Pauline ou la mort choisie
de Jean-Marc Leresche
Le doux visage d’Alain s’effaçait peu à peu derrière le voile noir qui couvrait ses yeux ; cette fois, elle ne le verrait plus jamais.
Pauline était une trentenaire bien dans sa peau. Une jeune femme de son temps : tee-shirt blanc, jeans, baskets, portable toujours à portée de main. Blogueuse, elle avait déjà sa propre chaîne Youtube suivie par plusieurs milliers d’abonnés. Elle y postait chaque semaine une vidéo où elle présentait un livre qu’elle avait lu : résumé, commentaire, note sur l’auteur, biographie, tout y était ! Sans compter son profil sur Facebook, Twitter et LinkendIn.
Après son master en lettres à l’Université, Pauline avait travaillé quelque temps dans le journalisme. Elle avait rejoint la rédaction d’un grand quotidien. Elle y avait une chronique littéraire chaque vendredi où elle présentait le « Bouquin de la semaine ». Cela lui plaisait, mais des rumeurs de rachats du journal par une maison d’édition allemande, des coupes budgétaires, un redimensionnement de l’équipe rédactionnelle, une remise en question de la ligne du journal l’avaient décidée à se lancer dans le freelance. Depuis deux ans maintenant, elle était une figure incontournable du journalisme 2.0, celui qui se passe de papier. Et surtout, elle n’avait de comptes à rendre à personne. Elle aimait être son propre boss.
Il y a trois année, Pauline avait fait la connaissance d’Alain, reporter dans le même quotidien. Il passait d’une mission à l’autre, souvent à l’étranger pour quelques mois, couvrant les grands événements. Lors d’une escale en Suisse, Pauline et Alain se rapprochèrent et passèrent quelques jours ensemble dans la Vallée de Joux, en bons copains. Puis des soirées, des sorties ciné, des expositions. Rien de plus. Pauline n’avait jamais imaginé se mettre en couple ni fonder une famille. Elle ne pensait que travail et vivait toujours en mode Travail. Elle ne voulait pas qu’une histoire naisse entre eux et se termine comme ces romances qu’elle exécrait tant. Elle avait toujours détesté ces mièvreries où la belle jeune fille tombe amoureuse du prince charmant. « Ils se marièrent, vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. » Ça jamais !
Tout réussissait à Pauline. Elle était la joie personnifiée. Si, au Panthéon des émotions, la joie devait avoir un nom, on lui aurait certainement donné celui de Pauline. Elle s’investissait chaque jour à tenir son blog, sa page Facebook, répondait aux commentaires, vérifiait les statistiques des consultations et partages de ses posts sur Twitter et LinkedIn. Elle s’accordait aussi des pauses avec des amis bien réels : une bande de potes qu’elle fréquentait depuis les bancs de l’université. Il y avait le rituel du jeudi qu’elle ne ratait pour rien au monde : toutes les semaines, à 18h00, tout le monde se retrouvait dans un café, toujours le même, toujours à la même table et il s’en suivait des discussions à n’en plus finir, des fous-rires, des tournées. A chaque fois, ils refaisaient le monde et c’est le patron qui devait les mettre à la porte, parce qu’il était l’heure de fermer. Alain n’avait jamais été présenté aux amis de Pauline. Ce n’était pas le même monde aux yeux de la jeune femme : il y a les amis et Alain !
La nouvelle avait claqué comme un coup de tonnerre dans un ciel azur : cancer. Méchant. Le médecin qui avait examiné les résultats des analyses de Pauline avait eu un air grave. Il avait cru bon d’ajouter, sans y mettre les formes :
- Six mois, peut-être neuf.
- Mais…
- Désolé, mais il n’y a pas d’autre espoir !
