LE PÈRE ET LE JOURNAL
ELLE DIT QU’ELLE IMAGINAIT, plutôt qu’elle voulait, des enfants avec lui : « Alexandre, je veux des enfants avec toi », et son prénom ainsi prononcé le glaça. Il aurait voulu lui dire que lui aussi, il voulait, mais l’existence d’une telle intimité le saisissait d’une peur extrême du malheur, ou pire encore, de la rendre malheureuse. Des promesses non tenues — des jours plus tard, bien sûr, il réaliserait que le bonheur c'étaient ces instants lovés sur son matelas à même le sol, à la mansarde qui tissait un filet d'air à leurs corps ensués — et que le malheur c’était ce vide qui le saisissait dans la plaine — son poing ferme sur la bride.
Il la caressa de son mutisme, du bout des doigts comme sous la menace d’une fissure, d’une froissure qui sourdait des draps à leurs poitrines. Il dit qu’elle était belle mais elle se tourna sur le côté. Il embrassa son dos. Elle l’accepta sans l’accepter. Elle était tendue et il dut à plusieurs reprises se retirer d’un centimètre pour la pénétrer de deux jusqu’à pouvoir enfin être totalement en elle. Une fois elle lui avait dit : « J’aime quand tu es en moi » et aujourd’hui malgré son corps sous son corps elle l’obstruait, ses yeux qui s’effaçaient par-delà, dans le plafond et les dendrites d’humidité. Il demanda si elle était sûre, « Oui, je veux, je veux des enfants », et ils firent l’amour avec gravité, son buste émergeant du naufrage de son buste, ses hanches de la caverne de ses hanches. Il sentait qu’elle le haïssait. Il sentait qu’il avait cette peur au ventre, peur de sa colère et de ses crises qu’il était incapable de maîtriser. Il la serra aussi fort que possible et elle l’enserra de ses cuisses, accueillant son sperme qui vint par à-coups : un, deux, trois — l’idée d’un moi sombré en toi. Puis l’angoisse succéda. Trop tard pour lui dire que, lui aussi, il voulait. Il avait été lâche. L’instant était passé.
Par la mansarde on entendait des chevaux des chiens la neige qui tombait dru. Il devait aller au bureau mais voulait s’enrouler minuscule contre le ventre d’Imane. Il voulait prendre ce Remedios Varga qui traînait sur la table de chevet et qu’il n’avait toujours pas ouvert et vivre dans le repli de son bassin, sur ce cercle d’os comme sur la planète lune. Un espace hors du temps. Je t’aime dit-il. Elle ne répondit pas.
Son estomac le brûlait.
Elle s'entortilla dans la couverture.
Sous la douche il découvrit son sexe couvert de sang. Je crois que tes règles ont commencé. Elle dormait. Il imaginait lui couler le sang et le sperme mêlés. Il pensa la réveiller lui dire d’aller se rincer pisser se recoucher mais il se tut. Il écrivit sur un post-it désolé Imane // moi aussi je veux // je veux vraiment enfila son pantalon et sa veste et ses couvre-chaussures et referma aussi doucement que possible la porte de la chambre.
Dans cette chambre il avait essemé ses coudes et ses genoux et ses deux yeux et ses dix doigts et des milliers de cheveux et de peaux en pellicules fines et friables et qui s’étaient incrustées dans les interstices du parquet gondolé, mêlées à ses particules à elle, ses petits bouts, son odeur de café, d’épices, de poivre, son odeur puissante et lourde et noire et qui le prenait toujours avec la même surprise lorsqu’il pénétrait sa chambre pour l’embrasser à toute vitesse — Tu m’as manqué — « Tu m’as manqué aussi » — et il partait avec cette sensation subite du manque, avec cette culpabilité de l’abandonner, furieuse et endormie, parce que, comme toujours, il avait agi (elle ne le savait pas, et il cherchait à tout prix à lui cacher) par peur. Et il partait avec cette peur renouvelée, être oublié de la chambre, ses particules si discrètes qu’elles s’enfouiraient sous celles d’Imane. Il partait, et seul un pisteur perspicace aurait pu remonter jusqu’à ce studio.
