Sans toi
En face de lui, le fleuve St-Laurent revêtait ses plus belles couleurs. Les arbres dorés miroitaient sur l'eau claire, un plus beau tableau encore que tout ce qu'il avait vu jusque-là.
C'était ici, il y a un an jour pour jour qu'il l'avait rencontré pour la première fois. Il était arrivé comme par magie, d'entre les arbres rouge et jaune de l'automne. C'était un inconnu et pourtant pas tout à fait. Maintenant, qu'il y pensait, c'était peut-être bien le plus beau jour de sa vie.
Charles avait toujours été un garçon joyeux. C'était ce que lui répétait constamment sa famille et ses amis.
Alors comment expliquer ce vide dans son cœur ? Ce vide toujours plus grand qui grandissait en lui. Il n'en avait jamais parlé, à quoi bon, on lui aurait demandé "pourquoi" et il n'avait aucune réponse pour cette question. Parfois, il n'y a pas de pourquoi. Les gens se focalisent sur la cause et ne se rendent pas compte qu'en réalité ça ne change rien à ce qu'on ressent à l'intérieur. Il y avait un vide dans son cœur, c'était tout. Il n'y avait pas de pourquoi.
Des fois, quand il s'apprêtait à s'endormir, il se mettait à pleurer. Il n'y avait pas de pourquoi, c'était juste comme ça. Puis le lendemain, quand il se regardait dans le miroir, il se rendait compte que ses yeux étaient bouffis. Alors il les essuyait, souriait de toutes ses dents dans le miroir et partait en cours.
Et il continuait de sourire parce que Charles avait toujours été un garçon joyeux. Et un sourire reste un sourire, qu'il soit vrai ou faux. De toutes façons, les gens n'y voient pas de différence.
C'était en automne, quand les arbres deviennent jaunes et que le ciel se couvre qu'il avait réalisé qu'il n'était pas heureux.
Ça s'était fait progressivement, pas tout d'un coup. Avant, il souriait, réellement de temps en temps, mais ces moments se faisaient tellement rares qu'il en avait oublié les couleurs.
Mais ça allait encore, car à ce moment-là, il pensait que ça allait passer.
Charles avait des amis, pas beaucoup, mais il en avait. Mais ses amis, ces gens qu'il appelait ses amis, ils ne le voyaient plus.
Un jour, un de ses amis était venu le voir et lui avait dit, sûrement pour lui remonter le moral ou une autre bêtise de ce genre : « Ce que j'adore chez toi Charles, c'est que tu es un garçon joyeux. »
Et il n'avait pas compris.
De qui parle-t-il ? De moi ? Je suis un garçon joyeux ?
Pour être honnête Chan ne savait pas vraiment qui il était non plus. Mais ça faisait mal quand même.
« Et c'est à ce moment-là qu'il est rentré dans ta vie ? Il t'a vu ? »
« Nan pas tout de suite, attendez un peu. À ce moment-là, j'allais encore bien. »
Sa première crise arriva peu de temps après. Parfois, il avait la sensation de ne plus pouvoir respirer et il sortait précipitamment de cours pour aller s'enfermer aux toilettes.
Et c'était le miroir. C'était le miroir la cause même du problème. En réalité, le problème n'était pas le miroir, mais le corps qui se reflétait à l'intérieur. Dans la surface lisse, il voyait un visage, il voyait des lèvres, un nez, des yeux. Mais depuis quand étaient-ils les siens ? Charles, n'était-il pas seulement une âme, un ramassis de pensées qui s'entassaient ? Depuis quand était-il enfermé dans un corps ? Ce corps qui n'avait pas changé alors que lui, lui ne serait plus jamais le même. Ce corps qui allait bien alors que lui était brisé.
À ce moment-là, Charles n'avait jamais autant haïs son corps. Pas étonnant qu'on ne le voit plus. On ne le voyait pas lui, on voyait le corps. On voyait le corps en premier. Ce corps affreux qui le cachait lui.
Un peu comme une fleur dans une peinture qui cache l'arrière-plan. Qui a décidé qu'il fallait regarder la fleur et pas ce qu'il y a derrière. Même s'il est moche, même s'il est sombre, même s'il ne fait pas vraiment de sens. Pourquoi cette peinture représente une fleur et non pas le fond. Le fond est toujours plus important que la fleur.
Mais la peinture de Charles elle était moche, autant la fleur que le fond. Pas étonnant que personne ne l'avait jamais vu.
Alors, à ce moment précis, Charles avait envie de lui faire mal. Il devait faire souffrir ce corps. Autant que lui souffrait à l'intérieur. Le vide qu'il ressentait, il fallait qu'il le ressente aussi.
