Chapitre 1 : Mirko
Il n’y avait que le feu. Le feu et l’être énorme. Le squelette géant. Puis la vision se brouilla et je me retrouvai dans une forêt millénaire. Les fougères caressaient mes flancs et mon sexe. Je continuai à avancer, dans l’axe de l’étoile. L’orteil d’Auragandis. Le trajet était simple. Linéaire. Couper simplement en travers des landes, des bois, des marais. Et je le trouverai. Il sera là, probablement à m’attendre. Elle l’avait dit.
Je repensai un instant à Lucy. A son visage fermé, crispé par des pleurs qu’elle n’osait laisser échapper, les mâchoires serrées, le teint blafard. J’avais dû tourner les talons, après un dernier baiser. Je n’avais pas eu la force de lui parler, de la rassurer. Je savais ce que cette marche jusqu’aux confins du monde signifiait. Une dernière chance, peut-être. Mais plus probablement un suicide volontaire. Un sacrifice.
Je chassai ces images qui ne m’apportaient que peur et tristesse. Montai ma main pour tirer sur mon front le chapeau de cuir usés par les ans sur laquelle il était constamment vissé, oubliant que lui aussi, j’avais dû le laisser derrière moi. Soupirai et continuai à marcher.
A marcher.
Marcher.
Marcher.
Marcher.
Marcher.
Marcher.
Marcher.
Je n’avais que cela à faire. Tracer droit, ne pas perdre le cap, suivre l’étoile, et lorsque je serai arrivé, je le saurai. Ça aussi, Elle l’avait dit. Et pas après pas, mon cerveau s’auto-perdait, se noyait dans ses propres pensées, s’asphyxiait légèrement pour rendre l’attente et l’irrémédiable répétition de ce qui m’entourait plus supportable.
Et les fougères défilaient. Les troncs millénaires des commanches. Les trous creusés droits dans la terre noire de la forêt où croupissait une eau grouillante de larves de moustiques et autres dytiques de la taille d’une main. Je m’y frayais un chemin, évitant les ronces trop inextricables qui mordraient ma chair sans me laisser la moindre chance de m’en sortir. Evitais les clairières où je serai trop à la vue de tout ce qui ne devait pas me voir. Dieu sait ce que cachait cette forêt. Dieu sait. Et même si j’en ai eu des retours, des histoires, des légendes, où jamais je ne pouvais expliciter le vrai, le tangible, de l’exagéré ou de l’imaginaire, je n’en savais moi-même rien.
J’ai été entraîné, depuis tout gosse, par les meilleurs de la bourgade. Dannis, mon maître d’armes et de survie. Rimbal, ma professeuse de lettres. Lucy, celle qui m’apprit les plantes et leurs pouvoirs. On m’avait appris à m’habiller contre la météo et les piqûres d’orties diaboliques, à porter constamment sur mon flanc la lourdeur d’une lame, à remplir mon outre d’eau dès qu’une source se profilait et de toujours garder plantain, astragale et millepertuis à portée de main dans ma bourse à plantes. Et après toute cette éducation, la vieille folle m’envoie à poil tracer à travers le monde.
Un suicide.
Je crois que ce matin-là, je commençai à ressentir une certaine haine pour la sorcière. C’était la première fois que je nourrissais un tel sentiment à son égard. Elle avait toujours, depuis aussi loin que j’arrivais à remonter dans mes souvenirs, guidé mes pas. Décidé de mon futur. Cela même lorsque tout gamin mes parents vivaient encore. Avant qu’ils ne soient fauchés par la horde. Et d’autant plus après leur mort. Elle était devenue mes parents de substitution, et pour ce qu’Elle avait fait de moi, autant physiquement en construisant cette coquille de muscles, qu’intellectuellement, je lui étais à jamais redevable.
Pourtant, ici, entre les piqûres incessantes des insectes, la crainte vissée à mon crâne de me faire avoir par une tique morbide, la monotonie verticale de cette forêt, les cailloux qui me mordaient la pointe des pieds jusqu’au sang, la sueur qui me brûlait les yeux… Ici je commençais à la haïr. A penser que si elle m’avait envoyé nu à marcher jusqu’à la fin du monde, ce n’était pas comme dernier espoir. Comme tentative héroïque de sauver ce qui pouvait encore rester à sauver auprès du Grand Destructeur.
