LES RANDONNEURS - I.
LOBO SORTAIT DU BOTANIQUE lorsqu’on l’interpella. Comme tous les vendredis il avait bu des coups et fumé de la K. avec des amis. Le soir tombait doucement. Il avait les idées floues, une fille qu’il venait d’embrasser et qui s’éloignait dans une robe rose et légère, ses lèvres encore imprégnées à ses lèvres. L’homme lui proposa de prendre un dernier verre. Il s’appelait Alexandre. Il était détective et avait besoin d’un pisteur pour traverser la frontière. Vous vous souvenez de moi, dans la tente du père Gonzalo ? Il agita sa carte de privé. Je m’appelle Alexandre et je suis le détective. Il semblait qu’il aimait répéter les choses. Lobo lui serra la main. Alexandre n’était pas très grand, un mètre soixante-quinze, soixante-cinq kilos, un peu voûté et un chapeau trop grand pour sa tête. Alexandre proposa de nouveau de prendre un verre mais Lobo préférait marcher. Les échoppes diffusaient une lumière verte sous leurs pas et l’air avait le goût âpre du fleuve. On se sentait flotter.
De quoi vouliez-vous me parler ?
J’ai besoin de traverser la frontière tribale. Une affaire délicate. Une personne disparue. Je dois interroger des locaux, peut-être m’enfoncer un peu plus dans le Désert, près de la Zone. On m’a dit que vous connaissiez ce coin-là, derrière le fleuve.
Qui vous a embauché ?
Un père pour retrouver sa fille.
Pourquoi ne pas lui demander à lui ?
Il n’est plus très jeune et on ne peut pas faire confiance à un père qui vient de perdre son enfant. J’ai besoin de quelqu’un d’extérieur pour m’accompagner. Le père et la fille sont des Isths. Vous connaissez leur tribu ?
Lobo hocha la tête. Il voulait faire monter son prix. Alexandre lui tendit un épais carnet avec une couverture de cuir. Voici le JOURNAL dit-il, et Lobo ouvrit la première page où on lisait JOURNAL. L’écriture était arrondie, penchée, a priori féminine. Cela commençait par Elle dit qu’elle imaginait, plutôt qu’elle voulait, des enfants avec lui et continuait sur quelques dizaines de pages.
C’est le carnet de la fille ?
Oui. Le problème, c’est que cela n’était pas encore arrivé quand la fille a disparu. Cela s’est produit après. Je veux dire, c’était comme si elle savait à l’avance ce qui viendrait.
Alexandre scruta le fleuve.
J’ai analysé chaque phrase, chaque mot de ce JOURNAL, et c’est comme si elle avait été là, qu’elle n’avait pas encore disparu et que, dans sa propre vision, son propre souvenir, elle s’était même parfois trompée. Comme lorsqu’on se rappelle une soirée lointaine et qu’on en oublie quelques détails. Mais elle n’était pas là et ces erreurs de mémoire semblent volontaires. C’est un faux journal. C’est le fil clair de la fiction condensée, plus nette que la réalité qui s’embrouille, vous saisissez ? Des différences si ténues qu’un lecteur rapide ne remarquerait rien. Des différences qui pourtant séparent cette fiction de la réalité. Il faut se faire, si vous me permettez d’employer le mot, détective de la prose, policier, chasser les fautes les mots de trop les retenues de la fiction qui ont remplacés la réalité exacerbée. Vous saisissez ?
Lobo sortit un reste de K. de sa poche. C’était bon. Bientôt ce serait la nuit et ils avançaient toujours sur la grève et le soleil projetait leurs ombres loin devant. Le problème semblait à Lobo de peu d’importance. C’était très facile d’antidater, de raconter une histoire qui avait eu lieu ou qui n’avait pas encore eu lieu. On lui jouait une farce.
Vous avez dit que le gars était un tribal. Il ne doit pas avoir grand-chose pour payer vos frais. Quelqu’un se fout de vous et se sert de lui. Vous devriez plutôt chercher pourquoi on se donne autant de mal, autant d’heures à vous épier, à écrire cette histoire, tout ça pour quoi ? Le détective épié.
Alexandre remonta ses lunettes sur son nez. Le père a utilisé toutes ses économies. Il pense que la vie de sa fille en dépend. Il soufre.
Les yeux d’Alexandre étaient ceux d’un type au bord du gouffre.
Vous ne comprenez pas, cette fille n’était pas là quand tout cela s’est produit. Elle avait déjà disparu. Le JOURNAL était déjà écrit. Je suis allé voir les flics, elle a vraiment disparu, ce n’est pas un canular.
