PARTIE I
Le claquement de l’unique porte qui permettait d’entrer dans son épicerie, accoudée à la station-essence, sorti Robert de sa sieste. À la fin de l’hiver, il y avait peu de passages dans cette bourgade de bord d’autoroute, seulement des bandes de gamins faisant des va-et-viens les poches remplis de confiseries impayées. Au milieu des étagères, il aperçu une longue silhouette féminine emmitouflée dans un informe manteau sombre. La cliente l’ayant aperçu cacha son visage sous une écharpe enroulée autour de son cou, puis recula d’une dizaine de pas quand l’épicier s’avança vers le rayon où elle se trouvait. Ce jeu de cache-cache ne plaisait pas à Robert: il avait vu assez de reportages pour savoir ce que cela signifiait.
« Prenez ce que vous voulez.
- Pardon ? »
La femme sembla s’étrangler, mais il ne le remarqua pas. Il bomba le torse et serra les poings, face à la posture animale de l’épicier, la cliente sût qu’elle devait montrer son honnêteté.
« Prenez tout c’que vous voulez. Mais ne me faites pas de mal. »
Le panier rempli de sandwichs et boissons, la silhouette s’avança, un pied après l’autre, vers la caisse.
« Pourquoi je vous voudrez du mal ? »
Les yeux azurs de la cliente, seule partie visible de son visage, captivèrent ceux de l’épicier dont les muscles se relâchèrent. Robert passa les articles sous la lumière rouge de la caisse, sans se soucier de s’excuser.
« Ça fera 12 euros.
- Je voudrais mettre de l’essence aussi. »
L’épicier jeta un coup d’oeil vers la vitre donnant sur le parking:
« Pour cette vieille bicoque ? »
Il scruta la femme occupée à chercher frénétiquement de l’argent dans son porte monnaie, en se demandant si elle avait vraiment de quoi payer.
De son côté, la cliente, n’avait remarqué depuis son arrivée que les journaux empilés dans une corbeille à sa droite. Les gros titres du jour, imprimés à l’encre noire, l’interpellaient comme une alarme. Malgré sa curiosité, elle avait soigneusement évitée de s’en approcher: elle connaissait déjà à propos de quoi leurs articles parlaient.
Les pièces de monnaies tintèrent sur le comptoir et elle salua l’épicier. À la seconde où Ève passa le pied de la porte, elle se figea au regard des rayures oranges et rosées qui virevoltaient entre les nuages. Elles étaient rares les occasions de pouvoir s’arrêter sur chaque détails qui l’entouraient, elle huma l’âpre odeur d’essence et fit attention à ne pas dépasser le montant qu’elle s’était fixé. Mais ses pensées s’égaraient dans un souvenir.
Ce soir-là, toute la ville s’était réunis devant le premier cinéma présentant le film dans lequel elle tenait le rôle principal. Ici, entre deux grands axes d’autoroutes, elle aurait pût ne jamais avoir vécu cette vie et être une toute autre personne, tenant la pompe d’essence. Mais ce soir-là, son nom trônait en toute lettre en haut de l’affiche. Ce n’était pas les vrombissements des voitures qui l’enivraient, mais le cri de la foule qui se jetait sur elle dans une vague, en l’engloutissant puis en s’éloignant. Dans une robe constellée de pierres émeraudes, saphirs ou rubis, taillées de sorte qu’ils agissaient tels des petits miroirs dans lesquels chacun pouvait se voir, elle n’était plus Ève, elle était devenue l’apparition de l’actrice hollywoodienne dans toute sa splendeur. « Tu es magnifique. » on lui répétait, comme un surnom. Elle se montrait devant les flashs, fière de représenter cette facette inaccessible du monde. Elle se tenait droite et souriante en dépit des étincelles projetées des appareils photos et des éclats de voix trop aigües. Enveloppée d’une aura divine, quand le photographe accroupi devant elle appuya sur le déclencheur, elle était tout ce qui composait l’univers.
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