Si elle l’avait fait, c’était pour m’éloigner du village.
Car je la surpassais…
Je soupirai. Et recommençai à marcher, me rendant compte seulement maintenant que lors du déroulement de mes pensées je m’étais arrêté dans ma course perpétuelle.
Et si tu faisais demi-tour… Voilà seulement quelques jours que j’avais quitté la bourgade, et déjà cette voix inconnue sifflait dans ma tête. Fais demi-tour, retourne au village et brûle cette vieille folle. Je tressaillis. Étais-je en train de devenir fou ? Comment saurais-je si je devenais fou ?
Je pris une grande inspiration consciente qui évacua de mon esprit la plupart de ces questions qui rebondissaient contre les parois de mon encéphale depuis une bonne demi-heure, voulus reprendre le chemin l’esprit plus léger lorsque je me rendis compte que j’avais soif.
Lorsque je marchais, mon esprit se perdait dans d’étranges méditations sur lesquelles même le temps ne semblait pas avoir la moindre emprise. Et hormis la respiration, aucun besoin vital n’arrivait à m’en arracher. Je m’arrêtai donc, stoppant mes pieds nus sur un parterre d’aiguilles roussies alors qu’autour de moi ne s’élevaient que les hautes carcasses des hêtres commanches, dont les draperies flottaient dans le moindre courant. Tendis l’oreille. Je discernai le murmure. Le murmure que Dannis, le maître d’armes et survie de son enfance, lui avait appris à discerner même au cœur d’une tempête : celui d’un ruisseau.
Je restai une minute immobile, prenant garde aux feuilles aux lobes rougis des commanches pour m’indiquer le sens du vent, et abandonnai un instant l’axe pour me diriger vers le cours d’eau. Cent trente-huit pas, et je l’atteignis. Les aiguilles – il n’y avait toujours pas d’épineux dans les parages - laissèrent place à la mousse, plus tendre avec la plante de mes pieds. Des buissons touffus moutonnaient désormais le sol plus éclairé, dessinant un réel corset végétal au petit cours d’eau. De ma position légèrement surélevée, j’y discernais les rives creusées irrégulièrement, tranchant à travers la terre pour laisser place au flot ininterrompu d’une eau cristalline.
J’avais encore plus soif.
Les pieds posés de part et d’autre de la rive, je fléchis mes genoux pour approcher l’eau de ma bouche. Je sentis mes fesses s’écarter, mon anus se recroqueviller face à la froideur du courant qui le caressait désormais. Mes couilles remontèrent et mon sexe tenta de s’enfouir dans mon corps pour ne pas avoir à pénétrer cette eau glaciale. Lorsque mes lèvres touchèrent le courant, un frisson me parcourut le corps, des orteils jusqu’à la suture pariétale de mon crâne, frisson nourri par la glace qui coulait dans ma bouche et semblait vouloir fendre mon œsophage.
Je me relevai, m’essuyant la barbe avant que l’eau gelée ne me coule sur la poitrine.
Quelqu’un m’observait.
Je ne voyais personne, mais je le sentais. Quelqu’un m’avait observé tandis que je buvais, et quelqu’un m’observait encore. J’en étais certain.
Un regard circulaire dans ce fouillis de buissons touffus, de troncs irréguliers et d’herbes drues, mais rien.
Je tressaillis.
Je détestais cette sensation de point, vissé dans les vertèbres de ma nuque, dressant les poils à la base de mon crâne. J’hésitai, puis haranguai l’inconnu d’une voix que j’essayai de garder le plus contrôlée possible.
- Y a quelqu’un ?
Seul un écho lointain, prononcé par le relief encaissé de la rigole, me répondit.
Deux pas, juste pour regagner le sec de la rive, et je bombai le torse en contractant mes pectoraux sans vraiment en avoir conscience. Cette crispation musculaire dans ma poitrine fit ressortir les deux branches en V des muscles latéraux de mon dos, me conférant une carrure plus massive. Je répétai ma question, désormais plus affirmative :
- Qui est là ?
Mais à nouveau, le rauque de ma voix n’intima aucune réponse. Ne restaient que le murmure du ruisseau, le froufrou des feuilles des hêtres et cette désagréable sensation qui perçait ma nuque.
