Prologue - Le Plus Petit Royaume et la Vague de Poussière
Le vent caressait les crénelages, mordant la pierre friable.
Cette pierre de la plus petite tour du plus petit royaume, qui avait vue ses formes polies par les caresses du vent et de la poussière. L’extérieur du château était pareil à un orchestre de stalagmites, d’accrocs de roche et de surfaces creusées - un air sauvage. Ca et là, un lichen agrippait la pierre poreuse et les quelques plaques d’ardoise formant des toitures. Et, bien sûr, comme c’était un château respectable, il y avait une tour. Et on pouvait s’y percher.
Elle n’était pas bien droite, mais elle faisait l’affaire.
Le Plus Petit Château du Plus Petit Royaume. Autour de lui, la plaine, immense et désertique. D’un horizon à l’autre, le Rien. Impitoyable. Et la nuit noire comme une mer de goudron.
Il y avait, sur les remparts de la plus petite tour, une lanterne, au bout d’un bâton, qui peinait à combattre l’obscurité. Elle balançait méchamment, menaçant parfois de s’éteindre et parfois de tomber sous le coup du vent. Alors, de temps en temps, le Prince devait la maintenir pendant un long moment, avant que les bourrasques ne décroissent.
Et comme une averse horizontale, la poussière charriée par les vents tranchants s’écrasait sur le monde. Ca faisait un bruit de tambour. Et le prince du plus petit royaume, les yeux plissés, essayait désespérément de passer entre les grains de poussière. Il n’y parvenait qu’à moitié.
Le vent poussiereux cognait rythmiquement sur son vieux masque d’if blanc. Le masque représentait un animal inconnu, au museau canin et aux longs bois désordonnés. C’était le sien. Son masque - comme le Prince était son nom.
Le Prince était occupé à se demander – dans la douleur - pourquoi les fentes oculaires de ce masque-ci avaient été faites aussi larges.
Alors quand il se prit un méchant gravelas à s'en percer la rétine, le Prince cracha un juron que le Chambellan aurait réprouvé. Heureusement, à cette heure-ci, le Chambellan, comme le reste des habitants du plus petit royaume, s’adonnait a un moment d’immobilité et de silence.
Éreinté, sa patience mise à mal, le Prince pressa doucement ses paumes l’une contre l’autre, et, puisant dans son Chant, il entreprit de convaincre les bourrasques de l’oublier, pour un temps. Alors, il y eut un mouvement soudain, autour de lui.
La poussière, maintenant, ne frappait plus son masque, comme déviée par une main invisible et gigantesque qui aurait enveloppé le prince.
Et le Prince se frotta les mains, satisfait - puis l'œil, irrité.
Plongeant une nouvelle fois son regard dans la nuit – et ne décelant rien d’autre qu’un décevant silence et une tarte immobilité. Rien en définitive ne justifiait l’étrange préssentiment qui l’avait pris, il y a plusieurs longues minutes, dans le fond de son lit. Il s’était levé sans savoir si ce qui l’avait éveillé lui était venu par les vagues qu’il ressentait dans le Chant, où un simple insomnie.
Le Prince avait toujours eu du mal à faire la différence entre les deux.
Contrairement à son frère ou à sa sœur, il était né en entendant le Chant. Et s’ils avaient tous les deux dû apprendre à s’ouvrir à ses vibrations, par les longs exercices de méditation de l’Art du Chant, le Prince, lui, avait fait le chemin inverse.
Il avait dû apprendre à en faire abstraction.
Alors, parfois, dans la nuit, il se réveillait en vibrant, parce que soudain le Chant de l’Est ou du Nord, par vagues, le traversaient de sensations si immenses, si complexes, qu’il n’existait alors plus rien d’autre. Parfois, un battement de cœur, tonnant comme cent mille tambours de la taille de Lune, l’éveillait dans la terreur.
Parfois un ronronnement paisible montant des profondeurs de Lune le berçait.
Parfois, quand quelque chose le tracassait d’un rythme inconnu, il venait ici – sur la plus haute tour du plus petit royaume - celle qui était aussi la plus petite tour par la vertu de son caractère unique. Et il tentait de percer la nuit d’un regard noir, comme si elle dissimulait un secret qui lui permettrait d’élucider le mystère. Comme s’il pouvait comprendre, en regardant le monde, ce qui se passait en lui. Généralement, il s’ouvrait au Chant, en respirant profondément et en ouvrant les yeux tout juste comme ça, un peu en coin, comme il était si dur à expliquer. Et il se laissait bercer par l’immense complexité. Rassuré de n’être qu’une chose minuscule. Un grain de poussière. Moins encore.
Et, alors, ses anxiétés finissaient par s’apaiser.