Et personne ne peut être de mèche ?
Même si c’était une blague vous ne comprenez pas avec quelle exactitude tout cela est écrit. Si ce n’est pas d’une vérité absolue, c’est d’une clarté irréelle. Il faut y passer des heures, penché sur son carnet, et tout ça pour raconter quoi si ce n’est une forme de tristesse, une fiction qui tente de saisir cette tristesse. Mais la fille avait disparu et elle n’était plus là. Je dois la retrouver, elle et ce qu’elle à dire. J’ai besoin de quelqu’un de neutre pour me guider là-bas, en territoire tribal.
Lobo hocha la tête. Oui je comprends dit-il alors qu’il ne comprenait rien du tout. Tout cela ressemblait à une crise de paranoïa. Il était las de poser les questions. Il pensait à la fille du bar au goût de son rouge-à-lèvres et de sa langue, ce quelque chose de vanillé, le goût d’Adria et de la langue d’Adria.
Et celle qui a écrit cela c’est bien votre disparue, vous en êtes sûr. C’était une affirmation, qui souhaitait déjà en finir avec cette histoire.
Le père affirme que oui.
Ils étaient arrêtés sous le panneau municipal ATTENTION AUX TEMPETES DE BORD DE FLEUVE et Alexandre tremblait.
Si vous payez je vous emmènerais.
Après avoir réglé les détails des honoraires et leur point de rencontre ils se séparèrent et Lobo remonta le ruisseau à pied.
Il regarda les dernières nouvelles de la ville et dîna d’une boite de sardines et de pain rassis et s’assoupit devant un vieux film noir, un mauvais film où un détective privé tabassait ou se faisait tabasser une scène sur deux.
La nuit prenait son temps et il se réveilla vers quatre heures, la tempête qui balayait un tas de bouteilles dans la cour. C’était toujours comme ça avec la K., un instant il était bien, tétanisé celui d’après, l’angoisse collée au corps, ce que la publicité de l’État n’écrivait pas au dos des paquets. KERA ADOUCIT VOS INQUIÉTUDES. La tempête glissait par la fenêtre et la lueur rouge éclairait ses pieds. Il tourna dans le lit et agrippa les draps. Il imaginait la fille du bar dans la chaleur de son mari. Désolée je suis mariée avait-elle dit. Il imaginait qu’ils avaient fait l’amour avant de s’endormir. Il imaginait Adria avec un autre. Il bandait et se sentait con.
Il mangea devant The Crosses. Un jeune professeur arrivait en ville et causait du grabuge avec des méthodes modernes. L'épisode avait quelque chose d’absurde, plein de montages psychédéliques qui dissolvaient la réalité conservatrice du collège local. Donald, en tant que pasteur progressiste, soutenait le professeur. Mais on apprenait petit à petit de sombres secrets sur ce dernier. Il avait été soldat et avait vu des cadavres et avait tué et il criait au milieu de la nuit. On le retrouvait recroquevillé dans le parc. On révélait ses secrets en chanson, avec tout le sinistre d’une comédie musicale, et la ville se retournait contre lui et contre Donald. La tension grandissait et les encerclait jusqu’à émerger sous la forme d’une foule déchaînée. Une ombre assassinait le professeur d’une balle dans le dos. Il tombait sans un bruit et les bras de Donald étaient trop lents pour le rattraper. Donald organisait son enterrement. Seule venait la sœur du défunt. Elle n’était pas triste. Elle était soulagée. Son frère avait été miné par la guerre et continuait de vivre dans la misère. Il aimait son travail et les enfants mais ça ne suffisait pas. Dans une dernière scène Donald retrouvait sa femme et ses filles et les serrait dans ses bras. Le générique de fin était cette fois muet, sans musique, sans cloches pour étouffer le silence.
Lobo lava son assiette et sortit et marcha jusque à la bibliothèque. L’hôtesse d’accueil souriait. Comment allez-vous ? Mmh, ça-va-ça-va et vous ? Elle ne répondit pas. Il lui demanda des archives sur la tribu des Isths et des cartes de leurs territoires mais elle dit qu’elle n’avait rien en stock, rien qui n’allait jusqu’au village des Isths. Tout cela avait dû être perdu dans la grande attaque de 66. Plus rien dans l’intranet. Il passa ses doigts sur son chapeau et sortit sous ce soleil éclatant qui présage toujours une tempête.
