Le repas du soir se déroule calmement. La routine se met déjà en place. Les différents membres de l’équipe sont tous suffisamment rodés à l’exercice : ils trouvent leurs marques rapidement, dans ce genre de mission. Seul Lucien peine encore à trouver son rythme. Les couchers tardifs et les levers totifs lui laissent des marques sous les yeux. De plus, il n’a pas l’habitude des grands espaces comme ceux de cette région. Dans les villes tentaculaires, le regard est toujours arrêté par des batiments. Et quand ce n’est pas le cas, les dômes sont là pour marquer une limite nette au monde dans lequel il habite. Ici, ce n’est pas le cas. La vue ne se heurte à rien d’autre que l’horizon. Ce n’est que tout au bout des bandes de terre que l’on peut voir la chape de plomb qui recouvre tout. Une cage immense dont les barreaux ne font que reculer lorsqu’on veut les atteindre.

En s’endormant, Lucien est saisi de vertiges et rêve qu’il tombe dans des espaces infinis. Au réveil, il est encore fatigué. Alors qu’il fait sa toilette, on frappe à sa porte. De l’autre côté de celle-ci, il découvre Symphorine Montdory qui l’attend. Elle le dévisage un instant et il se rend compte qu’il est encore torse nu. Sans attendre qu’il s’excuse, sa visiteuse s’adresse à lui, aussi sèche qu’à n’importe quelle heure de la journée.

– Nous avons reçu le rapport de la sonde. Venez au bureau immédiatement, Lucien. Enfin, dès que vous serez habillé, bien sûr.

Il s’exécute rapidement. Quand il arrive dans le bureau, il se rend compte qu’il porte sur lui encore les effluves dues au sommeil : odeur de transpiration et haleine chargée. Il se présente devant Mayr et retient des baillements pendant toute la conversation.

– Vous aviez raison, Lucien. La Chambre D. se trouve effectivement là où vous le pensiez, Mme Viquart et vous. Les analyses montrent que le terril reste quelque peu instable, mais rien que nos nos ouvriers ne puissent arranger à grand renfort d’étais. Si tout va bien, nous aurons terminé dans une dizaine, avant que les tempêtes ne compliquent trop le travail. Bien, je vous laisse retourner à vos occupations.

Lucien comprend que la conversation est terminée. Il s’en retourne dans sa chambre pour faire sa toilette. En chemin, il n’est qu’à moitié surpris de croiser Joséphine. Il lui partage les nouvelles concernant leurs calculs qui se sont révélés corrects. Il sent son cœur se serrer lorsqu’elle se rapproche d’elle pour lui montrer les dernières recherches qu’elle a effectuées depuis la veille. Il réfrène néanmoins les émotions qu’il sent palpiter sous son veston. Il sait que ce n’est ni le lieu ni le moment pour se laisser entrainer dans une idylle. Il cache son émoi du mieux qu’il peut et retourne dans sa chambre.

Pendant plusieurs jours, il n’en sort plus, se consacrant entièrement à l’étude des textes de son aïeul, cherchant des indications sur ce que l’équipe trouvera. Au mieux, des notes complètes, le manuscrit de ce livre qui disparut avec lui en 1893. Au pire, rien. Entre ces deux potentialités, tout le spectre du possible. Cette incertitude le ronge nerveusement. Chaque jour qui passe le rapproche du moment de la délivrance, il le sait. Et portant, plus le temps passe, plus il se sent manquer de patience.

Il en est là dans ses pensées quand il est interrompu par une secousse importante. Pas un tremblement de terre : trop bref. Sans même réfléchir, il se précipite hors de son bureau, vêtu de sa simple chemise de travail. Il manque de percuter Félicien, un géomètre qui lui aussi s’est rué hors de la salle des sismographes. Le scientifique court à toute jambe en direction du centre du camp, où se trouvent les bureaux de Mayr et de Montdory. Lucien, lui, se rend au réfectoire, où se sont déjà assemblés un certain nombre de ses collègues.

Il se renseigne un peu, mais personne ne semble savoir ce qui a causé cette secousse. Alors, comme tous ceux qui manquent d’informations, il craint le pire. Il n’a pourtant pas le temps de sombrer dans la panique car Symphorine arrive dans la salle commune, accompagnée d’Agathon et de Félicien. Elle affiche un air grave. Plus grave que d’habitude. Elle fait chercher les membres de l’équipe qui ne sont pas présents. Cela ne dure pas longtemps, car la plupart des gens s’étaient déjà réunis spontanément, dans une sorte de réflexe grégaire.

– Mauvaise nouvelle, mesdames et messieurs : une explosion vient de se produire dans le couloir principal de la mine. Au moment où je vous parle, une douzaine de mineurs sont pris au piège et risquent d’y laisser la vie. Nous vous tiendrons au courant de l’avancée des secours dans les heures qui suivront.

Tout le monde est sommé de reprendre son activité. Lucien, lui, est incapable de se concentrer sur ses textes, et encore moins sur le tirage de ses dagros. Il décide d’aller aider l’intendance pour la préparation du repas du soir. Le jeune homme en profite pour laisser trainer ses oreilles afin de récolter le moindre bruit de couloir. C’est ainsi qu’il prend connaissance par bribes de la situation des mineurs en danger. Il ne s’agirait pas d’un coup de grisou. D’ailleurs, ceux-ci sont devenus assez rares, grâce aux technologie de pointe qui permettent d’extraire le charbon dans des conditions généralement assez saines. D’après les premières informations recueillies sur place, la température de la mine aurait augmenté soudainement. La chaleur soudaine auraient déclenché des explosifs mal sécurisés. Si cela s’avérait exact, cela serait la preuve qu’il existe un feu de vieux travaux encore en activité dans le terril.

En apprenant cela, Lucien manque de défaillir. Les chances sont grandes, en effet, que le feu ait touché d’une façon ou d’une autre la Chambre D et ce qu’elle contient. Si tel était le cas, tout serait fichu et l’expédition s’annoncerait un échec complet.