Déprime et rêverie
Depuis quelques semaines, j'étais au bout du rouleau. Je faisais un travail que je détestais, qui consistait surtout à écrire des documents que personne ne lisait. J'étais une victime de notre société de plus en plus informatisée et dont la majorité des métiers n'avait plus aucun sens.
Avec Tristane, ça n'allait pas très fort. Nous avions décidé de déménager en Bretagne pour fuir le stress de la vie parisienne et pour retrouver la passion d'antan. Nous avions des projets de bébé. Mais finalement, rien n'avait vraiment changé.
Nous ne communiquions plus, ou mal. Elle ne cessait de me reprocher mon manque de motivation, sans jamais chercher les raisons de ma situation. Nos rapports sexuels étaient quasiment inexistants. La seule étincelle de soleil de ma vie se trouvait dans nos chatons. Ces deux petits monstres égaillaient mes journées par leurs calins et leurs jeux incessants. Comme je les aimais, et comme je les enviais.
Nous autres les hommes, nous avions bâti une société tellement complexe et déshumanisée que nous avions perdu de vu l'objectif même de la vie. Nous étions des esclaves de la société que nous avions créé, et dont l'engrenage infernal nous empêchait de nous en émanciper.
Nous ne recherchions plus le bonheur, mais uniquement le profit et la croissance, tout en soutenant ce mensonge que la richesse nous permettrait d'accéder à une existance idéale. Résultat, j'avais de l'argent, mais j'étais au bord du gouffre. Je rêvais de simplicité et de convivialité, de revenir à des valeurs simples mais saines.
Mon cerveau était débordé d'informations inutiles, mais dont on me poussait à croire que je ne pourrais vivre sans. A mon travail, mes collègues défendaient avec vigueur des projets sans intérêts comme s'il s'agissait de sauver le monde, je n'arrivais pas à y accorder la moindre importance.
L'autre jour, Tristane m'engueula car je n'avais pas pris la bonne marque de lait quand j'étais allé faire les courses. J'eus une envie pressante de retirer ma ceinture, d'attacher une extremité à la poutre du salon, et passer l'autre autour de mon cou.
Mais la lâcheté l'avait emporté, j'étais incapable de me suicider. J'étais condamné à rester prisonnier de ma vie dénuée de sens. A voir passer les jours, les mois et les années, sans avoir aucune emprise sur quoi que ce soit, pas même ma propre mort.
Cet après-midi, alors que Tristane était partie travailler, je m'installais dans le fauteuil sur la terrasse et je regardais Poppy et Marlo, mes deux chats, jouer dans le jardin derrière la maison. Ils avaient l'air heureux. Poppy, la femelle, était fière et indépendante, avec une fourrure blanche comme la neige. Quand elle n'était pas en train de dormir à l'étage, elle passait son temps à miauler et à ronronner. C'était une grande bavarde. J'essayais toujours de comprendre ce qu'elle voulait dire, mais impossible de savoir ce qu'il se passait dans sa petite tête de chat. Marlo, le mâle, était un vrai pot de colle. Il passait son temps à me suivre partout et à me faire des câlins. Même si je ne voulais pas l'avouer, c'était mon préféré. Il était gris rayé de noir avec le bout des pattes blanches. Il avait une bouille d'amour, surtout quand j'étais en train de manger et qu'il essayait de m'en soutirer un morceau. Je craquais souvent et le nourrissais hors des repas sous les regards accusateurs de Tristane. Impossible de laisser trainer de la nourriture avec lui, sinon gare à l'attentat, ou le chattentat comme j'amais l'appeler.
Marlo s'amusait à se cacher dans les buissons et à surprendre Poppy. Cela aboutissait à des courses endiablées dans le jardin, qui se transformait alors en parcours d'obstacle. Je les regardais en souriant. Ils ne se rendaient pas compte de la chance qu'ils avaient. Leur seule préoccupation était de savoir quand les croquettes de notre distributeur automatique se déverseraient dans leurs gamelles, laissant place à une orgie de nourriture. J'en étais arrivé à la conclusion que les chats étaient bien plus heureux que nous. Leurs besoins étaient simples, manger, dormir, baiser. Pas de facture à payer, pas de réunion interminable, pas de patron colérique, pas de copine dénuée d'empathie. La vie de rêve en somme.
Perdu dans ces pensées, je commençais à m'asssoupir.
Mon songe fut dérangeant, car il me sembla terriblement réel. J'étais toujours dans le jardin, sur mon fauteuil. Je regardais la scène en hauteur. Mon corps semblait malade, et je vieillissais à vu d'oeil. Des rides se formaient sur mon visage, ma barbe et mes cheveux poussaient puis blanchissaient. Alors que je ne ressemblais plus qu'à un vieillard rabougri, ma peau commença à pourrir. Mes yeux éclatèrent. On pouvait maintenant distinguer mes os. Je n'étais plus qu'un squelette, et je commençais à m'effriter, laissant place à un tas de poussière.
Au loin, Poppy et Marlo étaient toujours plein de vie, à jouer dans le jardin. Ils ne prêtaient aucune importance à ma dégénérescence instantanée.
Soudain, la scène se rembonina à toute allure, toujours en regardant la scène d'en haut, je revoyais mon squelette se former, puis ma peau réapparu, et de vieillard, je redevins moi même. Marlo vint se poser sur mes genoux.
Une boule jaune chatoyante sortit de lui et flotta jusqu'à ma hauteur. C'était comme si l'âme de Marlo et la mienne étaient sorties de nos corps respectifs pour contempler la scène plus bas. La boule colorée de l'âme de Marlo virevolta à côté de moi quelques instants, puis fonça vers mon corps endormi. Au même moment, je fus attiré vers le corps de Marlo.
J'ouvrais les yeux, mettant fin à ce rêve perturbant. Sauf que devant moi, je voyais maintenant... moi...
Je mettais mes mains devant mon visage, mais deux petites pattes blanches apparurent dans mon champs de vision à la place. Je levais les yeux, ma tête d'humain me regardait avec espièglerie.
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