La Pipistrelle
Auxerre, 1977.
Accoudé sur son pupitre au fond de la classe, Thomas, la tête tournée vers la fenêtre qui donnait sur la cour, avait tout d’un absent : à peine s’il respirait, ses yeux ne cillaient pas, jamais ne quittaient ce tableau vide où la vie ne circulait plus.
Lorsque la sonnerie, stridente, retentit, il manqua de hurler. Il se rappela que c’était le dernier jour d’école : l’enthousiasme des autres enfants lui perfora davantage les tympans. Ils se ruèrent, déchainés, sur la porte, puis disparurent en trombes dans une cacophonie assourdissante qui résonna en lui. Cette marée humaine se déversa dans la cour, en direction du portail : il les voyait grouiller comme des insectes, entendait leurs pépiements informes. Ces vagues sonores le submergeaient, l’angoissaient.
Thomas resta assis quelques instants, le temps que son mal de tête se dissipe. Il observa la maîtresse qui s’affairait tranquillement. Comme à son habitude, elle feignait de ne pas prêter attention à lui. Elle savait que cet animal craintif finirait par sortir de sa tanière, Il suffisait de lui laisser le temps.
C’était sans doute mieux ainsi. Il se préservait à sa façon, pensait-elle. Ses camarades n’étaient pas tendres avec lui : ils l’attendaient pour se moquer de lui, de ses notes, de sa diction lente, de ses absences. Parfois, pour tromper l’ennui, ils le faisaient crier : ils l’entouraient, le bousculaient, l’invectivaient jusqu’à ce qu’il s’énerve et pique des colères si violentes qu’elles faisaient leur délice. Ce jour-là, avec les vacances d’avril, ils ne se soucieraient pas de lui.
Une fois les couloirs déserts, Thomas commença à ranger ses affaires, aidée de sa maîtresse qui l’attendait pour fermer la salle de classe.
« Attention, Thomas ! Tu n’as pas tout rangé dans ta trousse. N’oublie pas ton cahier de textes. »
Thomas ne répondit pas. D’une voix douce, elle lui souhaita de bonnes vacances ; tout juste articula-t-il un « vous aussi », perdu au bord des lèvres. Il l’aimait bien, l’institutrice. Elle lui rappelait sa mère, avant.
Cette dernière, tailleur strict, coiffure négligée, s’impatientait au milieu des mamans qui l’ignoraient et de ce raz-de-marée de phrases qui lui étaient étrangères :
As-tu passé une bonne journée ? Qu’as tu fais aujourd’hui ? Qu’as tu mangé à la cantine ? As-tu eu des bonnes notes ?
Ces questions, consignées dans ses souvenirs, elle ne les posait plus : le silence de Thomas l’avait condamnée au mutisme, son attitude à une vie misérable qu’elle ne supportait plus. Elle n’en pouvait plus d’être seule avec lui, livrée à cette existence qu’elle n’avait pas choisie et que personne ne comprenait, pas même ses parents.
« Tu devrais trouver un homme, Christiane. C’est une honte de vivre seule avec un enfant. Une honte ! Sais-tu les horreurs que les gens disent sur notre famille ? »
Comment leur expliquer que les hommes disparaissaient les uns après les autres, inquiétés par cet ange sombre qui, toujours planqué dans un coin, les observait de ses yeux vagues, se berçait sur un fauteuil, tournoyait dans le vide comme une toupie, ou triait sa nourriture en composant d’étranges dessins.
Mère et fils marchèrent d’un pas lent sur cet itinéraire : Christiane vérifiait de temps à autre que son rejeton la suivait et s’assurait qu’il traverse la rue sans encombre. Elle n’était pas dérangée qu’il marche dans son ombre. Certaines femmes ne comprenaient pas cette attitude indigne, d’autres, intriguées puis effrayées par Thomas, n’osaient plus s’approcher. Leurs yeux braqués sur eux, elles murmuraient, murmuraient, murmuraient. Des histoires de diable, de maltraitance, des histoires qui font peur… des histoires, tout simplement.
*
« Va dans ta chambre ! »
D’un pas lent, Thomas obéit à cette injonction, à cette habitude. Il n’avait pas le choix, sinon sa mère le traînerait dans le couloir. Il avait beau hurler, se débattre, elle ne lâchait jamais prise. Au début, elle pleurait, maintenant, elle hurlait plus fort que lui. Elle lui perçait le crâne. Et ses hurlements vivaient en lui comme une blessure.
Chaque soir, il était condamné à errer dans sa chambre jusqu’à l’heure du souper. Une punition qu’il aimait du temps où il avait des jouets à malmener. Ces derniers, prisonniers de cartons dans le débarras, lui rappelaient les joutes intergalactiques trépidantes qu’il orchestrait, les scénarios abracadabrants qu’il brodait.
« Tu les récupéreras quand tu auras des C et inutile de chialer ! » avait balancé Christiane d’une voix décidée.
