Ombre et Artistes
Le regard accusateur d’Aiden me transperce jusqu’aux os. Il doit me prendre pour une tarée, à l’avoir observé derrière les vitres en cachette. Je me recroqueville, cherchant à fuir ses yeux perçants, ainsi que ceux, moqueurs et dédaigneux, de son adversaire.
— Ce n’est pas ce que tu crois, je commence, sans grande conviction.
Le blondinet m’interrompt d’un geste sec, un sourire railleur aux lèvres.
— Arrête, t’enfonce pas, la sauvageonne, ricane-t-il. Tu sais, Aiden a beaucoup de succès. On ne peut pas t’en vouloir de le mater. C’est un dieu vivant.
Je lui lance un regard noir. Quel connard.
Aiden, lui, ne dément pas. Il se contente de me fixer, silencieux.
— J’ai autre chose à foutre que de mater un mec qui se prend pour le roi du monde, je lâche sans réfléchir.
Le chasseur de dragons se raidit. J’aurais mieux fait de tenir ma langue. Derrière moi, Cyndra et Kaeton s’agitent. Même si Aiden est notre chef de dortoir, nous ne sommes pas hors de danger face à son camarade à la peau brune.
— Tu ne mâches pas tes mots, toi ! s’esclaffe ce dernier, sans une once de chaleur dans son rire. Tu dois être bien idiote pour t’adresser ainsi à un troisième année.
Ses yeux verts, glacials, me scrutent comme un serpent jauge sa proie. Mais je ne me démonte pas.
— Et toi, tu es bien docile pour parler à la place de ton ami, je rétorque. Tu es quoi ? Son petit toutou de service ? Ou son jouet de poche qu’il peut battre quand ça lui chante ?
Je m’enfonce, et j’en suis bien consciente. Mais je veux qu’Aiden réagisse. Je veux voir de quoi il est capable.
Cyndra me donne un coup de coude, tandis que Kaeton me regarde, visiblement inquiet.
— Ferme-la, la Bas-Sang, crache mon opposant, hors de lui. Je suis un Tyndra, du peuple Bjirdas !
Un étranger. Son accent, caractéristique des régions du sud, le trahit. Les Bjirdas sont un peuple de guerriers nomades vivant dans les tribus du désert le plus aride du continent. Ils ne répondent pas aux ordres de l’Empereur et sont fiers de leur indépendance.
Je hausse les épaules.
— Même si ton peuple est réputé pour former de bons Guerriers des Sables, la seule chose que je vois, c’est un garçon perdu sans ses dunes, qui se fait battre à plate couture par un gars de notre empire.
Ses yeux s’assombrissent d’une lueur dangereuse.
Je n’ai pas le temps d’en dire plus.
Une dague recourbée, semblable à une griffe, se glisse sous ma gorge. Son tranchant glacé effleure ma peau. Un seul mouvement, et il me réduit au silence… pour toujours.
Les iris enragés du Tyndra foudroient les miens. Je soutiens son regard, tâchant de masquer la peur qui me noue l’estomac.
— Aléris, siffle Aiden, sortant enfin de son mutisme. Ce n’est qu’une première année.
Aléris secoue la tête, ses cheveux tressés suivant son mouvement. J’ai touché la fierté de son peuple, et il a perdu son sang-froid. Mais j’ai obtenu ce que je voulais : Aiden réagit enfin.
— Elle ne va pas s’en sortir comme ça, Aid.
— Elle ne vaut pas ta colère ni ton énergie, répond son comparse en haussant les épaules. La tuer ne t’apportera aucun mérite. Elle mourra demain. Et si ce n’est pas demain, ce sera le jour d’après.
Les mâchoires du Guerrier des Sables se crispent. Un instant, il hésite, puis il se résigne. Il abaisse sa dague et je respire à nouveau. Avant de s’éloigner dans l’ombre des couloirs de l’Académie, il me toise une dernière fois, le menton haut.
Derrière moi, j’entends Kaeton et Cyndra reprendre leur souffle, soulagés.
Je reporte mon attention sur Aiden. Son tatouage de dragon serpente le long de son bras, et un frisson me parcourt. C’est cette marque qui lui vaut son succès.