ILS SE RETROUVÈRENT À L’AUBE. Les naseaux des chevaux étaient chauds et humides et dégageaient une épaisse vapeur. Sans descendre ils se saluèrent et payèrent la taxe frontalière et s’avancèrent sur chemin de terre qui longeait le fleuve. Une légère neige tombait et couvrait les rebords de chapeaux et étouffait les sabots des chevaux. À midi ils n’avaient parcouru que trente kilomètres. Pas de tempête pour aujourd’hui dit Lobo. Nous sommes chanceux. Ils mangèrent et firent boire les chevaux dans un repli du fleuve.
Vous êtes déjà allé en territoire tribal ?
Au Lac, deux ou trois fois. Ma petite amie était Madero.
Morte ?
Simplement séparés, mais à ce mot, simplement, son visage se tordit.
Ma mère me disait, si une fille vous prend la tête, vous l’appelez et vous lui dîtes viens on va faire un tour. Pas de ça va pas de bonjour il ne faut pas qu’elle réfléchisse. Il faut que ce soit son cœur qui parle.
Ils roulèrent leurs papiers de sandwichs dans leurs sacoches et un cerf traversa la prairie marécageuse et s’arrêta devant le fleuve. Il hésita, puis s’enfonça dans l’eau sombre et dériva et disparut dans un coude du fleuve. Des loups hurlèrent derrière les collines.
En hiver il faut traverser plus loin dit Lobo. Il y a un pont. Ici c’est la route d’été. On risquerait de se noyer par ce froid. Ils se remirent en selle et suivirent de nouveau le fleuve et les méandres du fleuve et traversèrent le pont avant de remonter en sens inverse. Quand ils arrivèrent la nuit tombait et le poste frontière brillait sur la rive opposée, immuable comme l’étoile du Nord qu’ils n’avaient jamais perdu de vue et où se terminait tout voyage.
Nous y voilà dit Lobo. Le fleuve qui sépare les mondes. Une journée de voyage pour cent mètres d’eau et de boue.
Puis ils tournèrent le dos à la frontière et grimpèrent la colline de la Révolution et au sommet de l’adret la Vallée s’ouvrit sous le coucher du soleil en une longue plaine de feu, une immobile surface de lumière. Puis le néant.
Le commissariat fédéral se trouve en contrebas dit Lobo. Venez.
Ils descendirent par un petit raidillon et dans la nuit soyeuse et silencieuse ils traversèrent la grande rue du village Tuwa, les façades en adobe et en ruines et les meurtrières qui éclairaient faiblement les sabots des chevaux. Ce soir, nous dormons dans ce pays-là dit Lobo.
Ils s’arrêtèrent devant une sorte de petit hangar plat. On distinguait l’écusson de l’État.
Allez nous enregistrer, je surveille les chevaux.
Alexandre donna sa bride et descendit de cheval et entra dans le bâtiment de tôle. Lobo fuma et regarda le ciel et les étoiles pâles et austères dans le ciel d’hiver et il vit le visage d’Adria et les cheveux d’Adria qui flottaient comme à la surface d’un lac noir. Il rangea le mégot dans une petite boîte en métal et Alexandre ressortit et saisit la bride et guida son cheval au pas.
Le commissaire m’a dit qu’un chasseur Tuwa était mort ce matin. Demain et après-demain seront jours de deuil. Nous allons devoir patienter à l’auberge avant d’interroger les locaux.
C’était une grande maison en pierre et en pisé. Ils attachèrent leurs chevaux dans l’étable et les pansèrent et les nourrirent et une jeune fille toute blanche et toute en os les guida au salon et leur donna deux clefs de chambre.
Vous faîtes à manger ?
Des omelettes et des sandwichs.
Ils dînèrent sur une table et des bancs en bois. Les œufs étaient trop cuits. La fille leur apporta du raki avec leurs cafés. Dans la lumière ténue de l’auberge, elle avait le visage très doux.
Depuis quand êtes-vous détective ?
Dix ans. J’ai commencé comme photographe pour des procureurs et des cabinets privés. Puis j’ai monté mon business avec une associée. Marre de faire les courses des autres.
Détective de mœurs ?
De ce qu’on me donne. Pour tout vous dire, c’est ma première affaire de ce genre. Une véritable disparition j’entends.
Pourquoi votre partenaire n’est pas venue ?
Sa mère est malade.
L’alcool était chaud dans la gorge. La fille jouait de la guitare derrière le comptoir. Ils se regardaient sans se regarder. Les cuillères tournaient dans les tasses et la cheminée sifflait et craquait et parfois la fille chantait un couplet à voix basse et ils n’osaient plus parler. Ils écoutaient les cordes de guitare et la voix cassée et les bûches fendues et les cuillères qui cognaient dans les tasses. Quand elle eut fini ils l’invitèrent à boire avec eux. Elle refusa et cacha son visage derrière ses mains et disparut dans la cuisine.