Mais, ce soir-là, quelque chose en lui – ou dans le Chant de Lune - ne lui permettait aucun repos. Il ressentait, vague après vague, quelque chose de nouveau, d’étrange, d’incompréhensible. Qui lui semblait affreux.
Mais la nuit, terne et banale, ne bougeait pas. Ne dissimulait aucun monstre. Il faisait froid. Humide. Et poussiéreux. Et le désert, autour de lui, dormait. Dans ce petit coin de monde que le Prince appelait un Chez Lui.
Et pourtant, en s’ouvrant au Chant, il réalisait bien comme Lune, la terre de sa naissance, était grande – et comme elle devait être belle, pour abriter toutes ces voix et toutes ces harmonies qui lui parvenaient comme les échos d’un orchestre lointain.
Mais il n’y avait jamais rien eu d’autre à voir pour le Prince, de ses yeux vrais, avec son corps, que les plaines encerclant le plus petit Royaume et les quelques caravanes passantes qui les saluaient dans leurs grands véhicules à traverser le désert.
S’asseyant sur un créneau, pieds dans le vide, abandonnant sa recherche dans le paysage, il entreprit de chercher en dedans.
Il pensa, à la lueur de cette petite flamme prisonnière qui lui servait de lanterne. Il la regarda un peu.
Cela lui prit une éternité.
Et puis, une fois son éternité finie, il hocha doucement la tête. Puis, il dût ajuster son masque. N’y arrivant pas tellement, avec un tonnerre de précautions, il le retira pour le poser sur le créneau. Alors, il lui sembla, regardant l’animal disparu qui ne ressemblait à rien de connu, que tout était bien.
Il tourna ses yeux verts vers l’immensité des plaines, et tenta d’en jauger les dimensions.
Oui. Demain, il décida qu’il parviendrait à convaincre le Chambellan de le laisser partir seul en chasse. Et, scrupuleusement, il traquerait les lapins, vers le nord. Mais avec un peu d’astuce, une fois qu’il se serait éloigné des murs, il les perdrait, à mi-chemin entre le royaume et les terriers de la plaine nord, ceux qui se nichaient entre les trois rochers sur la colline (comme des trous dans du fromage).
Alors, avec sa gourde, et avec son arc, il continuerait à s’éloigner. En prétextant suivre des traces. Il n’y en aurait sans doute pas vraiment, de traces, mais il raconterait en avoir vu, et personne ne pourrait le contredire. Dans un monde de poussière et de courants, tout disparaissait si vite, de toute façon.
Il prendrait une pelisse - pour pouvoir dormir chaud, et il cheminerait aussi loin qu’il le pourrait – jusqu’à ce que sa gourde ne se vide à moitié (pour pouvoir faire demi-tour).
Et il verrait bien alors, ce qu’il y trouverait.
Il savait que les Caravaniers qui logeaient parfois a l’abri des murailles du plus petit royaume venaient du Nord - jamais du Sud. Et les vagues du chant qui harmonisaient en lui, quand il les laissait faire, lui jouaient un destin qui venait de là.
Son coeur, maintenant, battait. Les bourrasques s’étaient tues, même autour de lui. Plus rien ne bougeait. La poussière tombait paresseusement dans l’ombre de la nuit. Il fomentait maintenant son plan. Il occuperait le Chambellan. Il avait déjà l’idée: il prendrait son frère entre quatre-z’yeux. Depuis des semaines, ils construisaient dans la cave du chateau un appareil novateur, cesé faire bouger de petits poissons factices au rythme du vent - et les derniers travaux alnécessitaient du fil – beaucoup de fil. Trop pour la morale conventionnelle du Chambellan, qui caquetait à longueur de journée sur les bénéfices d’un gouvernement économe et prévoyant.
Le Prince proposerait donc que le Prince Cadet ne s’introduise dans la réserve du Tailleur Royal – et fort heureusement, de la fratrie, le Cadet était celui qui s’y entendait le mieux pour grimper, fureter, se faufiler, ou écouter aux portes. Le plus agile, et le plus doué pour les situations épineuses et l’improvisation.
Il semblerait donc tout à fait naturel que le Prince le missionne ainsi. Avec un peu de chance, le Tailleur découvrirait le larcin dans la journée – le Tailleur qui n’était autre que le Chambellan. Et il ne manquerait pas de mener l’enquête - Il était aussi le Limier Royal. Le Chambellan changeait de titre comme de chaussettes.
A la réflexion, le Prince secoua sa tignasse blonde. Non. Il changeait beaucoup plus de titres que de chaussettes.