Dehors l’air avait ce goût de ferraille qui précède toujours le haboob. Les nuages rouge sang qui venaient de l’horizon rouge sang. La troisième tempête en deux jours. Le sable mêlé à la neige et les néons qui clignotaient
ALERTE ! un grésillement ALERTE ! un autre
leur lumière grosse et grasse et qui s'écalait sur les paupières.
Il pressa le pas. Il rata la rue où il devait tourner. Il était de plus en plus en retard. Il pensait à Imane. Il n’avait toujours pas de cadeau de Noël. Sous le vent la neige ne tombait ni ne montait, se suspendait. Remedios Vargas avait-elle publié un autre recueil ? Il roula ses poings dans ses joues. Il se demanda s’ils avaient bien fermé la mansarde. Il imagina l’appartement abandonné au haboob, son corps aux dunes, enseveli dans l’étroitesse de la chambre une vague sépulture qu'on n’aurait seule devinée d’une légère avancée. Il était trop tard pour faire demi-tour. Le rideau rouge du haboob engloutissait la neige et ses pas — le sang et le sperme mêlés — ses cuisses, dont il s’était extrait avec une sensation de non-retour.
IL OUVRIT LA PORTE D’UN GESTE SOUDAIN. Golshifteh était adossée à son bureau. On aurait dit qu’elle venait de pleurer. Il se sentait brusque, maladroit. Il n’osait s’approcher de sa fragilité.
Il alluma la petite lampe de bureau.
Je te dérange ? Non-non, j’étais juste dans mes pensées.
Il accrocha sa veste et secoua ses cheveux. Le sable sur ses lèvres. Il haletait. Golshifteh l’épousseta, sa main qui frottait ses épaules et le col de sa chemise. Dans ces cheveux, cette odeur de café de henné — le friselis du peigne au bord de la rivière, les mouvements lents et amples de ses bras, sa peau mate et mouillée, une boucle, que tout ramenait au même nœud, à la même boule de fond de gorge (Imane). Il ferma les yeux à la recherche de l’image précise, du visage dont il n’arrivait soudain plus à se rappeler, et Golshifteh porta sa main à ses tempes, chassant le sable et l’image avec cette furtivité qui présage une migraine, un quelque chose de précieux qu’on éteint.
Tu vas bien ? Il hocha la tête.
Et toi ? Un silence.
Déshabille-toi, je vais te chercher une chemise propre. Elle disparut dans le cagibi et il retira ses vêtements. Sa peau exhalait l’odeur fragile des tempêtes. Il se sentait comme un petit garçon. Des nouvelles du client ? Oui-oui, attends j’arrive dit-elle. Elle n’avait probablement pas compris sa question. Il fit quelques pas, plus par réflexe que pour se réchauffer.
Il demanda de quelle tribu il venait. Madero ? Tuwa ? Elle ne répondit pas.
La cafetière reposait tiède sur le bureau et il se servit une tasse. Du poivre. Encore, encore cette odeur. Je me souviens pensait-il. Je me souviens, je me souviens son visage et le café et la vapeur du café sous ses yeux, le khôl sur ses paupières et la cuillère qui découpait une part de tarte et qui tapait dans l’assiette. Les tours de moulin au-dessus de la tasse. Vous mettez du poivre dans votre café ? et elle lui avait montré comment faire. Il avait soufflé et soufflé et bu et soufflé et il l’avait interrogé sur la tarte et sur le livre de poésie et elle avait récité son poème préféré et il s’était efforcé de boire. Depuis, il s’était habitué au poivre.
Il est bon ton café.
Tiens, voilà une chemise.
Il l’enfila et elle posa sa main sur son bras. La mauvaise nouvelle qu’il avait pressentie.
Il faut que je te dise, avant que le client n’arrive, ma mère est malade. Ma tante s’occupe d’elle, mais son état empire, je vais devoir partir.
Ils se fixèrent un instant.
Je suis désolé. Tu reviendras ?
Elle haussa les épaules. Ils n’avaient jamais été bons avec les déclarations. Ils se prirent un peu froidement dans les bras, la gêne qui s’immisçait entre eux. La solitude se creusa dans sa poitrine et elle était chaude et parfumée. Elle avait l’odeur d’Imane.