Et vous, pourquoi pisteur ?
J’ai commencé chez les militaires, cybersécurité. Puis il y a eu la grande attaque et soudain ils ne savaient plus quoi faire de moi. Comme j’étais de mère Tuwa ils m’ont envoyé dans le Désert entretenir des serveurs de l’intranet. L’endroit était géré par des Tuwas et d’autres tribaux. C’est eux qui m’ont appris à lire le sable et le fleuve et la frontière. Après deux ans les militaires ont trouvé une excuse pour me virer de là car je leur coûtais trop cher pour entretenir des climatiseurs. Maintenant tout le monde se fout des reliques du net. Celles du net et celles du savoir. On se suffit du reste. Comme tous ce que nous avons perdu, c’est derrière nous.
C’était comment, la grande attaque ?
Je ne sais pas. Comme une bombe nucléaire, un souffle. Un instant on était dans le net, celui d’après il n’y avait plus rien.
On entendait la fille laver à la cuisine et ils demandèrent un autre verre mais elle ne les entendit pas.
Je ne vous fais pas confiance dit Lobo. Ce n’est pas contre vous, mais cette histoire n’est pas nette.
C’est parce que vous n’avez pas lu le JOURNAL.
Que contient-il ?
Des souvenirs qui ne sont pas les siens, des scènes qui ne lui appartiennent pas.
Vous pensez vraiment qu’elle peut voir l’avenir, votre disparue ?
Je ne sais pas. Je sais juste ce qu’il y a là-dedans.
Ils jouèrent aux échecs et regardèrent une rediffusion de The Crosses. Esther était en stage dans un laboratoire de l’université. Une de ses amies, Rupa, cessait de venir. Ce qui n’était d’abord qu’une rumeur, une blague qu’on laissait courir entre deux cafés, se transformait en angoisse, enflait et éclatait dans l’apparition de deux flics. Elle avait vraiment disparu. Dans un montage dynamique les témoignages d’Esther et d’autres se recoupaient et on commençait à reconstruire le portrait de Rupa. Une étudiante connue pour son style vestimentaire extravagant de robes de dentelles blanches et bouffantes et de corsets noirs et de ras de cou qui excitaient slash choquaient les derniers fossiles du campus. On pensait qu’un malade l’avait trouvée mignonne et l’avait baisée slash balancée dans un de ces recoins sordides du bord de fleuve et ces bâtiments en ruines où l’on trouve les cadavres de jeunes camés. Les rumeurs courraient et elles étaient toutes d’une violence extrême. On associait ça aux grandes attaques slash aux attentats au couteau slash aux étudiants qui découpaient leurs camarades. Voire à un tueur en série. Esther tombait dans la paranoïa d’être la suivante. Elle se réveillait de cauchemars. Corps mutilés étripés violés. Donald n’arrivait pas à la réconforter. Esther buvait et prenait de la drogue et couchait avec des garçons et des filles et quand elle était enfin seule elle délirait sur son lit et un orage cognait à la fenêtre comme le poing d’un tueur et elle était persuadée d’être la suivante. Mais rien n’arrivait. Vers la fin de l’épisode on trouvait une note de Rupa cachée dans un de ses livres. Elle disait je me sens disparaître. Elle disait ne vous inquiétez pas. Elle disait tout ira bien. Esther pleurait. Elle demandait à son père s’il pensait qu’elle savait ? elle savait qu’elle allait disparaître ? Tu penses qu’elle s’est fait disparaitre ? L’idée d’Esther était d’une fascinante simplicité : un jour on pouvait décider de ne plus exister. Donald emmenait Esther manger des glaces sur le front de mer. Des filles marchaient sur la grève. Des filles à la peau mate et qui rappelaient Rupa. Des filles qui riaient et qui se baignaient et qui buvaient de la bière. Des filles belles et qui jouaient de leurs corps. Des filles qui flânaient comme les toutes les filles de vingt ans flânent, avec cette beauté qui semble éternelle. Donald et Esther se serraient et Donald suggérait que ce qui avait peut-être sauvé Rupa de la peur c’était la foi, la foi en son peuple, en leurs croyances, en l’après.