A partir de là, le Limier Royal, trop occupé à mener l’enquête, ne pourrait pas lui tenir trop longtemps la jambe avec un des discours moralisateurs du Chambellan sur le danger de partir seul, sans quoi il perdrait le fil.
Littéralement.
Le Prince, alors, trouverait un moment pour sortir, silencieusement, par les grandes portes – ni vu, ni connu, quand le Chambellan serait trop occupé à être le Tailleur, ou le Limier Royal, ou le Bourreau, ou le Camériste (sait-on jamais).
Maintenant, il ne restait plus qu'à s'assurer que la Princesse, madame sa jeune sœur, ne lui coupe pas la corde sur le chemin. Le Prince eut un mouvement de bouche contrit. Sa sœur. L’imprévisible. Il la voyait déjà: brodant silencieusement. Relevant la tête en entendant craquer une des lattes du plancher de leur salle commune. Ils tomberaient nez à nez, l’un avec l’autre. Et, elle le regarderait, avec autant d’expression qu’une plaque d’ardoise, en signalant avec une vibration imperceptible de ses yeux adolescents qu’elle avait tout compris, qu’elle comprenait toujours tout, et qu’elle était déçue par le manque d’imagination du Prince et de ses préoccupations futiles.
Elle regarderait son manteau, un court instant, et dirait:
- Une Pelisse?
Et, alors, le Prince, plissant les yeux, prendrait un peu trop de temps pour lui répondre un misérable:
- Oui. C’est parce qu’il fait froid?
Evidemment, il réaliserait aussitôt qu’un être humain a peu près formé correctement n’aurait jamais prononcé cette phrase comme une question, et se décomposerait tout à fait, mais elle lui sourirait en coin, à sa façon si particulière qui consistait à ne pas bouger la bouche d’un iota, mais d’avoir une certaine lueur dans l’oeil qui trahissait une supériorité inaliénable.
Restait à savoir si, ce jour-là, elle serait d’humeur conciliante, ou pas.
Il fallut un long moment au Prince, et il décida alors en sentant ses paupières s’alourdir et ses membres s’engourdir de froid que ces courtes minutes de fomentage intensif devraient bien suffire. Qui vivra verra, disait cette vieille radasse de Tuteur Royal a ses heures perdues, entre deux reprisages de chaussettes.
Alors, il s’étira, péniblement, et regarda la cour du château, à quelques mètres en contrebas. Il attrapa le bâton de sa lanterne, et, presque confiant, il se jeta dans le vide.
Le vent s’était calmé.
Il lui fallut quelques secondes pour tomber paisiblement dans la cour, à sept mètres en contrebas. Profitant de sa longue chute pour refermer le bouton de sa lourde cape. Et puis, satisfait, il amortit son bond en apesanteur en soulevant autour de lui un nuage de poussière, silencieuse et docile, qui tournoya quelques longs instants en volutes, avant de retomber.
Autour de lui, il y avait un parfait équilibre de nuit et de silence. D’ombre et de petit vent frais. Le Lichen et la pierre, de concert, dormaient. Le grondement du vent écrasant sa poussière sur les murs s’était tu.
Une paisible nuit comme on en fait cent milles, sur Lune. Et la cour semblait tout comme à son habitude – si ce n’est qu’elle était couverte d’ombres comme on se couvre pour s’endormir.
Le Prince, faisant de petits bonds silencieux, se soulevant du sol sans effort, regagna la porte du bâtiment principal. Parcourant plusieurs mètres avec chaque saut, flottillant mollement. Mais le temps qu’il pose sa main sur le bouton de fer noir, il sentit autour de lui la poussière danser.
Le vent avait repris, en sifflant.
Soudain, la poussière se remit à le frapper, et il pesta. Sous le coups du vent soudain, elle le fit tousser. Il réalisa qu’il avait oublié le masque sur les hauteurs de la tour, et s’imagina déjà les remontrances qui s’en suivraient.
Autour de lui, la nuit semblait s’être réveillée.
Et le bruit de la poussière, s’écrasant sur la pierre du château, lui parut soudain être celle d’une averse méchante. Il fronça les sourcils. Quelque chose en lui grondait à nouveau. Mais maintenant, plutôt qu’une sourde angoisse, son cœur battait la chamade. Une anxiété inexplicable lui serrait les tripes, alors, et il ne put s’empêcher de chercher du regard dans le ciel un signe. Une tornade. Un orage.
Il y eut comme un éclair, déchirant la nuit – une lueur venue du nord, au loin, très loin.
Le silence – et comme il dura longtemps le Prince s’imagina que l’éclair venait de plus loin qu’il ne l’avait jamais imaginé – semblait vrombir. Pourtant, le tonnerre ne vint pas.