Allez dit-elle enfin, j’ai une idée avant que le client n’arrive.
Ils allumèrent la télévision. C’était le nouvel épisode de The Crosses, leur feuilleton préféré. Cette semaine la petite famille animée partait en camping. Donald tentait d’apprendre à sa fille à pêcher mais la rivière était toxique. Esther avouait ses déboires amoureux à Julia. La petite Stéphanie brûlait ses marshmallows. Dans la tente Donald et Julia se racontaient les week-ends camping de leur enfance, les petites joies désormais éparpillées et remplacées par des amertumes. Mais Donald et Julia s’embrassaient et dans leur amour il y avait une note d’espoir, une petite musique, un montage sonore avec le froissement des sacs de couchage et des je t’aime et des caresses. Le générique retentissait et les cloches de l’église tintaient pour couvrir les ébats du pasteur et de sa femme. C’était un bel épisode. Ils pleuraient presque.
IL S’APPELAIT PÈRE GONZALO mais tout le monde l’appelait Père ou Gonzalo. Il officiait au temple de la place du Général Beaumont mais il ne venait pas à propos de ce temple-là. Il ne savait pas trop comment parler de son affaire autrement que par des contradictions, les contradictions des hommes et des esprits des hommes. Il y avait un autre temple, enfin une tente qu’il tenait les dimanches dans les Marais. Trois cérémonies par jour. Il y avait lui et le Père Milos qui officiait le mercredi et le reste de la semaine la tente était utilisée pour servir des repas. Ce n’était qu’un tissu tiré et à côté il y avait les cuisines et les toilettes et on ne se faisait pas à l’odeur mais. Il écarta les mains et chercha ses mots et regarda par la fenêtre. Des chevaux traversaient la rue enneigée, hennissaient et claquaient leurs sabots. Le Père dit que le Marais était dur et plus encore le contact avec ses habitants, mais il dit aussi qu’il n’aurait quitté l’endroit pour rien au monde. On s’attachait à l’endroit. Il officiait là-bas depuis sept ans, depuis la grande attaque de 66 et la dépression. Des gens qui avaient tout perdu. Il avait été le premier ou l’un des premiers avec le Père Milos et le Père Omar qui était mort depuis. À l’époque il n’y avait que vingt ou trente caravanes et maintenant il y en avait presque trois cents et il fallait voir les offices et les messes, les femmes serrées sur les bancs et les hommes debout et les enfants à même le sol. Les lattes ensablées et en-dessous la terre argileuse du Marais. Les pieds qui glissaient entre les lattes. Oui, ces gens-là avaient besoin de nourriture et d’eau et de savon mais ils avaient aussi besoin de foi. Peut-être plus encore de foi.
Quel est le problème alors, Père ?
Les chevaux se ruèrent et le Père gratta l’accoudoir de son ongle. Un homme était venu et l’avait menacé. Il avait saccagé la tente et lâché des chiens sauvages. Il releva son pantalon et montra ses mollets marqués de crocs. Il n’y avait rien dans cette tente, la tente n’avait pas d’importance, les gens importaient, leur foi. Désormais ils avaient peur. Ils avaient froid et faim et peur. Mais la police refusait de venir.
Pourquoi ?
Un cheval se cabra et frôla une vieille femme qui laissa tomber ses sacs. Des cris montèrent. Le Père écarta les mains et les reposa sur ses genoux et tourna ses pouces.
L’homme, je ne sais pas comment il s’appelle, mais il est influent. Un chulo. Il kidnappe des filles et les libère contre de grosses sommes.
Et s’ils ne paient pas ?
C’est un chulo. Vous comprenez ? Un proxénète. Des parents sont venus me trouver. J’ai essayé de les aider et c’est là que les hommes ont débarqué, avec leurs battes et leurs chiens.
Il regarda par la fenêtre et gratta l’accoudoir et soupira.
Les gens qui viennent dans son établissement ont eux-mêmes de l’influence, vous comprenez ?
Nous comprenons, mais nous sommes des détectives de mœurs. Nous ne sommes pas des justiciers.