Ce jour-là, elle avait laissé son fils hurler pendant des heures, craignant l’intervention de la police pour tapage. Ses voisins, parfois, la dénonçaient. Maltraitance et compagnie. Les policiers comprenaient très vite qu’ils étaient de drôles d’animaux. Déjà une femme seule… Quelle folie ! Et cet enfant hagard, qui ne disait rien, qui ne parvenait même pas à les regarder dans les yeux… et qui hurlait à la mort quand on le touchait, à la recherche d’ecchymoses. Une chiffe molle !
Avec le temps, Thomas s’était apaisé. Mieux, il avait trouvé à s’occuper dans le périmètre exigu de cette prison. Il restait debout face à la fenêtre et, de ce point de départ, contemplait la dizaine de fenêtres qui se dévoilaient à lui. Là, des scènes de vies se jouaient. Toujours à l’affût, il ne les aurait manqué pour rien au monde ! Parfois, des enfants lui faisaient des grimaces, des parents énervés tiraient les rideaux. De temps en temps, des gens nus se caressaient et dansaient d’une curieuse façon. Thomas préférait ces drôles histoires à celle de la petite télévision en noir et blanc que sa mère regardait le soir. Elle déversait des torrents de voix fortes, de musiques immondes qui cognaient contre ses murs une fois qu’il était couché, après avoir mangé des soupes désagréables, pleines de grumeaux.
Les vacances passèrent ainsi, au rythme de trois repas par jour. Christiane le forçait à se laver une fois tous les deux jours, dans la baignoire. Thomas n’aimait pas l’eau. Ce monstre à moitié invisible le recouvrait, le léchait, s’insinuait en lui : il avait beau se débattre, sa mère ne comprenait pas, même quand il articulait ses peurs, peurs qui s’estompaient, au fil du temps. Mais elles étaient toujours là, tapies en lui. Plus diffuses, moins viscérales. Elles se taisaient.
*
Le lundi, avant que les lumières des voisins ne s’allument, il entendit un craquement : une petite créature aux membres rachitiques s’échappa d’une fissure jusqu’alors invisible, au-dessus de la fenêtre : une chauve-souris ! D’abord ses petites pattes noires et griffues, puis sa tête monstrueuse et mignonne, son corps allongé, comprimé dans un mouvement serpentin d’une bizarrerie presque touchante.
À mesure qu’elle battait la dentelle noire de ses ailes pour s’échapper de ce lieu maudit, un sourire se dessina sur le visage du petit garçon. Ce monstre n’avait rien d’effrayant, au contraire : Thomas s’en amusa. Pour la première fois depuis des mois, il se mit à rire. Il se questionna au sujet de cette curieuse bestiole : habitait-elle ici, avec lui ? Depuis quand ? Comment faisait-elle, avec ses membres grêles, pour s’infiltrer dans un passage aussi étroit ? Hélas, l’enthousiasme de Thomas retomba aussitôt : la voix de sa mère brisa sa curiosité en sifflant à travers la porte.
« C’est prêt ! Dépêche-toi ! »
Et pour se dépêcher, il se dépêcha, Thomas, de finir ses assiettes. Ni une ni deux. Vite, quitte à avoir mal au ventre. Vite, pour retourner dans sa chambre. Vite, pour la revoir.
De retour dans sa chambre, il se posta devant la fenêtre, qu’il laissa entrouverte après avoir pris soin d’éteindre la lumière. Il se sentit libre. Des idées folles se dessinaient en lui : et s’il devenait ami avec elle ? S’il parvenait à l’apprivoiser ? À lui apprendre des tours ? Il espérait pouvoir l’observer plus longtemps, pour mieux discerner son visage et lui donner un nom.
Ainsi, il lutta contre le sommeil en se berçant de plus en plus fort sur la chaise de son bureau, puis finit par s’endormir dans une position inconfortable. La pipistrelle n’était pas rentrée - ou bien avait-elle profité de son manque de vigilance pour regagner ses pénates ?
*
Lorsqu’il se réveilla, Thomas essaya d’écouter dans le mur, à l’affût du moindre son, d’un ronflement peut-être. S’il se concentrait et tendait l’oreille, peut-être parviendrait-t-il à entendre le bruit de son cœur, lové dans le bêton ? Rien ne se produisit, mais Thomas était captivé !
L’attente fut longue. Son esprit, agité, ne cessait de rebondir sur cette idée fixe : une fissure dans le mur, l’abri d’une chauve-souris. Thomas se dit qu’il aimerait en savoir plus sur ces créatures pour savoir ce qu’elles faisaient, ce qu’elles mangeaient, ce qu’elles aimaient. Mais il n’avait plus d’encyclopédies depuis qu’il les avait enduites de peinture. Alors, il s’inventa des histoires, attendit tout le jour. C’était sa maison, pensa-t-il, tout le monde revient à sa maison, tous les jours.
Quand le soleil commença à blêmir, le ciel à s’adoucir, Thomas ouvrit la fenêtre et regarda la fissure en serrant ses petits poings d’espoir. Il chuchotait mollement, du bout des lèvres : « sors, sors, sors ! » Et la Pipistrelle dévoila ses petites pattes griffues, puis sa tête toute riquiqui. Elle le regarda de ses yeux ronds et moirés. Thomas lui sourit : elle lui rendit la politesse comme au travers d’un miroir. Elle le comprenait, elle, la chauve-souris. Il lui tendit la main, mais elle ne musarda pas : d’un coup sec, elle fit sortir ses membres compressés et prit son envol !