Pauline était revenue de l’hôpital en larmes, prenant conscience de l’énormité de la nouvelle, de ses conséquences. Elle avait déjà lu des témoignages de malades choqués par le manque d’empathie et l’arrogance de certains médecins. Elle n’y croyait qu’à moitié. Mais, aujourd’hui, elle l’avait vécu de plein fouet ! Comment allait-elle l’annoncer à ses potes ? A Alain ? Six mois. Peut-être neuf. C’est quoi neuf mois ? Le temps d’une grossesse. Elle n’avait pas songé à avoir des enfants, pas tout de suite en tout cas, mais maintenant, elle sentait des regrets prendre forme au creux de son ventre. Pour elle, pour ses potes du jeudi, ces mois allaient devenir le temps d’une mort programmée, d’un compte-à-rebours insupportable.
Les jours avaient passé. Pauline n’avait pas tout dit : juste que des examens avaient décelé une tumeur et qu’elle allait entamer un traitement encore expérimental : elle savait les risques qu’elle prenait et les assumerait. Elle, et elle seule, savait la vérité. Cette vérité qui ne devait surtout pas filtrer. Chacun avait essayé de trouver les mots, la bonne attitude, sans être sûr d’y parvenir. Pauline n’avait rien laissé paraître sur les réseaux sociaux, trop consciente que cette nouvelle lui échapperait ; qu’elle serait relayée et déformée et qu’elle en perdrait à tout jamais le contrôle. C’était la première fois que le cours de sa vie lui échappait, qu’elle n’avait plus de prise. Elle détestait cette sensation, comme le sable qui file entre les doigts.
Le contrôle. Elle avait toujours gardé le contrôle sur tout : sa vie professionnelle, personnelle, ses choix, son image. C’est elle qui tenait les rênes, personne d’autre et rien d’autre. Surtout pas ce cancer qui la rongeait. Pauline avait pris sa décision. Elle consulta alors internet et Google, repéra, parmi d’autres liens, celui de l’association « JeDécide-Pour le droit de choisir sa mort ». Elle laissa un message électronique. C’était le 14 mai. La réponse ne se fit pas attendre. Le lendemain, elle fixait un rendez-vous.
Jeudi 16 mai, un homme se présenta à la porte de Pauline : Marcel, bénévole à l’association « JeDécide ». La soixantaine, assez trapu, l’air jovial, le visage joufflu, le sourire surmontée d’une fine moustache parfaitement taillée, de petites lunettes rondes sur son nez rougeaud. Il aurait pu être son père. Ils s’assirent au salon et discutèrent plus de deux heures. Marcel ne disait presque rien. Il écoutait et opinait de la tête. A la fin, il laissa à Pauline une chemise bleue contenant tous les documents utiles et ceux qu’elle devait immanquablement fournir pour aller au bout. Ils se levèrent, se serrèrent la main et Marcel repartit. Il lui avait fait bonne impression.
Lundi 20 mai. Pauline glissa une enveloppe dans la boîte aux lettres. Sa décision était prise. Elle l’avait prise seule, comme toujours. Elle ne dirait rien à personne. Pas toute la vérité en tout cas. Elle avait trop peur de la réaction de ses potes du jeudi. La vie allait continuer, comme elle pouvait, comme elle devait. Elle se donnait encore plus à son travail, redoublant d’énergie. Ses abonnés et followers ne se doutaient ni du mal qui la rongeait, ni de la décision qu’elle avait arrêtée. C’était bien ainsi. Ni Alain, ni ses amis ne remarquèrent de changement dans l’attitude de Pauline. Peut-être était-elle tout au plus un peu fatiguée. Le travail… Evidemment. « Tu devrais un peu lever le pied ! »
Le mois de juin avait passé avec l’arrivée des belles journées d’été. Pauline avait su profiter des soirées entre potes, de moments en tête-à-tête avec Alain. Quand on le lui demandait, elle répondait qu’elle avait commencé le traitement et qu’elle le supportait plutôt bien. Qu’il fallait attendre.
Pauline et Alain avaient décidé de passer une semaine à la mer, au Sud de l’Italie. A la fin, elle lui annoncerait. Sa maladie ? Non, leur rupture. Leur histoire ne devait pas connaître de lendemain ; elle n’avait pas d’avenir. Alain était un bon copain, rien de plus. Il n’avait pas cherché à brusquer les choses. Est-ce qu’il comprendrait ? Elle lui expliquerait. Elle saurait sûrement trouver les mots. Elle puiserait dans certains livres qu’elle avait lus la manière de mettre fin à leur idylle. Elle n’en aurait sans doute pas besoin, c’était son histoire. Elle saurait…
Alain était parti. Il avait accepté une mission avec des archéologues et chercheurs au Pérou. Il avait besoin d’un break pour digérer. Il avait pleuré. Il lui avait demandé si c’était définitif, s’il y aurait pas une chance de renouer… Plus tard… Elle n’avait rien répondu.
