Le concierge

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Aujourd'hui, j'ai appris que Mme Mc Ginty était décédée.

Oh, pas ici, pas sous ce soleil, mais dans son cottage au Pays de Galles, après une longue promenade dans la campagne pleine de moutons qu'elle affectionnait tant.

Je ne supporte pas ces collines humides, cette herbe constamment trempée, ces cieux qui ne sèchent jamais. Je ne pourrais jamais y vivre.

C'est bien pour cela que je suis venu m'installer ici. Il y a évidemment de rares pluies en automne, mais c'est bien le diable si elles durent quelques heures.

J'ai entendu dire qu'elle était morte de cause naturelle. Pas que je sache vraiment ce que cela signifie exactement. Mais c'est ce que sa sœur avait confié au téléphone lorsqu'elle avait appelé pour annuler sa réservation du printemps prochain. Elle a jugé nécessaire de donner ce genre de détails. J'imagine qu'elle avait déjà dû raconter à tous ceux qu'elle a croisés depuis, de la famille aux marchands de légumes, en passant par la coiffeuse, et même aux employés des pompes funèbres, comment sa sœur s'était sentie mal soudainement, que l'ambulance avait aussitôt été appelée, et comment elle était partie très vite, sans que personne n'ait rien pu y faire. Cela devait la soulager de relater à nouveau l'histoire tragique, espérant secrètement une petite expression de pitié, une confirmation qu'elle avait fait tout ce qu'il fallait pour la sœur adorée.

J'aurais bien voulu lui poser plus de questions sur sa mort, mais je sais que cela ne se fait pas.

Mon travail ici ne m'autorise pas ce genre de conversation avec les clients. Ils viennent dans ce complexe pour prendre le soleil, profiter des thermes et du luxe absolu. Cependant, à chaque fois que j'ai eu l'occasion d'aborder le sujet, mon interlocuteur a toujours cru bon de se montrer évasif et platement philosophique. Moi, ce qui m'intéresse c'est l'aspect pratique, sa crue réalité. C'est comment de mourir ? Est-ce douloureux ? Se sent-on partir ? A-t-on envie d'uriner ?

Un jour pourtant j'ai eu la chance de rencontrer un praticien en médecine légale. Il n'était pas très difficile de croire qu'à part quelques collègues, il n'avait jamais eu le public qu'il méritait auprès de qui il aurait pu évoquer ses cas les plus intéressants. La plupart des gens normaux se seraient probablement contentés de vomir poliment.

Le type était brillant, enseignait occasionnellement à Harvard, et avait travaillé pour Scotland Yard. Il avait un excellent esprit de déduction, un détachement salutaire et un humour potache. Je riais à ses plaisanteries biologiques et l'écoutais avec attention relater ses dissections légales. Mais il est mort aussi, comme tous les autres.

Le complexe a été ouvert il y a 126 ans. Et j'y travaille depuis tout ce temps. J'ai survécu à nombre de directeurs, de managers, de collègues et je suis parvenu à leur cacher mon secret. Pas un seul ne s'est douté de ma longévité suspecte. Mon truc : je pars en vacances à chaque changement majeur de direction. Comme je suis juste le type en bleu de travail légèrement asocial, je suis quasiment invisible. Ce qui fait qu'on ne m'invite à aucune fête du personnel, ni aucun anniversaire ou cérémonie. Et cela me va très bien.

J'ai vécu les transitions plutôt sereinement. Je ne suis que le gars qui change les ampoules ou nettoie la piscine. Et puis, leur statut d'employé dans un hôtel de luxe donne à mes collègues l'impression de faire partie de l'aristocratie. Des laquais, oui. Mais des laquais d'en haut. Alors que moi, je suis la serpillière du fond du placard.

Mais les clients, eux, m'adorent. Je suis toujours disponible pour les aider. Je leur glisse quelques mots, une petite plaisanterie, et ils affichent toujours un air ravi lorsque je les autorise à simplement m'appeler Joe. Je donne aux gens riches la chance de montrer leur générosité sociale en m'adressant la parole comme à un vieil ami, pour ensuite confier à leur cercle, en préambule du dîner, leur interaction humaniste et attendre en retour la validation qu'ils sont véritablement « en contact avec les réalités du peuple ». Ils adorent s'attribuer ces petites récompenses et coudre le badge d'abnégation sur leur tunique de probité.