LE COMMISSAIRE OFFRIT UN CAFÉ AU DÉTECTIVE. Ils parlèrent du bureau du procureur où le commissaire avait lui-même servi avant d’être muté ici. Ils parlèrent du gros Bob et du petit Tony et du chien renifleur qui était mort du diabète. Ils regrettèrent la machine à café du bureau des juges et le vieux canapé de la salle de pause et le commissaire donna au détective le dossier sur Asha Jones, photocopie de la police, trois feuilles de témoignages dans une pochette cartonnée. La disparition n’avait pas été prise très au sérieux. Peut-être parce qu’Asha avait un casier ou parce qu’elle était au chômage ou parce qu’elle était née de ce côté-ci du fleuve. Et vous, commissaire, vous n’avez pas cherché ? C’était une Isth. Les Isths vivaient loin dans le Désert. Hors de son pouvoir.
On manque de personnel. Faire respecter l’ordre c’est déjà assez. Ce qui est passé est passé.
Vous avez bien une théorie ?
Je pense qu’elle a fugué. Le père est cheminot, donc il boit. Il crie. Il la frappe un peu ou du moins il menace de la frapper. Elle fait des petits vols à l’étalage parce qu’il ne lui donne pas d’argent de poche. Ça ne m’étonnerait pas qu’elle se soit juste barrée.
Il resservit le café et s’étala dans sa chaise et d’un mouvement de tête il pointa dehors, Lobo qui fumait accroupi sur le perron. Votre ami, le tribal, il veut un café ? Alexandre rangea le dossier dans sa sacoche et regarda le pisteur et les yeux tristes du pisteur qui fixaient la rue enneigée. Il enfila sa veste et servit une autre tasse et sortit avec. Au loin on entendait un youyou, les pleurs des femmes et le chant des hommes. Le deuxième jour de deuil. Demain on brûlerait le mort. Il tendit la tasse à Lobo et Lobo leva ses yeux tristes et lui dit qu’il avait à faire avant le début des recherches.
Je vais monter dans la Montagne. J’ai des connaissances. Ils sauront peut-être m’en dire un peu plus.
Alexandre hocha la tête et Lobo se déplia et son ombre s’étira sur la brume comme un serpent noir et vaporeux. Il but le café à petites gorgées et passa sa main sur son chapeau et posa la tasse sur la rambarde et monta son cheval et la grande rue.
Le ciel était gris et bas et lourd et son cheval s’agitait. Il le caressait et lui murmurait des mots doux, les youyous qui montaient de plus en plus forts tandis qu’il se rapprochait de la salle des fêtes, le sol qui tremblait et Lobo qui voyait par une petite fenêtre carrée les danseuses, leurs bras qui tournoyaient et leurs poings qui se serraient et leurs visages qui se contorsionnaient, leurs cheveux tressés de couleurs et leurs longues robes rouges et vertes et les bottes sombres qui battaient les lattes ensablées et Lobo se rappelait le cadavre de sa mère et l’odeur de son cadavre. Il ferma les yeux et pressa sa paume sur le cou du cheval et quand il rouvrit les yeux on n’entendait plus que le souffle du cheval et les sabots du cheval dans la neige. Les bouleaux étaient dénudés et noirs. Lobo sentait son cœur battre dans la brume.
Il remonta le ravin des Deux Pierres et l’ancien chemin de la mine et contourna le ruisseau et s’enfonça dans les sapins jusqu’à l’entrée du vieux tunnel. Un plateau pierreux et entre les ruines minières des huttes de bois et des chemins de gravier et des terrains vagues et enneigés. Arturo coupait du bois devant son chalet. Il suait.
Les panneaux solaires sont en panne dit-il, il faut ce qu’il faut.
Lobo entrava son cheval et saisit les buches fendues et les porta jusque sous l’auvent. Puis il lui parla de la fille disparue et Arturo ne fut pas surpris. Les filles disparaissaient souvent de ce côté du fleuve. Lobo dit que la fille était une Isth et Arturo posa sa hache. Tu veux du café ? Il revint avec deux tasses pleines et ils burent en silence, leurs souffles qui montaient chauds sous le soleil blanc de l’hiver. Le silence et parfois des meutes de chiens sauvages qui passaient en contrebas et qui aboyaient.
Ils n’ont pas arrêté de tourner autour de ma maison dit Arturo en lavant sa tasse dans la neige, et de ses yeux creux il balaya la Vallée et jaugea la Vallée comme un vieux corbeau incapable de s’envoler. Les Isths, tu devrais les laisser tranquille. C’est une tribu qui ne prie aucun dieu. Ils vivent plus loin dans le Désert, en sortent rarement. Ils vivent en bordure de la Zone. Il y a des rumeurs.
Quoi ?
Qu’ils font des sacrifices. Qu’ils cuisinent de la drogue. Qu’ils peuvent lire l’avenir et que la Zone leur monte à la tête.