Pauline avait continué à alimenter ses chroniques. Elle avait présenté trois nouveaux livres qui avaient un thème commun : la maladie incurable. Etait-ce un signal qu’elle souhaitait lancer à ses abonnés ? Pauline avait maigri, mangeait moins. Elle expliquait à ses amis que c’était un des effets secondaires du traitement. Elle seule savait qu’il n’en était rien; c’était la maladie qui progressait, qui prenait le contrôle. Sur les réseaux sociaux, elle n’avait rien dit. Aucun commentaire ne faisait allusion à son changement. Il ne devait être perceptible que par ceux qui la connaissaient intiment.
Septembre. C’est un mois que Pauline aimait beaucoup : il signifiait pour elle la fin de l’été et le début de l’automne. Le temps où l’air devient plus frais, surtout le soir. Le temps de transition, d’un entre-deux. Elle l’avait choisi pour annoncer à ses amis que le traitement expérimental ne donnait pas les résultats escomptés et que la maladie progressait inexorablement. La bonne humeur habituelle avait laissé place à des larmes, une gêne, des révoltes contre cette foutue maladie qui nous bouffe, qui n’épargne personne ! Pas de reproches à Pauline. Qu’aurait-on pu lui reprocher d’ailleurs ? Elle n’avait pas parlé de l’association. C’était son choix. Elle avait dit qu’elle continuerait de se battre, qu’elle ne lâcherait rien. On l’avait encouragée. On l’avait serrée fort dans ses bras.
20 septembre. Pauline avait envoyé un Whatsapp à son groupe d’amis. Elle ne viendrait pas ce soir. C’était la deuxième fois qu’elle leur faisait faux bond. Les commentaires ne s’étaient pas fait attendre. Une ribambelle de bip annonçait l’arrivée de messages : « Bisous », « On t’aime », « Reviens vite », « Je peux venir te voir ? », « Tu nous manques ! » Pauline pleurait à chaque nouveau signe d’amitié. Elle répondit qu’elle se sentait fatiguée, éreintée et qu’elle allait dormir.
Elle passa la matinée du 21 à son ordinateur. Elle avait mis son portable sur silencieux ; les messages ne cessaient d’arriver pour la soutenir. Elle programma un message et une vidéo qui s’afficheraient le lendemain sur tous ses comptes où elle dirait la vérité, toute la vérité, à ses abonnés et followers. Après, pas maintenant. Elle fit la même chose pour ses amis. Là, elle osa se dévoiler, parlant franchement de sa maladie, de cette souffrance qui la rongeait, de ses douleurs qui s’amplifiaient, malgré les antalgiques. Et de sa décision prise voilà plusieurs mois. Elle savait qu’elle allait leur faire du mal. Lui pardonneraient-ils un jour ? Ils comprendraient, elle en était sûre. Elle les connaissait bien. Alain l’apprendrait plus tard ; il ne pourrait pas rentrer. C’était mieux ainsi. Il aurait enfin la réponse qu’il attendait, qu’il redoutait peut-être. Il trouverait certainement qu’elle avait été égoïste et il aurait raison, sans doute. Cela lui prit toute son énergie. Elle alla se préparer une infusion et s’allongea sur le canapé. Après quelques minutes, elle s’assoupit.
L’après-midi, il pleuvait. La première pluie de septembre. La dernière que Pauline verrait. A 16 heures moins une, un bruit la tira de son sommeil : une voiture pénétrait dans le jardin et s’arrêtait à quelques mètres de la maison. La portière claqua. Pauline se leva. Elle aperçut le petit homme. Il portait un sac en toile. A l’intérieur, sa délivrance.
Marcel avait une qualité : il était ponctuel.
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