Thomas resta prostré devant la fenêtre et la regarda s’éloigner jusqu’à devenir un point dans l’horizon. Il fixait la fissure avec intérêt quand la porte de sa chambre s’ouvrit.
« Je t’ai dit de plus te mettre devant la fenêtre comme ça ! commença-t-elle. Les voisins se plaignent que tu les observes. J’ai pas envie de revoir les flics.
- …
- Qu’est ce que tu fais ? s’inquiéta-t-elle, voyant son visage relevé.
- …
- Qu’est ce que tu fais bordel ? » insista-t-elle.
Elle le prit par le bras, puis, d’un geste mesuré, le força à la regarder dans les yeux, au risque de le faire crier.
« Thomas, s’il te plaît… J’en peux plus…
- Je regarde… dans le trou, s’appliqua-t-il, voyant la détresse dans les yeux de sa mère. De la douceur. Quelque chose d’avant.
- Quel trou ?
- Le trou… de… la fenêtre… Y a… une chauve-souris… dedans.
- Mon dieu, soupira-t-elle, désemparée, me dis pas que ça recommence… Je vais prendre rendez-vous avec le docteur. Tu ne me laisses pas le choix ! »
Thomas ne ferma pas l’œil de la nuit : l’idée de revoir cet individu aux yeux luisants le terrorisait. Il ne l’aimait pas. Ni lui, ni ce grand bâtiment blanc aux odeurs camouflées. Là-bas, les gens n’avaient pas l’air heureux et semaient en écho des paroles tristes dans de grands couloirs vides. Hélas, il ne pouvait pas empêcher sa mère de l’emmener dans cet endroit sinistre. Crier et se débattre ne servaient à rien : elle userait de force, quitte à l’attacher. Elle l’avait déjà fait, la première fois. Thomas n’avait pas encore d’aile comme la pipistrelle pour prendre son envol. Peut-être lui apprendrait-elle à s’enfuir s’il lui demandait gentiment, en posant les mots, les uns après les autres. Sa mère préférait ça au silence.
*
Vers neuf heures du matin, la chauve-souris pénétra dans la fissure avec plus d’aisance encore.
« Attends… supplia l’enfant d’une voix molle. Attends ! »
Le temps de prononcer ces verbes, la pipistrelle avait disparu, engloutie par le ciment, sans un bruit. Pour se souvenir d’elle, il s’acharna à la dessiner sur son vieux cahier, multipliant des gestes désordonnés : un corps oblong, des pattes aussi crochues que démesurées, une tête de démon qui fit frémir sa mère, lorsqu’elle entra dans la chambre.
« Tu n’as pas vu l’heure ? Suis-je bête… tu regardes jamais l’heure ! Enfile tes vêtements, on part dans cinq minutes !
- …
- Encore un dessin ! » désespéra-t-elle. Qu’est ce que c’est cette fois-ci. Satan ?
Le garçon resta silencieux.
Silencieux devant elle.
Silencieux quand elle s’acharna à l’habiller.
Silencieux pendant le trajet en voiture : il se concentrait sur cette boule d’angoisse qui grossissait dans son ventre et le dévorait tout entier. Alors qu’il observait les rues animées et bruyantes, qu’il luttait contre le vrombissement assourdissant du moteur qui résonnait en lui, il aperçut la pipistrelle qui volait à côté de la voiture.
Elle l’accompagnait ! C’était elle, il en était sûr !
« Appre…nds-moi, » balbutia-t-il.
Mais, derrière la vitre, la pipistrelle ne l’entendait pas. Elle se contentait de les suivre.
« Qu’est-ce que tu regardes Thomas ? demanda sa mère qui avait remarqué dans le rétroviseur l’attitude étrange de son fils, sorti de sa torpeur.
- … »
Elle n’insista pas devant son mutisme. Ce n’était pas prudent de s’énerver au volant, surtout avec un enfant si imprévisible. Elle en parlerait au psychiatre d’ici une demi-heure. Cet homme ne la laisserait pas tomber : contrairement à ses confrères, il ne se contenterait pas de poser un diagnostic honteux. Il lui fournirait quelques cachets plus puissants, contre quelques coups de reins. Cet homme gras et verruqueux la dégoûtait, mais elle ne voyait aucune alternative. Comme d’habitude, elle écraserait les pilules dans les soupes, les hachis, les yaourts, et, comme par magie, les nouvelles lubies de Thomas disparaitraient. Il avait renoncé aux montagnes de boîtes de conserves qui le fascinaient tant, ces histoires de fenêtres, de chauve-souris ne résisteraient pas longtemps ! Avec un peu de chance, il serait plus docile. Peut-être parviendrait-elle à vivre enfin une vie normale ? Elle y croyait, dur comme l’enfer !
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