Je sais. Je sais qui vous êtes. Je sais ce que je vais vous demander. Ce n’est pas quelque chose qu’un homme de foi demande d’ordinaire. J’ai besoin que vous preniez des photos. Il y a un homme politique qui vient souvent là-bas, dans le Marais, dans l’établissement. Je veux que vous le preniez en photo.
LA TERRE ET LE TREMBLEMENT DE LA TERRE. Les oiseaux dans le ciel et le frémissement du store et de la lampe brisée et des livres ouverts sur le parquet. Il appela Imane à travers la chambre. La couverture comme une épaisse couche d’argile. Son souffle lourd et ses yeux collés. Son store, sa lampe, ses livres et sa chambre silencieuse.
Imane.
Golshifteh était déjà réveillée et fumait dans la cuisine. J’ai fait du café dit-elle. Fais attention, il risque d’y avoir des répliques. Les gens marchaient dehors à pas feutrés. Ils regardaient le ciel et la terre. Les oiseaux qui filaient à toute vitesse. Le givre fondu sur la neige.
Golshifteh lui tendit sa cigarette mais il refusa de la main. Ils écoutèrent le silence à travers les rues gorgées de soleil, cette crainte qui suit toujours les secousses, une certaine immobilité, la chute des pots de fleurs puis les bris de terre cuite, le flou puis le grain lumineux de la terre humide sur la neige. Les visages froncés au-dessus des racines découvertes, des secrets dévoilés.
Il beurra une tartine et but une gorgée de café. Le sol trembla et de nouveau des oiseaux filèrent dans le ciel et de nouveau il beurra le pain et but son café et le sol trembla ainsi quatre ou cinq fois et toujours il regarda la tasse et le marc qui remuait dans la tasse. Midi sonna et ils enfilèrent leurs vestes. Ils marchèrent jusqu’aux écuries et sellèrent et montèrent leurs chevaux et allèrent les yeux plissés, les oiseaux qui montaient et filaient au-dessus d’eux, vers le fleuve et le Marais et les plaines boueuses du Marais.
Le Père Gonzalo déchargeait des piles de conserves. Ils se proposèrent mais il dit que cela pouvait attendre. Il les fit rentrer sous la tente et ferma le zip et s’accroupit et souleva un tapis puis d’entre les lattes il tira une cassette en fer blanc. Voici tout ce que je sais dit-il et il montra des plans et des articles de journaux. Une carte du Marais, le terrain du bordel, là où travaillaient le chulo et les filles. Une vieille maison d’avant la révolution, très ancienne mais très bien gardée. Des écuries et des cavaliers et tout ce qu’il fallait pour s’assurer des clients sereins. À l’Ouest une petite colline, une cabane abandonnée, et au Sud le fleuve et son coude arrondi. Puis il défroissa un article de journal. L’homme, le politique, celui qu’il fallait photographier. Ils s’assirent et regardèrent le plan et discutèrent de ce qu’ils pouvaient faire, d’où ils verraient le mieux. Ils dirent qu’ils iraient en reconnaissance cette nuit et le Père Gonzalo ferma les yeux et hocha la tête avec gravité. Vous faites bien dit Golshifteh. Oui, vous faites bien.
Il tapa ses bottes et frotta ses mains. Le feu projetait leurs ombres sur le long tissu de la tente et le vent soufflait et leur amenait tantôt l’odeur persistante des cuisines tantôt celle des toilettes. Le Père Gonzalo leur apporta des gobelets de thé. Une chouette fila entre les caravanes. De nouveau il tapa ses bottes et frotta ses mains et la chouette passa de ses ailes silencieuses.