Il surprend mon regard et esquisse un sourire sans chaleur.
— Il te plaît, la sauvageonne ? me lance-t-il narquois.
Son arrogance me donne la nausée.
Kaeton me tire par le bras, son regard inquiet ancré dans le mien. Pendant un instant, ses prunelles bleues expriment une peur que je comprends sans peine. Il croit que ma vie est en danger.
Il se trompe.
Aiden est mon chef de dortoir. Et selon le code de l’Académie, il lui est formellement interdit de me tuer.
Alors, je me dégage de sa poigne.
Car pour la première fois, j’ai vu le masque d’impassibilité d’Aiden se fissurer. La surprise l’a frappé en pleine face.
Mais l’instant n’a duré qu’une seconde. Aussitôt, il se ressaisit et croise les bras sur son torse.
— Je n’ai pas de temps à perdre avec des gamineries, ricane-t-il. Retournez dans vos dortoirs et allez dormir.
Il marque une pause. Son regard glisse sur nous, perçant.
— Demain, vous passerez les derniers défis pour entrer officiellement à l’Académie de Solace. Vous avez besoin de repos alors dégagez.
Cyndra et Kaeton obéissent aussitôt, adressant à Aiden un signe de tête respectueux avant de tourner les talons. Mon amie souffle mon nom, m’intimant silencieusement de la suivre sans faire d’histoire.
Mais je reste plantée là, face au chasseur de dragons.
D’un geste las, il me fait signe de déguerpir, comme s’il chassait un vulgaire insecte de son vêtement. Son regard moqueur est le même que celui des autres : il ne voit en moi qu’une Bas-Sang insignifiante.
Je me détourne, étouffant un juron. Mais un détail me frappe.
Des élèves nous observent. Ils ont suivi toute la scène.
Fait chier.
En arrivant ici, je m’étais juré de ne pas attirer l’attention, de me fondre dans la masse. Tout vole en éclats désormais. Mon duel contre Byers a déjà attisé la curiosité, et à présent, des regards scrutateurs me traquent dans les couloirs.
Il vaut mieux que je m’en aille.
Je presse le pas pour rattraper Cyndra et Kaeton.
Ce dernier me jette un coup d’œil indescriptible avant de lâcher, sans détour :
— Dis-moi, Beverly, es-tu suicidaire ou totalement stupide ?
Vu la mâchoire serrée de Cyndra, elle aussi fulmine.
J’hausse les épaules.
— Adéris n’est qu’un gosse perdu sans sa tribu, je réplique.
Cyndra s’arrête net et se retourne brusquement. Ses cheveux bleus fouettent l’air, recouvrant un instant ses yeux brûlants de colère.
— On te parle de ton petit numéro avec Aiden, espèce de sombre imbécile, crache-t-elle. Aiden est le descendant des chasseurs de dragons, sa famille est la plus puissante du royaume, au cas où tu l’ignores !
J’ouvre la bouche pour protester, mais elle ne m’en laisse pas le temps.
— Tu es une Bas-Sang, que tu le veuilles ou non, continue-t-elle, impitoyable. Tu as poignardé Byers, la moitié de la promotion te hait simplement à cause de ton sang, et voilà que tu te fais comme ennemi un Tyndra qui est, en plus, visiblement proche d’un putain de chasseur de dragons.
Elle soupire et adoucit légèrement le ton.
— Cette école suit des règles barbares. Elle exploitera la moindre de tes faiblesses. Et avec toutes les conneries que tu viens de faire, certains n’attendront qu’une occasion pour te briser.
Cyndra cherche juste à me protéger.
Je garde le silence. Au fond de moi, je sais qu’elle a raison : me faire remarquer est une erreur. Pas parce que je suis une Bas-Sang. Mais parce que je suis l’héritière du trône.
Si mon secret était découvert, on me ramènerait de force chez moi, condamnée à une prison dorée jusqu’au jour de mon mariage arrangé.
Je suis ici pour percer les mystères de mon pouvoir. Pour reprendre le contrôle de ma vie.
Nous poursuivons notre route sans un mot.
La nuit est tombée. L’obscurité engloutit les couloirs, et mes yeux peinent à s’adapter.