Pourquoi n’avais-je pas emmené ma lame… La réponse coulait de source : Elle me l’avait expressément demandé. Mais tout de même. Se risquer à un tel périple sans la moindre arme, nu comme un ver, tout cela à cause des trips psychédéliques d’une vieille sorcière, cela relevait du suicide.
Je me baissai pour ramasser une longue branche déchirée, qui paraissait saine mais dont le poids, maintenant qu’elle flottait dans l’air au bout de mon bras, m’apprit qu’elle était pourrie et totalement inutilisable en tant que bâton défensif. Mais elle ferait peut-être illusion, me dis-je. Il ne me restait que ça, l’illusion.
Je fis encore un tour sur moi-même, scrutant ces flancs couverts de feuilles mortes qui grimpaient à trois-cent soixante degrés tout autour de moi, mais il (elle ? ça ?) pouvait être partout, derrière n’importe quel bloc erratique, derrière n’importe quel tronc. Partout. Mais je ne voyais rien.
Avais-je rêvé ?
Mais comme pour m’arracher à cette supposition réconfortante, une branche craqua sur ma droite. En sursaut, je me retournai, faisant face à un pan de talus couvert de myrtilliers sauvages et de Salix impénétrables. Un énorme tronc de commanche s’était écrasé au milieu des broussailles, creusant une tranchée au beau milieu de ce mur végétal. Assis sur ce tronc, une femme.
- Qui êtes-vous ?
Elle sourit, sans répondre.
Je fis quelques pas, la branche toujours en main, même si la sensation de menace s’était calmée avec cette vision féminine. Elle était nue, elle aussi. Et visiblement pas guerrière. Quelques plaques de mousses cousues les unes avec les autres cachaient quelques parties de son anatomie et se mêlaient avec ses cheveux, longs, qu’elle portait ramenés d’un seul côté de son crâne. Sa poitrine de lait, protégée des rayons de l’astre par l’impénétrable futaie, retenait contre son corps les deux globes de ses seins, d’une rondeur que je n’avais pu admirer sur aucune poitrine de femme. Fermes, lourds, mais portés comme s’ils ne pesaient rien. Elle sourit tandis qu’elle surprit mon regard qui glissait sur son corps, sans cacher le fait que ses yeux à elle parcouraient également ma carapace de muscles.
- Tu sais parler ?
Elle se marra, cette fois-ci.
- Les hommes sont des sots et lorsqu’on ne leur répond pas ils supposent que l’autre est encore plus sot qu’eux, pas vrai. Bien sûr que je sais parler, je sais écrire aussi. Sais-tu écrire ?
Ces mots, plus précisément ce verbe, me fit penser à Rimbal dont la vision me pinça le cœur.
- Bien sûr que je sais écrire.
- Tu es donc un jeune homme de bonne extraction… Que fais-tu dans ma forêt ?
Elle s’était levée. Ce mouvement me dévoila la longueur galbée de ses jambes et me laissa entrapercevoir un étui que je n’avais pas discerné jusqu’ici, accroché contre son flanc.
- Je ne suis ni là pour te voler, ni pour te piller, je trace mon chemin en direction de l’orteil de Auragandis.
Je n’eus pas le temps de finir ma phrase qu’elle disparut. En un mouvement fugace. Disparue. Je frissonnai, d’une part à cause du courant frais qui me léchait le corps, d’autre part saisi par la surprise de sa disparition. J’hésitai, un instant, puis voulus me dépêcher de déguerpir lorsque je sentis une morsure froide contre mon cou. Sa voix me provint de mon dos, cette fois-ci.
- Tu as une lame collée contre la gorge et le moindre mouvement brusque te fera convulser sur ces coussins de mousse que tu désaltèreras de ton hémoglobine, c’est compris ?
J’hochai la tête, en ajoutant :
- Je ne te veux aucun mal.
Mais chaque mot qui faisait se hausser ma glotte poussait ma peau contre le tranchant de son poignard. Je me tus.
- Couche-toi, m’ordonna-t-elle.
Je sentais la chaleur de ses bras, autour de mon corps. Et l’empâtement de ses seins contre les renflements de mes deltoïdes. Le coup arriva sans que je ne m’y attende et m’envoya directement compter les Caraculs de Panurge.
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