Chapitre 20 : La découverte part 1
Un bref petit déjeuner, puis Matthew se met au travail. Une riche journée d’étude l’attend.
Au cœur du module-maison se trouve l’espace laboratoire, une pièce cruciale consacrée à toutes les analyses de terrain. Pour y pénétrer, Matthew déverrouille une porte blindée. Une fois à l’intérieur, le design métallique du reste du vaisseau disparaît au profit d’un lieu aménagé, blanc et lumineux. Sur le mur de droite, un ordinateur côtoie un bataillon de machines de mesures diverses, de la balance au spectrophotomètre en passant par le microscope, les instruments scientifiques classiques. L’homme ne les a pas tous extraits de leurs protections de voyage. Il ne se servira aujourd’hui que d’outils de base pour des recherches préliminaires. Sur le mur de gauche, une grande enceinte vitrée cloisonne une paillasse sous atmosphère inerte. Sur sa surface de verre, des emplacements pour y passer les mains sont directement liés à des gants souples. Ainsi, Matthew peut manipuler les échantillons sans aucun risque de contact. Il retrouve ces derniers alignés sur le plan, prêts pour les tests.
« Parfait Litz, on peut se lancer. Active la ventilation s’il te plaît, demande-t-il en enfilant une blouse.
-Ventilation allumée. »
Avant d’attaquer, il s’assure que tous ses jouets sont en bon état. Il vérifie les systèmes de sécurité, et démarre un enregistrement vidéo.
« -Matthew Drent à journal de bord, troisième jour après atterrissage. Je vais maintenant débuter l’étude des prélèvements récupérés hier sur Meg 15. La sécurité a été validée au préalable par Litz. C’est parti. »
Les démarches de laboratoire occupent une grande part de la formation. A partir de six ans, Matthew a suivi des enseignements multidisciplinaires basés sur la biologie, la géologie, la physique, la chimie et leurs mises en application dans le cadre du métier. Avec le pilotage, ils représentent les fondamentaux de l’explorateur spatial. Désireux de réserver le plus intéressant pour la fin, il laisse les cuves d’eau de mer de côté et se concentre d’abord sur les solides.
« En premier : étudions de plus près la roche de Meg 15. »
Sur la paillasse, il dépose les deux pierres ramassées au cours de son expédition. Leur aspect rappelle la couleur sombre du désert. Elles sont brutes, coupantes, d’un noir profond aux reflets légèrement verts, avec une incrustation de petits minéraux pailletés. A la pesée, leur masse dépasse les cinq kilogrammes, plutôt lourdes par rapport à leur faible volume. Matthew sait qu’il s’agit d’une roche magmatique, mais il n’existe qu’un moyen de le certifier. A l’aide d’une pioche miniature, il récupère des éclats dans une coupelle avant de les observer au microscope sous lumière polarisée. La preuve se présente d’elle-même. Ce qu’il voit ressemble à un amas désordonné de minéraux baignant dans un fond noir. Il identifie certains composés à leur couleur caractéristique : de gros cristaux vert pâle de pyroxène, de l’olivine orangé, et une nuée de microcristaux de feldspath et de magnétite. Les zones vides, quant à elles, ne sont que du verre formé par le durcissement d’une coulée de lave. Ces roches microlithiques proviennent d’un magma refroidit brutalement par l’océan. Matthew reconnaît là du basalte. L’île Pan est bien un immense empilement de ce qu’une chaîne de volcans sous-marins a rejeté pendant des millions d’années. Les mouvements géologiques continuent de faire jaillir de la matière régulièrement, ce qui la tient au-dessus des flots. Le mont Fern entre en éruption sans doute fréquemment, mais n’explose pas. S’il produit du basalte, sa nature est effusive. Le module-maison ne craint pas ses déversements de lave à son emplacement.
« Ces pierres sont basaltiques, leur composition me fait penser que les couches internes de Meg 15 ne sont pas différentes d’une planète tellurique habitable standard. Elle doit posséder un noyau métallique solide avec du fer, du nickel, de l’uranium, un manteau rocheux entre liquide et solide d’où sont générés les roches comme celles-ci, et une croûte océanique fine et visiblement très active en surface. Meg 15 est dans la zone habitable du système Meg, sa proximité avec Meg Alpha lui a permis d’avoir l’eau liquide. Mais je pense que son activité volcanique importante a dû aussi bien influencer. Pas étonnant qu’on lui trouve des couches atmosphériques denses en altitude. »
Curieux, Matthew pousse plus loin la recherche. Il mesure tous les paramètres physiques des pierres et rédige une fiche informative.