Alors, le Prince bondit sur le toit du bâtiment principal, grimpant d’un seul bond lent les deux étages, et il serra le poing - canalisant le Chant autour de lui pour se protéger de la tempête soudaine. Les bourrasques, aussitôt, se remirent à l’éviter, mais il lui fallut en appeler a beaucoup plus de volonté, cette fois-ci. Il eut un petit cri frustré en manquant de glisser sur une vieille tuile d’ardoise, patinée par son âge ancestral, et se promit que quand il serait roi, on referait les toitures.
Étrangement satisfait d’avoir ainsi pris sa première décision nationale, le Prince, entendant soudain un immense coup de tonnerre, se retourna vers l’origine de la vibration. Le Son, immense, manqua de l’écraser: toute Lune vibrait. La tuile sur laquelle il avait failli glisser l’instant d’avant, sous la pression soudain de l’air, se fendit. D’autres se soulevèrent, balayées en arc de cercle jusqu’à la cour, glissant mollement, comme des feuilles qui se brisaient en chutant.
Et puis, le Prince le vit – mais il ne comprit pas de suite.
Il y avait à l’horizon une fine ligne – alors il fit un grand bond, prenant son élan sur les toits du bâtiment, vers le haut de la tour. La flamme de sa lanterne, faiblissante, vacilla tout à fait, le plongeant dans la nuit goudronneuse.
Et il se trouva là, de nouveau, sous des vents accablants, sur les créneaux de la plus haute tour du plus petit royaume.
Mais cette fois, à l’horizon, une menace: ce qui avait été un ligne s’était changé en bande. Et cette bande, bientôt, devint un mur. Le Prince, terrifié, vit le mur de poussière – et vit comme il devenait immense, dans la nuit. Et le bruit; le bruit du vent, devenant torrentiel, faisait vrombir son crâne. Les tuiles, une à une, furent balayées. Le Lichen fut arraché aux murs. Un merlon, là, se décrocha et glissa de la façade des remparts.
Le Prince, alors, leva la tête, et il vit comme cent milles tonnes de poussière s’élevaient devant lui, à l’horizon, roulant sur le paysage comme une vague impossible. Dévorant tout ce qui se trouvait sur son passage – un milliard de dents, rongeant le paysage. D’assez loin pour qu’il ne voie, sur le chemin, comment les bourrasques emportèrent les trois rochers de la colline aux terriers de lapins, et comment ils se brisèrent sous le choc, et comment la poussière sembla les dévorer. Alors, terrifié, le Prince se souvint d’une leçon du Menuisier Royal, avec sa ponceuse.
Il profita de l’éternité qu’il fallut à la vague pour arriver jusqu’au plus petit royaume pour passer une éternité à penser. Il revit tous ses plans. Le Chambellan, son frère, sa sœur. Il eut un petit sourire tremblant, en dessous de ses yeux mouillés. Mais ce n’était plus la poussière qui les irritait.
Et, une nouvelle fois, il pressa doucement ses mains l’une contre l’autre. Il ferma les yeux, plissant le front dans l’effort. Respirant profondément. Une fois. Puis une autre. Pas paisiblement – pas du tout. Mais, en chevrotant, il prit en lui tout l’air qu’il pouvait, comme s’il avait respiré du courage.
Et puis, les premiers instants du mur-dévoreur s’écrasèrent sur lui, et sur son petit royaume.
Le Prince, soudain, expira dans un cri rauque. Et puisant dans le fond de son âme tout le Chant qui était en lui depuis les premiers instants de sa Naissance, le Prince du plus petit royaume se mit à luire d’une lueur blanche, et il sembla qu’il explosa. Et pendant un tout petit instant, nul ne put plus entendre, dans le plus petit royaume aux quatres habitants, le moindre bruit de vent. Le moindre bruit de poussière. Le Tonnerre. Ou quoi que ce soit d’autre.
Il y eut une lame, de lumière blanche, découpant le monde du ciel jusqu’à la terre, juste devant les remparts.
Et puis plus rien.
Il n’y eut plus alors que le plus petit royaume, et un grand vent comme jamais on en verrait plus.
Roulant au sud, une immense vague de poussière dévastait encore tout sur la plaine interminable, à peine affectée par ce léger contretemps qui avait sauvé le plus petit royaume.
Et puis, comme une pierre tombe lorsqu’on la jette d’une falaise, une nouvelle fois, le Prince se laissa choir, soulagé, des remparts. Il lui fallut quelques secondes, en apesanteur, ou ses cheveux blonds ondulèrent paisiblement sur son visage, pour que son dos, enfin, ne heurte le sol.
Il souleva la poussière en volutes dociles. Lentement, elle retomba.
Et puis, il ne se releva pas.
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