Devant ma porte, je m’arrête et me tourne vers mes compagnons.
— Vous avez raison, je souffle. Je ferai plus attention à l’avenir. Mais je refuse de me laisser marcher dessus sous prétexte qu’ils se croient meilleurs que moi. J’ai autant le droit d’être ici que vous.
Kaeton pose une main sur mon épaule, son regard bleu cristallin ancré dans le mien.
— Personne n’a dit que nous méritions plus notre place ici que toi, Beverly, murmure-t-il. Mais si tu veux survivre, il va falloir ruser. Gagne les défis et tiens bon. Avec le temps, les autres te respecteront.
Cyndra acquiesce.
— On doit se serrer les coudes, ajoute-t-elle. Si on se la joue solo, on est foutus.
J’hoche la tête et m’adosse à la porte.
— On ne sait pas encore ce que seront les épreuves de demain, dis-je pour changer de sujet. Mais elles porteront sûrement sur deux autres atouts des Artistes.
— Alors l’une testera notre force mentale, lâche spontanément Cyndra.
— Et l’autre, notre capacité d’adaptation, conclut Kaeton.
Je les dévisage, intriguée.
— Comment vous pouvez en être sûrs ?
— Les Artistes étaient réputés pour avoir les esprits les plus durs de tout l’Empire, répond Cyndra.
— Et leur principale fonction était d’aider la lignée impériale, poursuit Kaeton. Non seulement par la magie, mais surtout en tant que conseillers politiques. Du moins, avant la création de l’Assemblée, il y a cinquante ans. À l’époque, ils détenaient de nombreuses responsabilités. C’est pour ça qu’on sera testés là-dessus.
Cyndra lui lance une œillade moqueuse.
— Depuis quand tu parles autant ?
Je pouffe de rire.
Mais la Cygnus reprend aussitôt, plus sérieux.
— Mais surtout, comment en connais-tu autant sur l’histoire des Artistes ? Je croyais que cette période était censée ne plus être enseignée ?
— Ma famille garde des archives dans ses caves, en plus du vin, rétorque-t-il. Pendant que mes parents étaient occupés à faire leurs petites affaires, je me réfugiais dans les parchemins.
— Qu’est-ce que tu sais d’autre sur les Grands Artistes ? demande Cyndra, les yeux brillants. On nous interdit d’étudier cette période.
Je reporte mon regard sur Kaeton, intriguée par sa réponse. Les Grands Artistes sont nos prédécesseurs, les anciens manieurs de l'Art, massacrés pendant la Guerre des Dragons. Tout le monde sait qu’ils se sont ralliés aux dragons pour prendre le contrôle de la couronne.
Il inspire longuement et croise les bras.
— Bon, par où commencer ? soupire-t-il. Vous savez que les Grands Artistes, ceux d’il y a plus de cinquante ans, étaient bien plus que de simples créateurs. Peintres, musiciens, danseurs, voire même politiciens, chacun d’eux façonnait le monde à sa manière. Leur Art possédait une force mystique qui dépassait l’entendement. La plupart vivaient à la cour impériale, au service du trône. Leur magie enrichissait les fêtes, embellissait le royaume et le protégeait.
Je hausse les sourcils.
— Oui, tout le monde sait ça. Où veux-tu en venir ?
— Je veux en venir au fait que l’Art, aujourd’hui, n’existe plus qu’en infime quantité comparé à il y a cent ans, ou même cinquante ans. Nous ne sommes que les vestiges de nos ancêtres. Par rapport à eux, notre Art est minime. L’Académie de Solace va nous former en tant que guerriers, pas en tant qu'Artistes. Elle n’est plus celle qu’elle était avant de devenir secrète.
L’Académie de Solace était jadis un haut lieu de richesses intellectuelles, d’art et de sciences. Désormais, elle n’est plus qu’un repaire de cruauté et de barbarie, à l’image de l’Empire tout entier.
Je soupire.
— Quoi qu’il en soit, cela ne nous aide pas vraiment et on ne peut pas vraiment se préparer pour demain. On est juste censés se battre pour survivre.
Mes deux camarades hochent la tête. L’ambiance est lourde lorsque nous nous souhaitons une bonne nuit.