Golshifteh demanda depuis quand il officiait et le Père Gonzalo lui dit que c’était une longue histoire. Elle dit qu’ils avaient le temps. Il parla du séminaire et de ses missions plus au Sud. Il parla des araignées et des morsures d’araignée, des cabanes d’adobe et des lanternes, des flammes et des serpents qu’il regardait grouiller pendant des nuits. L’ombre et la lumière vacillantes des flammes. La pensée repliée sur elle-même. Les serpents lovés. La foi. Il parla de la solitude et des jours difficiles, des tempêtes qui avaient ravagé son premier temple. Le toit effondré, les poutres rongées, les monceaux de débris. Les tempêtes et les séismes et les émeutes. Il parla d’un attentat et d’un coup de couteau qu’il avait reçu et il montra la longue cicatrice qui traversait son bras. Puis de nouveau il parla de ces petites voix, ces petits instincts, ce besoin de trouver la foi dans les recoins, dans les lumières glissantes les douleurs et les complaintes silencieuses. Le Marais et la pauvreté du Marais. Plus loin encore la pauvreté de la Vallée, où il était né et où peut-être il retournerait officier. Elle demanda pourquoi il officiait ici et non là-bas. Il allait où on l’envoyait, il devait explorer le monde avant de retourner chez lui. Un jour, peut-être, quand il serait aussi sage que ses maîtres. Il parla des vieux temples de torchis et des livres sacrés qu’on se transmettait en secret et Golshifteh dit qu’elle n’avait pas prié depuis si longtemps, vingt ans peut-être, quand elle n’était qu’une enfant, recroquevillée dans son lit, la prière pour chasser les monstres. Elle serra son pendentif d’argent entre ses doigts et le Père Gonzalo lui demanda quel genre de monstres et elle regarda les ombres sur le tissu tendu de la tente et elle ouvrit la bouche sans rien prononcer. Elle ne savait plus ou plus très bien.
Alexandre baissa son chapeau et ferma les yeux et lorsqu’il se réveilla il se souvint de son rêve comme d’une falaise abrupte, les plaines et soudain le vide, le visage d’Imane et soudain la mâchoire désarticulée, arrachée. Des yeux gris dans des yeux gris. La chouette silencieuse au-dessus d’eux. Golshifteh dit qu’il était l’heure et du pied ils étouffèrent les dernières braises et s’avancèrent dans les allées noires du Marais.
LE BARMAN PASSA UN COUP DE CHIFFON et posa un rond de serviette et il commanda une pression. Une pinte il précisa et le barman tira la bière et racla la mousse et il vida cul sec un quart du verre. Il sortit un joint de K. et le barman tendit un briquet. Sur les banquettes rouges plusieurs groupes buvaient et riaient et montraient du doigt les filles qui allaient et venaient en petite lingerie. Une fille s’assit à côté de lui et croisa ses jambes nues et le caressa du pied. Elle pressa ses orteils sur sa cuisse. Il lui demanda ce qu’elle voulait. Elle répondit un whisky et il appela le serveur et le serveur posa un rond de serviette et servit le whisky. Elle dit qu’elle ne l’avait encore jamais vu ici. Oui, c’était la première fois qu’il venait, mais il était un habitué des bordels si on peut appeler ça comme ça. Ça allait avec son métier disons. Elle lui prit le joint des mains et souffla des ronds de fumée. Il vida un autre quart et la fille leva son verre trouble sous la lumière du lustre et inclina la tête et le vida cul sec. Il fit signe au serveur. Le serveur remplit le verre de la fille. Il dit qu’elle était jeune et reprit la cigarette. Elle souleva son autre jambe et frotta son pied sur sa chemise. Il tira sur la cigarette. Elle vida son verre. Il demanda combien c’était. Le barman remplit de nouveau le verre. Elle leva ses deux mains et écarta ses doigts pour désigner le chiffre et entremêla ses jambes à ses jambes. Il dit montre-moi le chemin, je te suis, et il vida son verre et laissa des billets sur le comptoir. Elle jeta ses cheveux sur son épaule et le tira dans un long couloir sombre et miteux et ils entrèrent dans une chambre sans lumière. Elle approcha son visage de la cigarette et dans la lueur il ne vit que ses lèvres et les stries de ses lèvres, quelque chose de très pâle et qui le terrifia et il se pressa d’écraser la cigarette sous sa semelle pour chasser le spectre si pâle de la fille. À travers l’obscurité elle l’agrippa et le poussa sur un lit aux draps frais et dépourvus d’odeur et il étendit les bras sur ces draps sans odeur et il regarda l’ombre blanche de la fille le chevaucher et jeter ses cheveux longs et lisses et sans odeur sur son visage et il essaya de se rappeler l’odeur d’Imane, les épices, le café, et rien ne vint dans le vide noir et frais de la chambre, rien d’autre que les cheveux et les lèvres découpés de la fille qui se collait à lui et le griffait du bout des ongles. On toqua à la porte. Elle se releva et dit qu’il fallait payer avant de se déshabiller. Il tourna la tête vers la fenêtre, la colline sombre, la silhouette sans contour de Golshifteh et des chevaux. Il tira les billets de sa poche et regarda la fille se lever et entrouvrir la porte et glisser les billets dans la fente de la porte.