« Je crois que nous avons tout pour une première étude pétrographique. Leur nature magmatique est confirmée ! Passons tout de suite sur l’étude du gravier et du sable de désert. »
Ces deux derniers ne montrent pas, ou très peu de disparités avec les résultats précédents. A l’exception de la granulométrie, ce sont tous des basaltes avec des taux plus ou moins élevés de silice, mais globalement très faibles. Les appareils détectent des matières organiques, d’infimes quantités d’alcanes simples et d’hydrocarbures complexes. Ceux-ci peuvent provenir des pluies régulières, ou bien du Darwin lui-même lors de son atterrissage.
« L’île est constituée de la même roche partout, ce qui va grandement faciliter l’acclimatation de nos végétaux. Cultiver des plantes sur un tel sol ne pose aucune difficulté. Quasiment toutes les espèces embarquées peuvent pousser sur du basalte. A ma prochaine sortie, je ramasserai plus de terre pour expérimenter une serre miniature dans le laboratoire en simulant le climat extérieur.
Je vais enchaîner avec la dernière cuve de solide, du sable de plage. Là, nous aurons quelque chose de différent. Les minéraux pourront m’aider à déterminer ce que l’on trouve dissous dans l’eau de la mer. »
Au microscope, les grains n’excèdent pas quatre-vingt-dix micromètres de diamètre. Leurs formes arrondies et lisses résultent de l’érosion à la force des vagues. La plupart sont des basaltes, mais on y trouve une proportion remarquable de cristaux de quartz de toutes sortes, de fer et de calcaires. Ceux-ci ne descendent probablement pas d’un volcan. Matthew les classe comme sédiments d’origine marins, déposés par les courants sur le littoral. En creusant au fond de la cuve, il constate que le sable se transforme en limon puis en argile humide plus compacte. Les fonds aux alentours de l’île sont sans doute meubles, voire boueux. Par différents procédés, l’homme tente de dresser la liste des ingrédients de ce mélange. Il obtient en majorité des matières calcaires, de l’eau, différents cristaux de sel dont une forte proportion de chlorure de césium, de sodium et de potassium, des molécules soufrées, des sulfates, ainsi que beaucoup de matières organiques.
« Litz, présence organique. Et pas seulement des traces cette fois ! Une concentration impressionnante ! »
Matthew ne masque pas son étonnement. Un tel taux est inhabituel sur une planète inhabitée. Les molécules qu’il réussit à nommer appartiennent à la famille des acides aminés, des glucides et des acides gras.
« Par tous les astres, c’est…. C’est incroyable, s’exclame-t-il ! Ce sont des espèces chimiques que l’on ne devrait pas retrouver naturellement aussi nombreuses. Ces molécules sont à la base de nos cellules. L’environnement de Meg 15 est bien plus riche que ce que l’on croyait. On dirait une soupe primitive ! Il y a des environnements à soupes primitives sur Meg 15, comme sur la Terre jadis ! Si ces molécules ont été charriées par la mer, tu sais ce que cela signifie Litz ?
-Ne te réjouis pas trop vite, coupe l’ordinateur.
-Meg 15 dispose de tout ce qu’il faut pour des formes de vies à base de carbone.
-Matthew, tu t’égares sur une interprétation extravagante. La probabilité qu’une forme de vie existe ici est d’une sur deux-cent-milliards. Aucune planète colonisée n’a jamais présenté la vie, aussi propice qu’elle pouvait être. Les molécules que tu as trouvé dans ce sable ont déjà été trouvées ailleurs, cela ne signifie rien. Tu juges avec tes émotions.
-Tu as probablement raison, mais je dois en être certain. »
Sorties de sa bouche, ses paroles lui semblent complètement irréelles. Néanmoins, toutes les pièces du puzzle sont bel et bien là. Il n’invente rien. Reste à savoir si elles se sont assemblées. Emporté par l’excitation, Matthew range ses prélèvements solides et se hâte sur les échantillons d’eau de mer. Avec une pipette, il prélève une goutte de chaque cuve qu’il étale entre deux lames minces. Alors qu’il place la première sous l’objectif du microscope, son cœur s’accélère.
