L'écusson
Assise dans un chariot, je finis de bander la tête d'Eren, sous le regard attentif de notre soeur adoptive, qui le recouvre de sa cape une fois que j'ai terminé. J'observe ensuite les alentours. Quelques soldats se chargent de surveiller les parages à l'aide de longues-vues. D'autres s'occupent de préparer les chevaux pour le trajet du retour. Le reste soigne leurs camarades blessés ou rapporte les corps de nos défunts compagnons. Ces derniers sont nombreux, mais ceux qui retiennent mon attention sont quatre cadavres alignés non loin de nous. Je reconnais sur la main de l'un d'entre eux une marque de morsure et descends aussitôt du chariot pour marcher dans leur direction, sous l'oeil de la jeune asiatique, qui m'observe m'éloigner en silence.
Je m'agenouille, ou plutôt tombe à genoux, aux pieds de mes défunts coéquipiers. Je prends la main encore chaude de l'un d'entre eux et la serre affectueusement. Je reconnais la peau douce et blanche de Petra et sens les larmes monter en me remémorant tous les moments que nous avons passé ensemble. Une larme coule sur ma joue tandis que je revisionne leurs morts toutes plus brutales les unes que les autres.
- Merci. . . pour tout, murmuré-je d'une voix tremblante. Jamais je n'oublierai. . .
Les sanglots m'étranglent, m'empêchant de continuer. Je lutte pour ne pas fondre en larmes. Mes mains tremblent sous l'émotion et l'effort.
C'est alors qu'apparaît à mes côtés le caporal-chef Livaï. Il contemple les corps couverts de draps blancs de ses subordonnés et, même s'il ne laisse s'exprimer aucune émotion, je sais qu'il souffre. Il s'agenouille à côté de celle dont je tiens la main et découvre l'écusson de celle-ci, qu'il arrache proprement, sous mon regard stupéfait. Est-ce une façon. . . de garder un souvenir d'eux ?
Je n'ose lui poser la question. Je n'ose rien lui dire, en fait, pour le moment. Pourtant, j'aimerais m'excuser pour la mort de ses précieux subordonnés. Je me sens coupable de les avoir regardé se faire tuer sans rien faire pour leur venir en aide. Cependant, j'estime qu'il vaut mieux garder le silence pour l'instant. Quand nous serons rentrés sains et saufs, je lui dirai ce que j'ai sur le coeur.
Une fois l'écusson en sa possession, il remet le drap en place et s'éloigne lentement. Je décide de le suivre. Même si je n'ai rejoint cette escouade que depuis un mois, j'en fais partie et j'en suis donc l'unique survivante. Mon devoir est par conséquent de rester aux côtés de mon caporal-chef.
Je pose un dernier regard sur les corps de mes amis en leur murmurant :
- Adieu. . . Ou plutôt. . . Au revoir.
Je me dépêche ensuite d'emboîter le pas à mon supérieur, laissant nos camarades charger les dépouilles sur un chariot.
En marchant au milieu des soldats, je constate avec soulagement que tous mes camarades de promotion ont survécu à l'expédition. Ils arborent des expressions mêlant terreur et tristesse, mais au moins, ils sont en vie.
Les protestations d'un soldat me parviennent soudainement :
- On approuve pas votre décision, major Erwin !
- Dieter, baisse d'un ton ! grogne son supérieur.
- On se doit d'aller récupérer les corps ! poursuit le soldat aux cheveux clairs en bataille. On peut y arriver sans problème, la dépouille d'Ivan était juste sous nos yeux !
- Peut-être, mais il y a plusieurs titans qui rôdent dans les parages, réplique son chef pendant que le major les écoute en silence. Dans ces conditions, la prise de risques est trop importante !
- Pourquoi ? ! S'ils attaquent, ce sera l'occasion de se débarrasser d'eux !
- Ivan venait de la même région, c'était un ami d'enfance, plaide son camarade. On connaît tous les deux très bien ses parents. On voudrait au moins ramener leur fils à la maison.
- Arrêtez un peu vos caprices ! s'énerve leur supérieur.
- Arrêtez de vous chamailler, intervient le caporal-chef, vous n'êtes plus des enfants.
- Caporal-chef Livaï ! s'exclament les deux soldats.
- Si vous avez constaté sa mort en personne, on ne peut rien faire de plus. Qu'il y ait une dépouille ou pas, il est mort et il le restera. Récupérer son corps n'y changera rien.
- C'était notre ami, l'informe le brun au bord des larmes.
Ce n'est qu'alors que le major Erwin intervient :
- Ils seront déclarés portés disparus dans l'exercice de leur fonction. J'ai pris ma décision, elle est définitive. Allez, laissez tomber.
Les deux hauts gradés s'éloignent aussitôt, pendant que le blond hurle au chef du bataillon d'exploration :
- Vraiment, je ne vous comprends pas ! J'en viens à croire que vous êtes incapable de ressentir la moindre émotion !
Les larmes coulent sur ses joues, mais son chef d'escouade le gronde :
- Fais attention à ce que tu dis ! N'oublie pas que ce sont tes supérieurs !