Je pousse la porte de ma chambre, et me dirige vers mon lit. La lune éclaire faiblement ma chambre, projetant des ombres tremblantes sur les murs de pierre. L’Académie de Solace n’a rien d’un havre de paix, mais pour la première fois depuis mon arrivée, je ressens un semblant de calme.
Je défais ma tunique, laissant tomber le tissu sur le lit avant de m’asseoir pour retirer mes bottes. Mes muscles endoloris me rappellent les épreuves de la journée. Encore un entraînement éprouvant, encore des regards en coin, encore des murmures à mon passage. Mais au moins, j’ai tenu bon.
Je jette un coup d’oeil à mes mains encore salies du sang de Byers. Je n’ai même pas eu le temps de les laver.
Un étrange sentiment me frappe de plein fouet.
Quelque chose cloche.
Je me redresse et m’apprête à souffler la bougie posée sur ma table de chevet quand un frisson me traverse l’échine.
L’air me semble plus lourd, chargé d’une tension sourde, presque étouffante. Ma main se porte instinctivement à une de mes dagues encore dans son fourreau. Mon regard scrute la pièce, le coeur battant.
Puis, je le vois.
Un mouvement. Léger. Presque imperceptible.
Mon sang se glace.
Je n’ai pas le temps de réagir.
La silhouette masquée jaillit des ténèbres, sa cape noire se déployant comme les ailes d’un rapace. Une lame effilée scintille dans sa main, fondant droit vers ma gorge. Une voix transcende mon esprit et résonne dans tout mon corps :
BOUGE.
Je bascule en arrière, comme poussée par une force que je ne vois pas, roulant sur le lit juste à temps pour éviter le coup. La lame siffle à quelques centimètres de mon visage, tranchant un pan de mon drap dans son élan. Je retombe lourdement sur le sol, les coudes cognant la pierre froide.
Pas le temps de réfléchir.
L’assassin attaque à nouveau.
Il est rapide. Trop rapide.
Sur ta droite.
Je me redresse d’un bond, attrapant ma dague à pleine main. Juste au moment où il fond sur moi, je frappe de toutes mes forces.
Un choc sourd résonne lorsque la dague s’écrase contre son armure sans la pénétrer. L’impact le fait reculer d’un pas, mais il se ressaisit aussitôt. Il est doué, et habitué à ce genre d’affrontement.
Je serre les dents.
— Qui t’envoie ? je crache, à bout de souffle.
Silence.
Il ne répondra pas.
Son masque d’ébène dissimule son visage, mais ses yeux, deux fentes glaciales dans l’ombre, brillent d’une lueur impitoyable. Il ne cherche pas à m’effrayer. Il est ici pour me tuer.
Je ne lui en laisse pas l’occasion.
D’un mouvement brusque, je feinte à gauche avant de balancer mon pied droit dans ses côtes. Il esquive habilement et agrippe ma cheville au vol, me faisant basculer en arrière.
Je chute lourdement sur le dos, l’air chassé de mes poumons.
L’assassin bondit sur moi, lame en avant, visant ma gorge.
Un éclat de panique traverse mon esprit, mais je réagis par instinct.
Je replie mes genoux et frappe de toutes mes forces. Mon pied s’enfonce dans son ventre, le repoussant violemment en arrière. Il vacille et je roule sur le côté.
Il lance un couteau droit vers moi.
Je me jette sur le sol au dernier moment, sentant la lame siffler à quelques millimètres de ma joue avant de se ficher dans le mur derrière moi.
Merde. Il est bon.
Mais moi aussi.
J’attrape le poignard planté dans la pierre et me redresse en un éclair.
Cette fois, c’est moi qui attaque.
Je me propulse en avant, lame en main. Je frappe vers son flanc. Il recule, mais pas assez. Mon couteau déchire le tissu de sa tunique et se loge entre deux plaques de son armure que j’avais repérées.
Un grondement étouffé s’échappe de son masque.
Je l’ai touché.
Sans un mot, il bondit en arrière et disparaît par la fenêtre, avalé par la nuit.
Bien joué.
Je reste figée, haletante, le couteau tremblant dans ma main.
Qu’est ce qu’il vient de se passer bordel ?
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