Ces quelques secondes, deux Matthew s’affrontent. En premier, le Matthew rationnel, l’explorateur de la Fédération. Professionnel, il affirme l’évidence. Quatre-cents années à sillonner le cosmos, pas la moindre trace d’une forme de vie nulle part. L’humanité a pourtant essayé, toutes les nations ont cherché, au plus lointain des mondes connus. Ils ont envoyé des millions de messages sur toutes les fréquences imaginables. Mais rien. La seule réponse a toujours été le silence. La vie sur Terre est née d’un hasard, au bon endroit et au bon moment. Un simple hasard. Impossible donc que lui, Matthew Drent, puisse tomber sur autre chose que de l’eau de mer en regardant dans ce microscope. Comment a-t-il pu remettre en cause ce fait indéniable ? Pourquoi cette appréhension ? C’est à cause de l’autre Matthew. Le Matthew irrationnel, émotif. Depuis qu’il en apprend sur Meg 15, il ne cesse de se questionner, d’imaginer. Il énumère tous les indices, d’abord la présence d’eau liquide, puis le climat parfait, et pour finir cette soupe primitive. A l’époque où il était insouciant, la perspective de rencontrer une vie étrangère le fascinait. Il a interrogé bien des récits d’explorateurs, sans rien obtenir de concret. Inutile d’espérer un phénomène aussi miraculeux. Ce Matthew s’est ensuite dissimulé des années, avant de revenir en force aujourd’hui. Ce frisson qui l’a parcouru lorsqu’il marchait hier sur la plage, le doute était bien réel. Était-t-il seul, vraiment seul, sur Meg 15 ? Son être brûle de le découvrir.
Sa tête se penche lentement sur les oculaires. Ses mains tremblent, la peur se mêle à l’excitation. « Tout pourrait basculer… », songe-t-il malgré lui. Il expire à fond et place ses yeux devant les lentilles.
Un flou, Matthew ajuste la focalisation. Le silence s’installe une minute.
Le verdict tombe.
« Négatif, il n’y a rien. »
Soudain, un éclair noir file devant ses yeux. Matthew n’a pas le temps de le cerner.
« Attend une minute…
-Qu’y a-t-il ?
-Je viens d’apercevoir un objet en mouvement dans l’eau, très rapide.
-Tu as certainement repéré une imperfection.
-Possible. »
Intrigué, Matthew déplace lentement l’objectif le long de la lame d’échantillon. A peine a-t-il bougé qu’une seconde tâche traverse le champ de vision, suivie d’une autre, puis d’encore une autre. Au bout de la cinquième, il s’arrête.
« -Je rêve ? Je continue de voir des choses passer là-dedans.
-Les illusions d’optique sont courantes lors d’observations au microscope.
-Ma vue me joue peut-être des tours. Prend le relai Litz. »
Par-dessus les oculaires, Matthew emboîte une caméra. Ce qu’elle voit s’affiche en direct sur l’ordinateur.
« Tu as un visuel ?
-Affirmatif. »
Afin d’amplifier le phénomène, Matthew secoue légèrement le microscope. En réponse, une explosion de particules virevolte dans tous les sens. Les points remuent jusqu’à atteindre les bords de la zone, ou s’immobilisent et se confondent dans la lumière de l’éclairage. Devinant leur nature, l’explorateur bondit de sa chaise.
« -Non, ce n’est pas une illusion d’optique, il y a vraiment des choses qui bougent dans cette goutte d’eau ! Tu les as bien remarquées toi aussi ?
-Affirmatif. Il s’agit certainement de grains de sable en suspension. »
Cette fois, l’explication de Litz ne le convainc pas le moins du monde. Des minéraux subiraient simplement les perturbations du liquide et seraient emportés passivement dans une direction. Rien à voir avec des trajectoires complexes. Ici, il a constaté des bifurcations, des demi-tours, des accélérations, en somme des actions maîtrisées. Impossible de se tromper. Il ne voit là ni plus ni moins que des manœuvres de fuites : un comportement primaire d’instinct animal.