Il se contente alors de lancer un regard mêlant incrédulité et désespoir au grand blond. Touchée, je m'approche de lui et pose une main sur son épaule en leur assurant d'une voix douce :
- Je comprends bien ce que vous ressentez. J'ai aussi perdu un grand nombre d'êtres chers dont il était impossible de récupérer les corps pour leur offrir une digne sépulture. Pourtant, j'aimerais pouvoir me recueillir sur leurs tombes, mais les vivants passent avant les morts. Nous ne pouvons pas nous permettre de tous nous mettre en danger pour une personne pour qui il est déjà trop tard. Je suis vraiment désolée, mais il faut vous faire une raison.
Sur ces mots, je tourne les talons pour rattraper mon supérieur.
*
Nous chevauchons depuis plusieurs minutes en direction du quartier général lorsqu'une colonne de fumée rouge appraît dans le ciel. Un soldat traduit :
- Les lignes arrières ont repéré des titans !
- Il va falloir qu'on réagisse et vite ! déclare le major.
- Ce terrain est beaucoup trop dégagé, réplique le caporal-chef Livaï. Je ne vois ni forêt, ni bâtiments. Nous ne serons pas à notre avantage ici.
- On a plus de chances de s'en sortir si on fonce au mur, conclue le major Erwin.
Pourtant, mon supérieur fait ralentir sa monture pour reculer. Je l'imite aussitôt : Eren et tous mes amis sont situés dans les lignes arrières. Je me dois de les rejoindre pour m'assurer qu'ils aillent bien.
Je découvre alors que deux titans pourchassent effectivement le convoi au pas de course. Plus exactement, ils poursuivent Dieter et son ami. Le premier porte sur son dos un corps, qui est certainement celui d'Ivan ! Ils sont allés le récupérer au détriment des ordres et de notre sécurité !
Au moment où je réalise tout ceci, la dépouille d'Ivan tombe au sol. Ses amis se retournent et l'un des titans en profite pour saisir le brun, qui commence à se débattre. Dieter passe aussitôt en manoeuvre tridimensionnelle et s'agrippe au corps de la créature pour aller au secours de son ami, mais il est trop tard : ce dernier est dévoré.
Je serre les dents et informe le caporal-chef Livaï :
- Je m'occupe de le ramener avant qu'il ne rejoigne ses amis !
Je fais aussitôt faire un demi-tour à ma monture et la lance au galop en direction du soldat en détresse. Je l'atteins au moment où il est saisi par la main du titan et me dépêche d'enfoncer mes grappins dans la chair de la créature, puis m'élance en l'air tout en dégainant mes sabres et tranche d'un coup sec le poignet géant. Mes lames se brisent sous la violence de mon attaque, mais la main tombe au sol et la jeune asiatique profite de ma diversion pour achever le titan en lui tranchant la nuque.
J'atterris dans l'herbe et me précipite en direction du soldat, qui se redresse avec difficulté.
- Est-ce que ça va, Dieter ? lui demandé-je en lui saisissant le bras.
Pour toute réponse, il lance un regard horrifié en direction du corps en décomposition du titan. Je le tire en direction de nos montures :
- Viens ! Nous devons nous dépêcher de partir !
Il se laisse faire, probablement encore trop sous le choc pour réagir. Je l'aide à monter en selle, puis saute sur la mienne et attrape ses rênes pour nous éloigner de là.
Alors que nous galopons pour rattraper le convoi, je vois un corps passer à côté de nous, suivi de plusieurs autres. En regardant au loin, je découvre que nos camarades déchargent les chariots en se débarrassant des dépouilles ! Ils les jettent les unes à la suite des autres, les laissant rouler sur le sol et se faire piétiner par les titans nous poursuivant. Mes yeux s'écarquillent lorsque je reconnais les cheveux roux de Petra, puis ceux grisonnnants d'Auruo, blonds d'Erd et bruns de Gunther. Des tombes seront certainement érigées en leur mémoire dans le cimetière militaire, puisque leurs morts ont été constatées, mais leurs corps resteront à pourrir sur cette plaine hostile et mon coeur se serre à cette idée.
Je ferme les yeux pour ne pas laisser l'émotion m'envahir et me reconcentrer sur notre fuite.
Ce macabre déchargement semble au moins fonctionner, car nous gagnons en vitesse et parvenons à instaurer une bonne distance entre les titans et nous.
*
Debouts sur la plaine, nous attendons que nos supérieurs décident du meilleur itinéraire à prendre pour rentrer. Je caresse en silence le dos de Dieter pour le réconforter, quand la monture noire du caporal-chef Livaï s'arrête à notre hauteur. Ce dernier en descend et mon voisin lui dit d'une voix tremblante :
- Caporal-chef Livaï. . . Excusez-moi. . .
- Voici la preuve que nos camarades ne se sont pas sacrifiés pour rien, l'interrompt-il en lui tendant un écusson arborant les ailes de la liberté. Enfin, pour moi, c'est une preuve suffisante. Ça appartenait à Ivan.
- Merci, mon caporal, dit-il en sanglottant.
Ceci dit, je reconnais cet écusson. Ce n'est pas du tout celui de l'ami de Dieter ! C'est celui de. . .
Je lance un regard surpris à mon supérieur au moment où il passe devant moi. Il interrompt sa marche pour poser un doigt sur sa bouche en plongeant son regard gris-bleuté dans le mien. Je lui réponds par un discret hochement de tête et il reprend sa route. Je l'observe s'éloigner avec un regard empli d'émotion. Mon coeur se serre. Il vient de donner le seul souvenir qu'il avait de sa précieuse escouade pour réconforter ce soldat. Je ne peux plus douter de son grand coeur et de son altruisme.
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