Il s’assit et la fille revint et commença à dégrafer son soutien-gorge et il dit qu’il ne voulait pas faire ça et la fille se tétanisa. Non, ne t’inquiète pas, je ne veux pas grand-chose et il sortit l’article de journal de sa poche et le déplia et lui pointa le visage de l’homme politique. Il demanda si elle le connaissait. Elle hocha la tête. C’était le Sénateur. Il venait deux ou trois fois par semaine et tout le monde l’appelait comme ça. Le Sénateur.
Est-ce que tu couches avec lui ?
Oui. Parfois oui.
UN HOMME DORMAIT DANS LE LIT DE CAMP. Golshifteh tapa dans les pieds du lit et l’homme sursauta. Ils lui demandèrent où était le Père Gonzalo. Il dit qu’il s’appelait Lobo et qu’il gardait la tente des intrus. Il dit que Gonzalo était parti et qu’il ne reviendrait que la semaine prochaine.
Il réchauffa une casserole de café et leur servit des tasses sèches sur la langue. Il s’excusa. Ici le café moisissait vite, il développait ce goût amer, poudreux.
On s’y fait, à ce café fade et pourri, on s’y fait, mais ça prend du temps.
Lobo était un saisonnier. L’hiver il louait une caravane et s’occupait de chevaux. Depuis l’attaque il gardait la tente de Gonzalo contre du café et quelques billets. De quoi compléter la semaine. Au printemps il repartirait chasser le loup dans la Vallée.
Où est-ce qu’on peut trouver le Père ?
Lobo griffonna l’adresse sur un vieux bout de papier.
Ils finirent le café et dirent qu’ils iraient le trouver la semaine prochaine avec les photos.
TOUS LES SOIRS IL ALLA AU BORDEL du Marais et s’assit au bar et commanda des pintes et dans la glace du comptoir il regarda les filles tripoter leurs robes et caresser les chemises des hommes.
Le dimanche la terre trembla et le lustre vacilla et avec lui les ombres et les lumières, la texture rouge et lourde de la moquette et des visages creusés et craquelés. Il y eut des répliques et après chaque secousse les hommes applaudirent et les filles se regardèrent du coin des yeux, leurs mains sagement enfoncées entre leurs jambes. Il alla pisser et dans le couloir et il croisa une fille qui pleurait.
Vous allez bien ?
Elle dit que ça allait, qu’elle avait juste peur des séismes parce que ses parents étaient morts comme ça, écrasés par leur maison. Peut-être le Sénateur lui aussi avait-il peur de la terre car il arriva plus tard dans la nuit, après la quatrième pinte d’Alexandre, vers deux ou trois heures du matin. La fille toute pâle s’approcha de lui et déroula son numéro d’écolière, ses jambes nues qui se croisaient et se décroisaient avec une maladresse feinte. Il paya le barman et enfila son chapeau et sortit par la porte de derrière pour escalader la colline. Golshifteh leva l’appareil vers la façade. Alexandre pointa la chambre convenue. Celle-là, elle m’a dit que ce serait celle-là. La fille ne ferma pas le rideau et Golshifteh pressa la détente.
Quand la fille eut fini il alla récupérer son cheval. Il retira les entraves et épousseta la selle et tira doucement la bride pour guider le cheval hors de l’écurie. Un homme grand et mince fumait et regardait les étoiles. Une chouette tournait au-dessus.
Je vous ai vu souvent ici cette semaine, mais je n’ai pas l’impression que les filles vous plaisent.
