Chapitre 4 : Mirko
Je m’assis sur le sol poussiéreux. Je n’avais pas trouvé de point d’eau de l’après-midi, j’avais perdu beaucoup de sang et j’étais dans un état de fatigue proche du délire. Depuis que j’avais buté le vieux, sa belette me suivait. Elle était mon ombre. Passait de touffes de graminées en touffes de graminées, toujours à une certaine distance pour que je ne puisse l’attraper. Je me demandais si, lorsqu’enfin je trouverai le sommeil, elle ne viendrait pas s’infiltrer dans ma bouche pour me buter de l’intérieur, en déchirant mes entrailles de ses dents en aiguilles. Ou au contraire, si elle me viderait de mon sang par la blessure que son maître m’avait infligé.
Ce n’était pas la première personne que je tuais, mais la violence avec laquelle je l’avais fait m’avait troublé. Me troublait encore maintenant. Avais-je rêvé ce passage ? Une main entre les cuisses me rappela que non. Ma paume n’avait plus rien à soupeser lorsqu’elle passait à l’endroit où pendait encore mon scrotum tout à l’heure. Mais tout de même… Si le vieux fou m’avait en effet sauvé la vie, j’aurais pu abréger la sienne de manière moins brutale.
Je jetai un coup d’œil à mes ongles encore poisseux de son sang, haussai les épaules.
Mon problème actuel ne devait pas se concentrer dans les remords, mais dans quelque chose de bien plus concret : l’eau.
Cela faisait bientôt dix heures que je n’avais rien bu.
Avec le sang que j’avais perdu et la marche que j’avais accomplie pour m’éloigner le plus possible de son cadavre décapité avant la nuit ne me laissaient que peu de temps à vivre avant de définitivement crever de déshydratation.
Assis ici je me décidai à la salade de salicaire. Salade sans huile et sans vinaigre. Sans condiment non plus. Je bouffais une touffe d’herbe, en gros. C’est Dannis qui m’avait appris les bienfaits de la salicaire en plein désert, et Lucy qui m’avais appris ses bénéfices botaniques, où croissait la plante, avec quelle plante toxique il ne fallait guère la confondre.
Je cueillais donc les pousses les plus fraiches, les moins coriaces, tentant de rassembler dans mon cerveau en vrac les bribes d’enseignement qui me restaient, et portai à ma bouche les bouts de plante. D’aspect pas forcément agréable, le salé de la pulpe de salicaire me parut étonnamment délicieux. En plus, elle me sembla gorgée d’eau.
Je m’endormis peu après, suite à une brève tentative pour vider ma vessie alors qu’elle ne contenait plus rien à vider. Mon sommeil fût noir.
Mirko Waahl. La voix du Grand Destructeur compactait ma cage thoracique. Mirko le pleutre, Mirko le châtré. J’entendais ses os qui claquaient. La pièce était énorme, creusée dans les roches, mais d’une froideur innommable. L’obscurité était totale, si l’on excluait les deux yeux violets du squelette qui brillaient dans l’obscurité. Mirko approche, fais ta demande, qui t’envoie ? Qui m’envoie ? Quel était ma demande ? Je ne savais lui répondre. Le Grand Destructeur éclata de rire à nouveau, ses dents s’entrechoquaient et le corset de pierre répétait son ricanement en un écho infini. Mirko le castrat, prosterne-toi !
La voix du Grand Destructeur dans mon rêve me réveilla. J’étais toujours au beau milieu de l’immense plaine. Le goût des plantes salines de la veille avait macéré dans ma bouche jusqu’à imprégner mes gencives. Je réfléchis un instant à mon cauchemar : Fais ta demande, qui t’envoie ? Je tentai de répondre à la question. La sorcière m’envoie. Bien évidemment. Au nom de la bourgade entière. La bourgade qui m’a vu grandir. Je me dois, pour eux, d’y aller. Mais ma demande ? La clémence dans la mort ? Était-ce ça que je demandais ? La fin était là, plus personne ne pouvait se reproduire, notre clan vieillissait, la faucheuse n’allait pas tarder à nous tondre tous. Mais que demander ?
Je me rappelai les mots de la sorcière : Demande-lui un repos, demande-lui une trêve. Demande-lui la sève nouvelle.
Et que se passerait-il si, agenouillé devant le Grand Destructeur en prononçant ces mots, il commençait à rire ? A éclater d’un ricanement cynique ? Que se passerait-il ?
J’haussai les épaules.
« Quand tu y seras, tu sauras quoi faire », m’avait-elle assuré.
Je repris ma marche.
Ce matin je n’eus le courage de lever le cataplasme d’herbes que le vieux m’avait fait, pour voir si la blessure guérissait. Mais force était de constater que mon sexe allait mieux : les marbrures foncées avaient disparu, il avait dégonflé, les veines ne saillaient plus.
Tandis que je marchais, d’autres questions se bousculèrent dans ma tête : aurais-je encore envie de baiser ? Pouvais-je encore bander ? Et que se passerait-il si je me branlais ? Pouvais-je encore orgasmer ?
J’hésitai à m’arrêter et à commencer à me toucher là, maintenant. Tout de suite. Mais me dis que j’allais me blesser, rouvrir la plaie ou dieu sait quoi. Et puis, peut-être y a-t-il des choses dont je ne veux pas connaître les réponses, pas vrai.
Toujours en marchant, je repensai à la belette et me surpris à me dire qu’elle avait peut-être disparu. Elle n’a au moins pas essayé de me buter cette nuit, c’est déjà ça…, me dis-je intérieurement. Un quart d’heure plus tard je devinai sa présence matérialisée en un éclair brun projeté entre deux touffes de joncs. Elle était toujours là.
En fin de journée, les montagnes étaient plus proches. Moins floues. Je devinai, incendiée par l’horizon engloutissant le soleil, l’immense falaise que m’avait décrite la Sorcière. Je contrôlai que l’axe de ma marche était resté centré avec celui de l’étoile, montai le camp (quatre coups de pieds dans des pierres pour m’offrir un sol à peu près plat) et m’endormis.
Lorsque je me réveillai le Corbeau se tenait en face de moi.
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