Mad Hatter !
Minuit venait de sonner dans les entrailles de la ville lumière, laissant ses rues emmitouflées dans le silence et l’obscurité. Dans le firmament, un croissant de lune régnait, dessinant dans le ciel un sourire immense et serein, une lueur d’argent suspendue dans l’immensité nocturne.
Sous cette voûte céleste, une autre expression de contentement se faisait remarquer, sculptée sur le visage d’Abel Lysander, jeune inspecteur au port dégingandé. Il arpentait les pavés avec la nonchalance d’un homme quittant une fête arrosée, un sourire étrange flottant sur ses lèvres. Cet homme, d’ordinaire si sérieux, si maître de ses émotions, affichait à présent une expression que nul parmi ses proches n’avait jamais eu le loisir de voir. Un sourire enivrant, presque sauvage, l’expression d’un plaisir coupable. C’était le sourire d’un homme qui vient de commettre son premier meurtre, un sourire qui disait tout sans prononcer un seul mot.
Sous le regard bienveillant de la lune, le jeune inspecteur, se laissant bercer par la douce mélodie de la nuit, continuait son chemin, inconscient du monde qui l’entourait, perdu dans son ivresse :
— C’est de sa faute ! A être aussi douce… ce cri… cette odeur… cette expression ! Ah, si je pouvais la ressusciter ! Je pourrais encore et encore ! Mon dieu, ressaisi-toi, Abel Lysander !
Un véhicule, surgissant de nulle part, fonçait droit sur lui, ses phares éclatants comme les yeux d’une bête féroce dans la nuit noire. À l'instant critique, un bras rugueux, marqué par les stigmates de la rue, le saisit fermement, le tirant en arrière avec une force surprenante. À ce moment précis, où la mort aurait pu le frapper, Abel Lysander ne l'aurait point regretté ; au contraire, pour cet esthète passionné de sculpture, le temps semblait propice à une immortalisation dans l'art. Parvenu tant bien que mal jusqu'à son domicile, il se débarrassa avec précipitation de sa cravate, et, reprenant contenance, il se dirigea résolument vers son atelier. L'intérieur semblait le vestige d'une bataille acharnée entre l'art et la destruction : des statues de pierre noire, mutilées, gisaient ça et là, à l'exception d'une seule, demeurant fière et intacte. Baignée dans la lumière argentée de la lune, elle représentait une jeune fille d'une vingtaine d'années, les cheveux courts, une main espiègle cachant un sourire malicieux, ses grands yeux semblant défier le monde.
Abel s'approcha, un marteau à la main, le souffle court.
— Elle lui ressemble tellement, c'est son sosie ! s'exclama-t-il, submergé par l'émotion.
Et, sans un instant d'hésitation, il abattit son marteau sur le visage de la statue avec une force brute et une jouissance quasi orgasmique. Dans son esprit tourmenté, une idée fixe : il pourrait la reconstruire, puis la détruire à nouveau, dans un cycle éternel de création et de destruction.
Éreinté, au terme de la journée la plus éprouvante de son existence, Abel Lysander s’affaissa dans son canapé de cuir, succombant au poids écrasant de la fatigue. Ses paupières se fermèrent doucement, son esprit submergé par le tumulte de ses pensées, revenant sans cesse à ce visage qui hantait désormais ses rêves éveillés.
Alors que les bras d'Hypnos semblaient sur le point de l'entraîner dans les profondeurs du sommeil, un bruit soudain vint troubler le silence de la nuit. Quelqu’un frappait à la porte. Abel, entre deux mondes, crut d'abord à une illusion de son esprit épuisé. Il tenta de se rendormir, mais un deuxième coup, plus insistant, retentit, anéantissant toute velléité de repos.
Mille pensées affluèrent dans son esprit tourmenté. Était-ce un voisin, excédé par le vacarme de ses coups de marteau ? La police, venue l’arrêter ? Quelqu’un avait-il été témoin du meurtre ? L’idée d’être appréhendé, de voir sa carrière réduite à néant et de croiser le regard accusateur de ses collègues, tout cela lui importait peu désormais. Si le prix de son bonheur incommensurable était la prison, il était prêt à le payer.
Résigné, il se leva et ouvrit la porte, s'attendant à tout sauf à ce qu’il vit alors. Son cœur manqua un battement. Devant lui se tenait la jeune fille, vivante, son sourire espiègle illuminant son visage et ses grands yeux verts plongés dans les siens.
— Nous nous retrouvons !
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