Alexandre regarda les ailes silencieuses de la chouette. Au-dessus on voyait la constellation du Lynx et d’autres étoiles dont il ne connaissait pas le nom mais dont il connaissait les formes. La chouette frotta ses ailes et l’homme jeta son mégot vers elle. La chouette s’enfuit derrière le bordel.
J’ai du mal à coucher avec des filles dont je connais pas le nom. Mais la bière est bonne, le barman n’est pas causeur, une bonne qualité pour un établissement comme celui-là.
L’homme ralluma une cigarette.
Je sais qui vous êtes, vous prenez l’argent de ce vieux Gonzalo. Quoi, vous allez prendre des photos ? Vous pensez que je ne les ai pas déjà toutes, ces photos-là ? Les clients de mon bordel ont plus peur de moi que de n’importe qui d’autre. Il savent dans quelle main ils mangent.
Je prends juste les photos, rien de plus, et Alexandre baissa son chapeau et monta sur son cheval et s’avança dans la nuit étoilée.
Le Père ouvrit la porte de sa petite chambre et leur fit signe de s’asseoir sur les chaises puis il se rallongea sur son lit défait. Dans sa chemise de nuit, il avait l’air d’un mourant, plus pâle encore que les filles du bordel. Golshifteh tira la chaise près du lit et fit défiler les photos sur l’écran numérique de l’appareil. Elle montra au Père comment appuyer sur les boutons et il les fit défiler à son tour, son long soupir qui roulait après chaque clic, la fille blanche comme un spectre sur le corps famélique du Sénateur. Avec dégoût le Père reposa l’appareil sur la couverture. Golshifteh prit sa main entre ses mains.
Nous allons les faire tirer et vous les envoyez. Vous êtes sûr de vouloir le faire chanter ?
Alexandre tourna la tête vers la fenêtre. Il était six heures du matin et dehors on n’entendait que le silence des rues enneigées. Aucun pas aucun chien aucun cheval. Rien que la faible lumière de la lune et le silence de la chambre. Aucun tremblement de terre. Aucune chouette.
Alors, qu’allez-vous faire ?
Le Père regarda la fenêtre à son tour et dit qu’il allait faire ce qu’il devait faire.
Vous êtes sûr ? Ce n’est pas à vous…
Il leur dit que ce n’était pas à eux non plus et il leur demanda de partir. La semaine suivante on le trouva pendu dans son temple, son véritable temple, celui de la place du Général Beaumont.
ILS PENSAIENT QUE L’HISTOIRE SE TERMINERAIT LÀ mais elle ne faisait que commencer. Deux jours plus tard on vint les trouver, un paroissien du Père Gonzalo qui avait ouï-dire de leurs services. Le paroissien était petit et trapu et avait de grosses veines sur les avant-bras. Des veines qui se contractaient et se gorgeaient de sang quand il malaxait son chapeau. Vous voulez du café ? Il fit non de la tête.
Il dit que sa fille avait disparu. Ils vivaient dans le Marais depuis six ans. C’était plus proche de la ville, de l’universités, du travail. D’où ils venaient, il n’y avait rien d’autre que le chômage et la drogue. Ils étaient Isths. Depuis six ans lui travaillait dans les chemins de fer. Chargements et déchargements. Sa fille, elle, avait terminé ses études et cherchait du travail de secrétariat. Il y a trois mois, et comme tous les mois, elle avait traversé de l’autre côté du fleuve, dans la Vallée, là où les plantes médicinales sont moins chères. En territoire tribal ? Oui, le village Tuwa. Là-bas on lui vendait son traitement. Puis elle s’était arrêtée chez un tailleur et avait pris quelques mètres de tissu et s’était rendue à la librairie. Quels livres ? Des livres de couture et de divination. Ensuite elle était sortie du village et on ne l'avait plus revue. La police n’avait rien trouvé, pas même son cheval. C’était le Père Gonzalo qui lui avait conseillé de venir ici. Feu Père Gonzalo.
On nota les noms des commerces et de ceux qui tenaient les commerces et le père leur donna aussi une petite caisse en plastique avec les affaires de la disparue. Il y avait des bas de rechange et du khôl et des stylos et un carnet où on lisait en lettres dorées sur la couverture noire JOURNAL. Je n’ai pas osé l’ouvrir dit-il. C’est celui de ma fille. Je ne peux pas.