Vous voyez, j'ai beaucoup de temps à tuer. L'éternité, à ce que j'ai compris. Aussi, j'ai dû me trouver un passe-temps. Écouter les histoires sans fin de mes contemporains du moment, être témoin des événements de ces derniers siècles au travers de leurs histoires, des journaux ou des lettres qu'ils abandonnent dans leur chambre a toujours été pour moi une plaisante distraction.

Joe est le diminutif de Joseph Darimathea. Sans plaisanter. C'est le nom que l'on m'a donné. Je l'aime bien. Et le plus amusant est que personne n'a jamais eu la moindre réaction lors des rares occasions que j'ai eues de donner sa forme complète. Il faut dire que Marie et le fils ont toujours eu les faveurs du public.

On m'appelle Joe et je suis le concierge immortel de vos vacances.

Je n'ai rien demandé. J'ai simplement réalisé que je ne vieillissais pas. Combien de fois, pourtant, ai-je craint de décliner avant une fin rapide.

Ce n'est jamais arrivé.

Je suis apparemment bloqué à la quarantaine, ou la cinquantaine. Ou du moins mon ancienne cinquantaine. J'ai un peu perdu le compte de mes années terrestres. Peut-être que je bats Mathusalem. Il faudrait que je vérifie.

J'ignore totalement comment je pourrais briser ce sort et redevenir libre. Libre de mourir.

Vous pourriez vous dire que c'est magnifique, la vie éternelle. Mais il faut passer par une période éprouvante où vous voyez partir un à un tous ceux qui vous sont chers. Au bout d'un moment, j'en ai eu assez. Alors je suis parti. J'ai disparu de leurs vies, avant de devoir endurer leur perte. Et j'ai atterri ici où je ne connais personne.

Longtemps, je n'ai même pas osé me lier d'amitié avec qui que ce soit : je savais ce qui allait arriver. Je savais qu'après les vacances ils retourneraient chez eux, et qu'un jour ils ne reviendraient pas.

Mais tout être humain est un animal social.

De plus en plus de gens arrivaient, avec de moins en moins de surface de maillot de bain sur eux.

Nouveaux amis. Nouvelles petites amies. Surtout dans les bénies années 70. Je suis faible.

Je suis aussi devenu leur confesseur, le collectionneur de leurs péchés, de leurs doutes, de leur orgueil. À l'occasion, je devenais leur miroir, ou leur mur.

J'observais leur évolution. À mon échelle, c'est un processus rapide. Assez décevant cependant, trop souvent archétypal. Des petits anges qui se transforment en petits cons à l'esprit étroit. Des jeunes salopes prétentieuses et gâtées qui deviennent de vieilles filles sectaires et frustrées. Des artistes divinement inspirés qui finissent en chefs comptables hautement qualifiés en gestion de patrimoine.

Heureusement, quelques êtres sublimes vinrent illuminer ce paradis artificiel. Il suffisait d'observer leur démarche pour réaliser qu'ils n'empruntaient que leur propre chemin, et laissaient dans leur sillage une délicieuse envie d'ouvrir un roman de Dostoïevski, de prendre des cours de peinture ou de s'abandonner à l'exquise contemplation des implications de la physique quantique.

Et puis un jour je l'ai vue.

Aucune erreur possible. Même après toutes ces années. Pas loin de quarante, si je me souviens bien.

Elle a juste changé de coupe de cheveux.

J'ai même soudain cru sentir son parfum qui m'avait envoûté alors, celui qui était resté dans l'appartement longtemps après qu'elle fût partie.

Elle est restée exactement la même. Ses yeux verts pénétrants, son nez étroit, sa bouche fine et je ressens le même affolement que j'ai toujours éprouvé chaque fois que je l'ai vue.

Je suis redevenu ce collégien, pris de crampes à l'estomac à l'idée même de l'approcher pour lui parler. Le courage m'avait toujours fait défaut alors. Je ne m'étais pas résigné cependant. Et avais cherché toutes les occasions possibles qui m'eûssent permis de la côtoyer. Je m'étais même inscrit au ciné-club qu'elle aimait fréquenter, pour simplement pouvoir observer, depuis quelques rangs en arrière, le délicat contour de sa mâchoire, souligné par l'éclairage de l'écran où Robert Redford incarnait un magnifique Gatsby.

Et elle est à présent là, à quelques mètres de moi.

Elle ne m'a pas encore vu.

Quand soudain je réalise.

Elle n'a pas vieilli.







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