Tu as dit que des filles ont disparues. Quand ?
Tout le temps. Les dernières ça remonte à l’automne. Deux Isths venues célébrer la Lune au village. Elles avaient dansé et bu et baisé avec la Vallée et trois jours plus tard un gars de leur tribu déboulait en disant qu’elles n’étaient pas revenues.
Tu penses que tout cela est lié ?
Je pense juste que le territoire n’a jamais été très sympathique avec nous. Vivre ici à un coût. Il faut prier la Lune et le Soleil et faire attention où on met les pieds. Les Isths ne prient pas et ne font pas attention.
Il s’enfonça plus haut dans la Montagne et grimpa les murs de roches éboulées et dans l’immobilité et le silence et la pénombre du soir il trouva la maison d’Adria. Elle essuyait de la vaisselle, sa tresse qui ondulait par la fenêtre. Il toqua. Elle ouvrit et ils s’embrassèrent et se déshabillèrent. Ils collèrent leurs corps nus près du poêle et quand ils émergèrent la nuit était tombée et le poêle projetait leurs ombres et les tapis enveloppaient leurs ombres comme des paumes jointes autour de deux souriceaux. Il s’assit et regarda ses grands yeux plein de khôl et elle caressa son dos. Ses doigts légers sur sa sueur et qui chevauchaient silencieux ses grains de beauté et on n’entendait alors que le poêle, le grésillement du poêle et de la sciure et des batteries presque vides. Il faudra bientôt allumer les bougies dit Adria. Elle se leva nue et fit chauffer du café et y versa des épices et de ses lèvres elle déposa de la salive sur les épaules nues de Lobo. Puis ils se rhabillèrent et regardèrent la neige qui tombait, ses petits flocons blancs qui scintillaient dans la lumière de la cuisine et le café qui brûlait la langue. Il enfouit sa tête dans les clavicules d’Adria.
Tu n’étais pas venu depuis l’été dit Adria et il l'attrapa par les hanches et fut de nouveau saisi d’une érection. Elle le sentit chaud. Non dit-il, j’ai passé l’automne et une partie de l’hiver dans le Marais, à couper du bois et à m’occuper des chevaux pour un riche propriétaire.
Elle fit cuire des pains et ils mangèrent face à face, leurs genoux qui se cognaient sous la petite table griffée.
Tu restes combien de temps ?
Demain avant le déjeuner. Ensuite je vais descendre voir le mort et commencer mon travail.
Chasser ?
Si on veut. Une fille disparue. Une Isth. On m’a embauché pour la pister.
Adria sourit. Plus difficile d’attraper une fille que des loups.
Je prends l’argent qu’on me donne.
Ils refirent l’amour, sur le lit cette fois-ci, et la lumière s’éteignit quelque part au milieu, alors qu’il jouissait ou qu’elle jouissait et ils durent tâtonner pour trouver des allumettes et des bougies. Son visage très mate dans la lueur de la flamme. Il la désirait encore. Sa bite le brûlait. Il s’habilla pour sortir pisser. On entendait courir les chiens sauvages et les aiguilles de pin craquer sous les pieds et les odeurs de pin tomber sur les paupières. Quand il revint froid dans le lit elle roula son visage dans son cou. Elle dit qu’il sentait bon. Il ne connaissait pas sa propre odeur. Il connaissait la sienne mais il était incapable de la nommer. Quelque chose de brûlé, de l’encens, moins fort, plus souple. Tu sens bon aussi dit-il. Il l’embrassa. Il comprit qu’il la cherchait dans toutes les filles, qu’il cherchait son odeur dans toutes les odeurs.
Dans le lit elle dit qu’elle aimait écouter son cœur. C’est plus facile de te parler dans ta langue, j’en perds ma honte, je suis libérée, tu deviens mon homme à moi. Je peux te dire ce que je ne dirais pas en Kirgos. Il la serra et les bougies fondirent et s’éteignirent et ils s’endormirent encastrés dans la pénombre totale la chaleur de l’autre.
Au petit-déjeuner il fit des crêpes et elle s’enroula dans la couverture. Il lui apporta une assiette au lit. Elle cacha son visage entre ses mains. Elle dit qu’elle se trouvait toujours très laide au réveil. Il embrassa ses joues. Elle mangea en prenant soin de cacher sa bouche derrière sa main et de cacher ses lèvres et ses dents et la bouillie de crêpe sur sa langue. Puis elle noua un foulard sur ses cheveux et elle chanta. Il tenta de répéter mais ne connaissait pas assez le Kirgo, ne reconnaissait que maison ou rivière ou fiancée.