Et puis c'était trop tard. Car ses mains avaient retrouvé son cou. Il fallait faire le vide. Le vide, le vide, le vide. Jusqu'à ce que l'air disparaisse de ses poumons, il fallait faire le vide.
Il ne voyait, plus rien, il ne sentait plus rien. Le corps, souffrait-il ? Souffre, souffre, souffre. Souffre comme je souffre et peut-être qu'on me verra enfin.
Et puis quand il sentait que c'était trop, il s'arrêtait, époussetait ses vêtements salis par le sol des toilettes de son lycée et se regardait dans le miroir. Il ne pouvait pas montrer ses faiblesses aux autres. On lui demanderait pourquoi et Chan n'avait toujours pas de réponse à cette question.
Alors il souriait, il souriait devant le miroir sale, jusqu'à s'en faire mal aux joues et il sortait en rigolant pour rejoindre ses amis.
À travers tous ces faux sourires et ces faux-semblants. Le vide grandissait et Charles disparaissait. À chaque fois qu'il se regardait dans le miroir la haine pour son corps devenait plus forte. La haine de « Charles le garçon joyeux » devenait insurmontable. Il fallait qu'il se voie. Il fallait qu'il voie que ce qu'il ressentait à l'intérieur n'était pas juste un rêve. Il voulait se voir. Se voir tel qu'il était devenu.
Charles adorait être seul désormais. Quand il était seul. Il n'y avait pas besoin de faire semblant et pouvait juste être lui. Ses amis s'en fichaient, ils ne voyaient rien. Il fallait croire qu'ils étaient tous devenus aveugles, ou que Charles était devenus invisible.
Il adorait marcher jusqu'au fleuve St-Laurent, dans le centre-ville de Québec, avec son gros manteau et son café au caramel. Et il s'asseyait sur un banc froid et regardait le fleuve et les arbres jaunes qui commençaient à perdre leurs feuilles.
Il était bien. Pas besoin d'amis, pas besoin de personne. Quand les autres ne te comprennent plus, tu ne peux compter que sur toi-même.
Et Charles se mettait à rire tout seul parce qu'il se rappelait qu'il avait toujours été « Charles le garçon joyeux. ».
« T'es tout seul ? Je peux m'asseoir a coté de toi ? »
« Vas y met toi à l'aise. »
« Je m'appelle Felix en fait. Tu viens souvent par ici ? »
Quand Charles releva la tête pour regarder son interlocuteur, il fut surpris de voir que le garçon en face de lui avait à peu près le même âge et ne portait qu'un T-shirt blanc malgré les après-midi assez fraîches du Canada.
« Tu n'as pas froid ? »
« Moi ? Rigola-t-il, j'ai jamais froid t'inquiète ! »
« Je m'appelle Charles et je viens souvent ici pour répondre à ta question. »
Pendant quelques minutes, aucun des deux garçons ne prononça une parole. Leur regard était bloqué sur le fleuve en face d'eux. C'était bizarre et rassurant à la fois. D'avoir quelqu'un à côté de lui.
Charles aimait bien rencontrer des inconnus. Les inconnus, on ne leur doit rien et ils ne vous doivent rien. Alors, comme on est sûr de ne jamais les revoir, on peut être soi-même parce que de toutes façons, ils vous oublient. Quand une personne commence à rentrer dans ta vie, elle pense qu'elle détient le droit de la modifier comme bon lui semble. Puis elle a des attentes que tu dois remplir, il y a des choses qu'elle n'aime pas et que tu dois changer. Et puis quand tu as complètement disparu et que tu deviens quelqu'un crée à son image, elle te laisse tomber car tu as «changé».
Charles aimait définitivement les inconnus, car ils rentrent dans ta vie et en ressortent tout aussi rapidement. Mais durant ce petit instant que vous avez partagé, vos deux chemins se sont croisés et votre vie aura été modifiée. Mais cette fois si c'est pour le mieux. Tu te dis que le destin fait bien son boulot.
« Tu vas dans quel lycée ? » demanda Charles et se tournant vers le garçon à côté de lui.