Alexandre caressa le carnet.
Une dernière chose qui vous viendrait ?
Le père fit non de la tête et pleura.
La disparue s’appelait Asha Jones. Elle était sortie de la librairie et s’était dirigée vers le fleuve et la frontière et avait disparu. On prétendit l’avoir vu enfoncer sa monture dans l’eau verdâtre du fleuve. On prétendit que le fleuve l’avait submergée. Les témoignages ne se recoupaient pas et il paraissait plus probable que personne n’ait rien vu entre la librairie et sa disparition. L’enquête était ouverte en territoire tribal. Personne ne travaillait dessus ici. Golshifteh remercia son contact.
Alexandre était adossé sur le kiosque en face du poste de police. Il fumait de la K.
Rien chez les flics dit Golshifteh.
Ils remontèrent la rue les mains dans les poches.
Tu vas partir, c’est décidé ?
Elle avait les yeux très tristes. Oui, dimanche, j’ai pris mon billet pour aller voir ma mère.
Il lui donna une liasse d’argent. Ta part de l’affaire. Pour toi. Pour ta mère.
Non, garde-le. Utilise-le pour payer un pisteur. Il te faut quelqu’un pour t’accompagner de l’autre côté du fleuve.
Alexandre tâta le JOURNAL dans sa poche. Il lui avait dit qu’il ne contenait rien d’important. Il avait menti.
Imane m’accompagnera à la gare. Tu veux venir ?
Non. Elle a dit que c’était fini. Qu’on ne pouvait plus, qu’on ne pourrait plus.
Le soleil venait de face et ils gardaient la tête droite.
LES FALAISES LE FLEUVE LE RIDEAU DU HABOOB qui filait à toute vitesse. Golshifteh referma les yeux. Elle avait rêvé de son enfance des allées de figuiers du sucre sur la peau. Elle avait rêvé d’Imane et de leurs mains jointes et d’une certaine simplicité, d’une lumière éclatante comme le soleil sur la neige. Imane qui chantait de sa voix claire et Golshifteh qui répétait d’un ton plus grave et plus plat, sans cette poésie de la chanson et sans ces envolées du canon. Une voix qui peinait à suivre les arabesques. Imane était une Madero, une fille du Lac, une fille à la voix fluide. Golshifteh une taiseuse. Le haboob frappa le train et Golshifteh se recroquevilla.
Elles s’étaient séparées sur le parvis de la gare. Elles avaient partagé une brioche et un baiser sur la joue comme on partage un os, avec la douceur des chiens. Les miettes au coin des lèvres. Prends soin de toi et ta mère avait dit Imane. Prends soin de toi et d’Alexandre. Imane s’était renfrognée. Elles s’étaient séparées sur le parvis de la gare et la neige s’était reflétée dans ses yeux plissés et elle ne s’était pas retournée.
Le train pénétra un tunnel. Ses oreilles se bouchèrent et elle se tourna vers l’intérieur du wagon. Des enfants criaient dans l’obscurité.
Alexandre et Imane s’étaient aimés — ivres, ces manières qu’ils avaient de s’enfoncer dans le cou de l’autre, comme deux chats à la recherche de chaleur — et cela avait cessé. Elle pensa au petit enfant, au grain de sable du fond du ventre, cette petite chose qui était sortie trop tôt d’Imane et qu’on avait enterré dans une tombe clandestine.
On ouvrit la porte du wagon et un courant d’air froid fila entre les sièges. Golshifteh remonta sa veste à son cou. Son ventre se serra et au tunnel se succéda le haboob, ni tout à fait liquide ni tout à fait solide et qui coulait sur les joues de sa faible lumière de sang (les lèvres d’Imane, qui s’étaient détachées). Bientôt elle serait dans les terres du Nord et les tempêtes derrière elle et Alexandre resterait au Sud et cette pensée se creusa et dénuda un vide. Une profondeur qu’elle ne pouvait combler. Elle se retourna et colla sa joue à la vitre (les lèvres d’Imane, tremblantes tandis qu’elle s’en allait).
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