De quoi parle la chanson ?
Elle parle d’une femme qui a perdu son amant, d’un oiseau bleu qui traverse la nuit. Ça n’a pas vraiment de sens, pas vraiment de traduction. C’est plus profond que juste les mots. Une seule langue ne suffit pas.
Ils firent une dernière fois l’amour, son pantalon à peine baissé, lui debout et elle assise sur le rebord du plan de travail. Puis ils fumèrent de la K. et elle le regarda se préparer un sandwich, la fumée qui venait contre leurs yeux et la cendre sur leurs doigts, et sous la table ils emmêlèrent leurs genoux et sentirent le temps qui s’égrenaient et les rattrapaient. Il enfila sa veste. Elle le mordit sur le seuil de la porte. Ses dents dans son cou. Une marque rouge qu’il porterait pour les prochains jours. Va-t’en maintenant, va-t’en et il monta sur son cheval et partit.
IL APERÇUT DES TEMPÊTES venir depuis les fonds du Désert et de la Zone. Elles venaient longues et rouges et engloutissaient les plaines dans leurs voiles de sang. Quand il arriva au village Tuwa des torches éclairaient la grande rue rouge et ensablée et sur la place on avait érigé un tas de bois et déposé le mort, roulé dans ces épaisses couvertures multicolores qu’on réserve aux morts. Les vieilles femmes pleuraient en chœur devant le bûcher et les jeunes femmes dansaient et leurs cheveux enfoulardés brillaient et leurs enfants courraient sous leurs robes, leurs yeux ronds et jaunes comme des pierres précieuses. Lobo se rappela sa mère. La peau mate de sa mère. Son sourire de mère et sa démarche de mère dans les plaines et son cadavre de mère dans le puits et son cadavre de mère sur le bûcher et il se rappela le départ et le fleuve qui n’en finissait pas.
Alexandre fumait sur le perron du commissariat. Ils partagèrent de la K.
Vous avez appris quelque chose ?
C’est pas la première Isth à disparaître à ce qu’il parait. Mais c’est peut-être juste une coïncidence. Vous ?
Le dossier est vide. Je suis allé voir le fleuve. Il est écrit qu’elle s’est probablement noyée mais c’était juste après la sécheresse. Il faisait chaud, Asha s’y connaissait. Elle venait tous les mois et elle n’aurait pas traversé dans un endroit profond. Et même, ce n’est pas si profond, on aurait trouvé son corps. Je n’y crois pas. Trop d’erreurs d’un seul coup.
On dressait des tables avec de longues nappes blanches et des bougies et il y avait des sandwichs et des gâteaux et le sucre des tartes au sirop montait fort et on voyait des gens se lécher les doigts et se les essuyer dans la neige. Puis une fillette coiffée d’un long voile rouge et vert traversa la rue une torche à la main et les pleurs des femmes redoublèrent et la fillette jeta la torche sur le mort. Ça sentait le cèdre et le bouleau, les chaises et les commodes et les vêtements du mort qu’on avait entreposés sur le brasier. Autour la neige fondait et la fumée se faufilait entre les danseuses et montait jusqu’à couvrir la lune. D’autres garçons vinrent s’adosser sur le mur contre Lobo et Alexandre. Ils regardaient les filles danser et se passaient une bouteille et l’un d’eux encouragea Lobo à boire. La joie doit remplacer la mort répétait-il en Tuwa. Les percussionnistes jouaient un rythme lent et ample et joyeux et les filles allaient et venaient le long du mur et choisissaient les garçons et les plaquaient contre leurs poitrines et les menaient d’un pas mesuré et souple.
Alexandre demanda ce que ça voulait dire, les fils de couleur dans les cheveux.
C’est un code. Si vous êtes célibataire ou fiancé ou marié, si vous êtes ouvert ou non, si vous êtes de la famille du mort ou juste une connaissance, à quelle tribu vous appartenez, quel dieu vous priez. On en met aux femmes et aux chasseurs et au mort, dans les cheveux et les aisselles et les poils pubiens.
Il était tissé de rouge et de violet, le mort.
La Tribu de la Vallée. Sans famille.
L’alcool venait sombre et dense et tombait vite sur l’estomac. Lobo errait ivre. Les jeunes femmes dansaient et l’attrapaient par les mains. Il regardait leurs pieds et essayait de les suivre et de chanter par-dessus leurs voix. Il pensait à Adria et à son corps éployé dans la flamme des bougies. Il la voyait danser, ses bras ouverts comme les ailes d’une phalène.