« Je fais école à domicile. »
« C'est sûrement pour ça que je ne t'ai jamais vu. »
« Tu veux parler de tes problèmes ? »
« Comment tu sais que j'ai des problèmes ? »
« Ça se voit dans tes yeux. »
« Ils ont quoi mes yeux ? »
« Ils ne brillent pas. »
« Alors tu l'as rencontré près du fleuve ? Savais-tu la place qu'il prendrait à ce moment-là ? »
« Évidemment non. Mais il avait vu que quelque chose n'allait pas. Il m'avait vu, vous comprenez. Et moi, je me voyais enfin. »
« Avec qui tu sors encore ? »
« Un ami. Je rentrerais pour le dîner. »
« Louis m'a dit que tu ne sortais plus avec le groupe, c'est vrai ? »
« Je suis un peu occupé en ce moment papa, c'est pour ça. J'y vais ! »
« Ça ne te saoule pas de sortir avec moi presque tous les jours ? Tu n'as pas peur que tes potes te détestent ? »
« T'inquiète pas, il ne voient rien de toutes façons. Je me sens invisible avec eux. Et toi, tes potes ? »
« Je n'ai pas de potes. »
« Et bah parfait, ça fait plus de ton temps avec moi ! »
« Qu'est-ce qu'il se passe quand tu fais des crises ? »
« Je m'étrangle jusqu'à ce que je ne puisse plus respirer. »
« Tu peux me montrer ? »
« Je mets mes mains sur mon cou comme ça et je sers. »
« Felix tes mains sont froides. »
« À ce moment-là, je ne savais pas si ses mains appuyaient sur mon cou ou s'il essayait de desserrer l'étreinte de mes doigts. »
« Quand as tu compris, qu'il appuyait aussi sur ton cou ? »
« Plus tard, bien plus tard. »
Charles avait enfin trouvé sa raison de vivre : Felix. Avec lui, il pouvait être lui-même. Avec lui, il n'y avait pas de faux-semblants et de sourires forcés. Avec lui, il pouvait avoir ses crises, lui parler de sa haine pour son corps et Felix l'écoutait. Il l'écoutait jusqu'au bout, sans juger. Sans le traiter de malade ou de fou.
Un jour qu'il se baladait encore avec un de ses anciens amis, il avait dit : « Je crois que je suis fou. » Et l'autre, sans même le regarder avait répondu « non haha ». Comme si sa vie n'était plus qu'une vaste blague. Personne. Personne, à part Felix n'avait vu que ses yeux ne brillaient plus. Mais en réalité, qui le voyait tout court à part Felix.
Après ce jour, il n'avait plus jamais revu ses amis du lycée en dehors du bâtiment. Lorsqu'on lui proposait des sorties, il prétextait qu'il était malade et personne ne se posait de question. Mais pour eux, la relation n'avait pas changé. Charles était toujours le garçon joyeux, car ils étaient complètement aveuglés par l'image qu'il voulait voir de lui.
Et Charles étouffait. Il étouffait dans un lycée où il devait prétendre être quelqu'un d'autre et ou personne ne savait faire la différence entre lui et son corps.
Ses parents voyaient bien que quelque chose n'allait pas, mais ils étaient aveugles eux aussi. Personne ne veut voir que son enfant va mal alors ils prétendaient que ce n'était qu'une phase dans sa vie.
Dans le cœur de Charles tout, complètement tout avait changé. Et personne ne le voyait. Personne à part Felix.
Tous les matins, il s'enfermait dans les toilettes du lycée pour vérifier que son sourire était bien en place. Que tout était parfait et que rien ne pouvait laisser montrer qu'il allait mal.
Les lundis, quand il devait aller dans le labo de physique, il n'avait pas le temps d'aller aux toilettes alors il arrivait avec les yeux rouges. Mais personne ne voyait rien. Parce que personne n'est vraiment heureux un lundi. Charles n'était heureux aucun jour de la semaine.
Un jour, le masque ne voulait pas tenir sur son visage et son reflet dans le miroir semblait se moquer de lui. Pourquoi pleurait-il encore ? Il n'avait pas vu Felix depuis une semaine. Il était seul. Pourquoi était-il parti ? L'avait-il abandonné comme tous les autres ?
Il ne s'était pas rendu compte à quel point il avait besoin de Felix. Ce n'était pas juste un simple ami. Il en avait besoin. Pour se voir. Pour savoir qu'il était encore en vie derrière le corps.
Son putain de corps qui ne voulait pas souffrir autant qu'il souffrait. Instinctivement, ses mains se resserrèrent sur son cou. Il fallait faire le vide.
Serrant son téléphone dans sa main, il murmura « Felix, Felix, Felix,... ».
Quelques minutes, plus tard, la porte des toilettes s'ouvrit dans un fracas et Felix s'accroupit à côté du corps de Charles.
« Qu'est-ce que tu fais là ? »
« Tu m'as appelé, tu t'en souviens ? Laisse-moi t'aider. »
« Je croyais que tu n'avais jamais froid. Pourquoi tes mains sont-elles si froides ? »
« Felix, j'ai mal. Arrête de serrer aussi fort. »
« Felix, je ne peux plus respirer, arrête s'il te plaît. »
« Felix... »
« Oui, c'est bon... Tu vas mieux ? »
« Oui merci... Heureusement que tu étais là. Merci Felix. »
Quand ses notes ont commencé à baisser de manière significative, ses parents se sont inquiétés. Charles eu droit au traditionnel arrête de voir tes amis et reste travailler ici. Mais Charles ne pouvait pas arrêter de voir Felix. Arrêter de le voir revenait à arrêter de se voir. Charles était égoïste, mais quand on est triste, on a le droit d'être égoïste. Felix le voyait lui, pas son corps. Il avait le droit d'être égoïste.
