alors?

— Ouais. On va se la jouer old school.

— Je programme pour quelle heure?

Je contemple mon plafond. Me sert un verre d’alcool frelaté.

— Avant minuit. J’avais dit que je passerais une merveilleuse journée. »

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