Des animaux ? Est-ce vraiment en train d’arriver, se répète-t-il ? Un espoir extatique monte en lui. Il était prêt à abandonner ses théories délirantes, à cesser de fantasmer, mais la situation bascule complètement. Un sourire radieux se prépare sur ses joues, il ne tient plus en place. Il baisse la luminosité du télescope de moitié. Une forêt de grouillements minuscules transparaît peu à peu.
« Par tous les astres… »
Il augmente le grossissement. Tout devient alors clair.
« Par tous les astres ! Par tous les astres, s’exclame l’explorateur ! Oui ! »
Sur l’image, le miracle. Matthew se met à danser et chanter dans toute la pièce. Il entend Litz lui parler, mais n’écoute pas. La seule chose qu’il ne quitte pas des yeux : les petites créatures qui frétillent par milliers sur l’écran.
Il le savait, il l’a toujours su. La Fédération avait tort, l’Humanité avait tort. Leur plus grande erreur a été d’avoir cessé de douter. La vraie question n’a jamais été élucidée, simplement abandonnée. Aujourd’hui ce n’est plus le cas, et cela ne le seras plus. Aujourd’hui, lui, Matthew Jonhatan Drent, explorateur spatial, y répond enfin. Non, la race humaine n’est pas seule dans l’Univers. Meg 15 abrite bien la vie, elle aussi. Une diversité de ses enfants nage dans cette goutte d’eau.
« J’avais raison. J’avais raison d’y croire, crie -t-il à plein poumons ! J’en était sûr ! Je le savais ! Tous nos indices étaient vrais ! Une chance sur combien m’as-tu dit ? Sur deux-cent-milliards ! Mais bien sûr. Il va falloir réviser tes statistiques ! Et tout le monde disait que c’était idiot d’y croire ! Comment a-t-on pu même accepter cette idée d’ailleurs ? On ne pouvait pas être seuls. C’était statistiquement impossible. On en a la preuve juste là !
-Matthew, présence d’organismes non identifiés, risque de contamination bactériologique important !
-Mais non, ne t’inquiète pas. Je n’ai eu aucun contact avec les échantillons et je doute que ces êtres puissent traverser le verre. Tout est sous atmosphère fermée, je porte l’équipement complet, tout va bien.
-Les cuves doivent rester sous la paillasse de confinement, les lames et les outils devront être nettoyés aux ultraviolets.
-Ce sera fait. Mais pour l’instant, nous tournons une page dans l’Histoire ! Tu te rends compte ? Nous sommes les premiers de l’Humanité à établir un contact avec des voisins ! Les premiers ! C’est fantastique ! Ils sont justes là, des formes de vie natives de Meg 15 ! Est-ce que je vis vraiment ce qui se passe, je ne délire pas ?
-Négatif, tu es en parfaite santé d’après mes capteurs.
-C’est de la folie ! Notre espèce entière donnerait tout pour les voir comme je les vois ! Ils se sentiraient tellement bêtes ! Ils sont vraiment là, c’est incroyable ! »
Une centaine d’interrogations germe dans son cerveau. Que sont ces êtres ? Comment fonctionnent-ils ? Comment vivent-ils ? Quel est leur écosystème ? Et surtout, que peut-il rencontrer d’autre dans les immensités océaniques dehors ? Il ne peut plus trouver le repos tant qu’il ne les aura pas étudiés et compris. Après quelques minutes à se calmer, il se lance dans sa quête de la connaissance.
« Litz, nous allons percer les mystères de nos invités.
-Matthew, toute manipulation sur des entités inconnues est considérée à haut risque. Je ne valide pas la poursuite de ton investigation sans une évaluation formelle de la situation.
-Litz, tout est sous contrôle. Je détruirai les prélèvements après usage et je n’y toucherai pas. Je n’ai pas oublié les consignes sanitaires. Je veux juste les observer, rien d’autre. Je te promets.
-Ne fais pas de bêtises.
-Je n’en ferai pas. Crée un nouveau fichier à notre rapport et ajoutes-y toutes nos recherches concernant les organismes étrangers.
-Affirmatif, comment dois-je nommer ce fichier ?
-Ce sont les habitants de Meg 15, alors nomme-le : « les megiens ».
-C’est fait.
-Bien. Regardons-les de plus prêt. »
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