« Et c'est pour ça qu'ils t'ont envoyé dans mon cabinet n'est ce pas ? »
« Je me rappelle quand au lieu de vous parler de mes notes, je vous racontais mes soirées avec Felix. Je suis content que vous ne m'ayez pas pris pour un fou. »
« On a le droit de n'avoir qu'un seul ami, Charles. »
« Je vous ai détesté quand vous avez dit qu'il était toxique. »
« Je sais... Je ne pensais pas que ça te toucherais autant. Désolée. Mais tu le sais à présent. »
« Il n'était pas toxique. Il était ma vie. »
« Felix, tu resteras toujours avec moi n'est ce pas ? »
« Toujours Charles. Toujours. »
« Pourquoi étais-tu partis cette fois-là ? »
« Je pensais que tu allais mieux et que tu n'avais plus besoin de moi. »
« J'aurais toujours besoin de toi. Ne pars plus jamais s'il te plaît. »
« On est bien devant ce fleuve n'est ce pas ? »
« Felix, veux-tu partir avec moi ? »
« Partir où ? »
« Partir, mourir, qu'importe,... Je pars, tu partirais avec moi ? »
« Je resterais pour toujours n'est ce pas... » rigola Felix.
Les deux garçons revinrent souvent au fleuve tous les deux. Charles ne s'était jamais senti aussi bien. Il avait enfin trouvé quelqu'un qui comptait pour lui.
Avec Felix, il n'avait pas besoin d'être « Charles le garçon joyeux ».
En réalité avec Felix, il ne l'avait jamais été : joyeux. Mais qui veut être joyeux quand on peut être vu.
Ils se l'étaient promis, si jamais il devait partir, ce serait avec Felix.
Mais les promesses ne sont pas faites pour être tenues et Charles devait le savoir depuis le temps.
Quand Louis lui avait proposé de sortir avec lui et les gars, il n'avait pas compris que tout allait changer. Parce qu'il avait accepté. Pour la première fois, depuis longtemps, il était sorti avec quelqu'un d'autre que Felix. Et il avait souri. Et il avait été heureux. Pour la première fois, depuis longtemps, il n'avait pas prétendu. Il n'avait pas fait semblant. Et cela n'avait pas plu à Felix.
Felix était jaloux, Felix était possessif, Felix appuyait plus fort sur son cou quand il était en colère. Et Charles ne disait rien, car Felix était sa vie. Et que s'il s'énervait alors Felix partirait. Et Charles ne pouvait imaginer vivre un jour sans Felix.
Et puis Felix était mort.
« Le savais-tu depuis le début, que Felix n'avait jamais existé ? »
« Évidemment. Mais imaginer qu'il était vrai me faisait tellement de bien. Je ne sais pas comment faire mon deuil. Je continue de l'appeler, mais il ne répond plus. Je revois son visage dans mon sommeil. Appuyer sur mon cou ne suffit plus sans lui.
Il était ma vie et maintenant, je suis seul. »
« Tu as vécu quelque chose Charles. Et même si c'est fini, le simple fait que cette chose a existé est un miracle en lui-même. Tu as pu voir une étoile filante. Et même si elle n'est restée dans ton champ de vision que pour seulement quelques secondes, tu as vu une étoile filante, et cela, seul vaut déjà la peine d'être vécu. »
« Je lui avais promis de mourir avec lui. Et il est parti sans moi. »
« Il t'a laissé pour que tu ailles mieux Charles. »
« Il était ma vie et maintenant, je suis seul. La vie, vaut-elle vraiment la peine d'être vécue sans lui ?
« Oui Charles. La vie en vaut la peine. »
Là devant le fleuve St Laurent ou Chan a rencontré Felix la première fois. Là où il a compris que sa vie ne serait plus jamais la même.
Les feuilles sont presque toutes tombées des arbres. La couleur dorée va bientôt disparaître pour laisser place au blanc de l'hiver.
Qui aurait cru que Felix resterait avec lui un an entier, quand il pensait que c'était juste une phase. Qui aurait cru qu'un vide sans « pourquoi » l'aurait amené à rencontrer la personne qui a changé sa vie.
Ils ont dit qu'il était toxique, ils ont dit que ça finirait mal. Mais maintenant que c'est fini Charles sait que ce n'était ni toxique ni tragique. C'était sincère. C'était Felix. Et Felix était sa vie.
« Désolé d'avoir brisé ma promesse. Désolé de continuer à vivre sans toi. »
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