Solitude
Août 2020
Et la voilà qui revient, qui envahit tout mon être, telle une chape de plomb qui me recouvre peu à peu. Lorsque je la crois dissipée, quand je m'imagine enfin libérée, elle n'est jamais aussi proche de moi qu'à ce moment.
Elle entrave mes poignets tels des liens très serrés. Si je fais l'amour avec mon corps, elle s'approprie mon âme. Si je tente de m'exprimer, elle essaie de me bâillonner . Si je fais maladroitement mes premiers pas vers l'inconnu, elle s'empresse de me rappeler à l'ordre, de m'emmener là où elle le désire…
Elle me veut pour elle seule ! Aucun droit de rire, de pleurer, de jouir : rien si ce n'est juste le silence qu'elle m'impose. Elle est d'une jalousie sans limites, refuse toute concession, pas de négociation. De mes colères , elle se réjouit ; de mes révoltes, elle s'amuse. Plus je m'épuise à lutter contre elle, plus elle est forte. De mon impuissance, elle en retire de la puissance ; de mon désespoir, elle en retire de l'espoir. Plus je la hais, plus elle m'aime ! Mais qui est- elle ?
Aujourd'hui, quelques semaines après son départ, je pense très souvent à ce sentiment qui l'a rongée sa vie durant. Et j'ai acquis la certitude que son cancer ne fut que l'expression de sa grande détresse psychologique. Et je me répète sans arrêt: "Si seulement..."
En effet, nous étions très proches l'une de l'autre et souvent, nous abordions des thèmes existentiels et notamment la solitude car cette dernière l'a accompagnée durant presque toute son existence et a fini par lui ôter la vie !
Certains pourraient dire:
"Mais non, elle était mariée depuis quarante-deux ans, elle avait la chance d'avoir un fils adorable et deux merveilleuses petites filles; elle n'était donc pas seule!!!!"
A ces derniers, je répondrais tout simplement:
"Et en quoi ce fait est-il incompatible avec le sentiment qu'elle ressentait au plus profond d'elle-même?"
Ha, fichues apparences, va! Toujours les apparences, uniquement ces fameuses apparences qui masquent tout le reste...
Et pourtant, même si elle pouvait paraître entourée, même si elle s'efforçait toujours de sourire à ses interlocuteurs (en l'occurrence, nous, sa famille), derrière ce sourire se cachait une immense tristesse indéfinissable qui se lisait dans son regard. Et toutes les deux, nous en connaissions l'origine, nous en discutions. Pendant ces moments, elle retrouvait son entrain, sa joie de vivre. La solitude semblait s'éloigner de quelques pas pour mieux revenir la submerger à peine rentrée chez elle.
Durant toute sa trop courte vie, elle s'est vouée corps et âme aux siens jusqu'à s'oublier elle-même, jusqu'à en perdre son identité, jusqu'à accepter de renoncer à ses envies, ses désirs, ses passions uniquement pour éviter les problèmes, pour ne pas créer de disputes, simplement pour répondre aux exigences des autres. Lentement, au fil des années, elle a fini par se replier sur elle-même, par ne plus recevoir personne d'étranger à sa "petite famille" c'est-à-dire ses enfants et ses petites filles. Sa seule sortie hebdomadaire consistait à venir nous rendre visite, c'était probablement là l’ unique source de joie dans cette infernale existence.
Et puis, il y a environ quatorze mois, elle s'est brusquement réveillée, s'est décidée à profiter enfin, s'est révoltée contre sa propre condition! Inespéré pour nous... Le dernier Noël fut formidable: elle a dressé avec amour le sapin, a décoré sa maison. Nous étions tous au comble du ravissement. Hélas, en janvier, premières douleurs; elle s'était dite que cela passerait comme le reste… mais… trois mois plus tard, un diagnostic sans appel infirmait son hypothèse: il n'y avait strictement plus rien à faire hormis se gaver jusqu' à ce que mort s'ensuive de traitements de confort. Horrible, inacceptable ! Et pourtant, il s'agissait ni plus, ni moins, de la stricte vérité aussi difficile, pénible, atroce à entendre soit- elle!!!
Cependant, cette saleté de maladie lui a ouvert une porte, lui a offert une possibilité qu'elle n'avait jamais saisie : exprimer son choix, le sien et non celui des autres, imposer sa propre volonté en toute âme et conscience! Les six dernières semaines, elle n'était plus la même, elle semblait paradoxalement enfin heureuse : elle était joyeuse et exprimait enfin ses désirs au corps médical. Une autre Aline se dessinait devant nous, celle qu'elle était probablement destinée à être si ... Avant de mourir, elle nous a tous regardés, radieuse, comme si cette fameuse nostalgie l'avait enfin quittée mais à quel prix? Celui de sa Vie !
Depuis je ne cesse de me répéter à voix haute en cognant mon coussin de toutes mes forces dès que j’en ressens le besoin : "J’ y arriverai, peu m' importe les difficultés à surmonter ou les doutes à vaincre. J'apporterai des réponses claires, nettes, précises à mes trop nombreuses interrogations quels que soient les – qui, quoi, comment, pourquoi, mais, où , lequel-, je veux vivre libre d'exister comme je le désire !"
Dans la foulée, pour pallier à cette révolte, je me lance sur les réseaux sociaux puis je commence à y publier mes très modestes productions. De temps à autre, je te les montre mais tu manifestes invariablement à leur égard un enthousiasme proche du mépris le plus abject. Par contre, plus mes amis likent, commentent, m’encouragent à poursuivre, plus mon style s’ affine.
Entre- temps, connaissant mon goût prononcé pour la lecture, tu me prêtes régulièrement des livres autour desquels s’ axent nos séances hebdomadaires. Je plonge ainsi dans l’univers fascinant de Alice Miller, Judith Viorsth, Gérald Brassine, E.E Schmitt, Bowlby, Milkovitch, … J’étudie méthodiquement chacun d’ entre eux : je suis déterminée à franchir tous ces murs…
Malheureusement, si l’intellect fonctionne à merveille, je demeure bien malgré moi figée, incapable de manifester la moindre émotion en direct quand il s’agit de t’exprimer mes pires souffrances…. Rien, nada… Dès que tu pointes le doigt et appuies avec ce dernier « là- où- ça- fait- mal », Je réagis constamment après-coup ce qui nous vaut des prises de tête épouvantables !
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