L’une des danseuses avait des fleurs dans les cheveux. Elle souriait grand et voulait l’embrasser mais il n’arrivait pas à se défaire des bougies et du visage d’Adria dans les bougies et il s’enfonça plus profond dans la foule, vers le brasier et les danseurs en transe. Sous ses pieds il y avait la terre moite et au loin il y avait la neige à moitié fondue, l’ombre oblongue des danseurs qui montait et qui descendait au gré de la flamme et les chiens qui sautaient tout autour et aboyaient. On s’embrassait et on se serrait et certains avaient commencé à se prendre debout. Il trébucha sur une fille qui vomissait. Des étincelles venaient du feu à son visage et il attrapa sa tresse tissée de couleurs. Elle le remercia avec son haleine d’alcool et de vomi et se replia vers le feu et recommença à vomir. Les corps venaient contre lui et il continuait de serrer la tresse de la fille. Il sentait ses doigts s’enfoncer dans ses cheveux avec l’impression de la tirer mais c’était lui qui tombait et quand elle se releva elle avait de grandes mains mates qui lui tendaient une bouteille. Il prit quelques gorgées. Le goulot avait le goût du vomi et quand il retira la bouteille de sa bouche la fille défaisait son corps nu et se déliait et se collait à lui et lui voulait courir dans les montagnes et sentir le ventre d’Adria et serrer la chaleur d’Adria.
IL TROUVA LE JOURNAL devant sa porte, avec une note manuscrite d’Alexandre qui l’incitait à le lire avant le départ. Au moins quelques pages. Il prit une douche froide et s’enroula dans la serviette et s’allongea sur le lit. Les premières pages l’ennuyèrent vite. Il avança.
Alexandre se rendait au cimetière. Il le trouvait plus petit, plus étriqué que dans son souvenir. Les passages d’entre-tombe, les recoins, les trous bourrés de mégots. Il semblait que l’endroit s’était entre-temps nourri de son absence, de son enfant mort, et qu'il avait grandi, grossi, englouti les talus et les dunes, effacé les trous de souris et gravi les raidillons et rongé les collines. Il lui fallait du temps pour trouver la tombe de l’enfant. Toujours caché derrière Imane, il ne s'en était jamais approché d’aussi près. Le vent battait les arbres. La pierre était propre, lisse et dégagée, entretenue. Imane avait dû passer récemment. Il déposa les fleurs et resta debout quelques minutes et repartit. Il marcha devant le musée d’art et le café du Soleil Levant et devant ces lieux qu’ils avaient aimés à deux et qui vivaient après eux. Il ressentait ce qu’il fallait vraiment ressentir, non la peur mais la tristesse, une tristesse qui s’ouvrait béante, tardive. Il pleurait mais cherchait à se retenir, à tout enfouir de nouveau.
Le soir, il préparait son sac pour le territoire.
Lobo sauta à la fin, la dernière page d’avant la disparition.
Alexandre avançait vers la Zone. Il tenait fermement la bride, plus pour ne pas tomber que pour guider le cheval. Il avançait pas à pas et sentait le vent s’incruster sous ses vêtements et vibrer sur sa peau sèche et crevassée. Et il la sentait devant lui, dans la Zone. Il la sentait et il la voyait et il cherchait dans ses yeux à deviner son cœur. Elle continuait de s’enfoncer dans la Zone et il lui parlait pour la ramener à lui. Il lui racontait ce qui s’était passé et elle lui disait de ne pas parler. Elle lui disait que la Zone avale les voix et quand il eut franchi la frontière qui sépare le Désert de la Zone elle prit sa main et il sentit ses veines qui battaient fort. Elle disait ce n’est pas moi je ne suis pas Imane ne parle pas mais il continuait de parler. Il parlait de l’enfant mort et des gouttes de sang dans le bac de douche et de la petite tombe dans le cimetière public, cette petite tombe sans corps qu’ils avaient creusée en secret et où ils avaient déposé un petit papier froissé, un nom qu’elle avait écrit et qu’il n’avait pas voulu lire, et maintenant il disait dis-moi son nom dis-le moi je suis prêt je peux accepter la tristesse mais elle avait porté sa main à sa bouche et elle enfonçait ses doigts entre ses lèvres parce que l’avaler était le seul moyen d’attraper sa tristesse et de tirer sa tristesse et d’expier sa tristesse et désormais il distinguait clairement comment toute sa vie devait aboutir à cet instant, à ces doigts de femmes dans sa bouche, et il savait qu’il n’y avait rien derrière tout cela, qu’il ne pouvait aller plus loin.
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