Les Ombres
Enfin indépendant ! Enfin libre ! pensa Léo en posant son premier carton dans son studio. Bon, l’indépendance était à nuancer : ses parents payaient le loyer tout de même… Quant à la liberté, elle allait être limitée avec son année de prépa pour médecine… Mais qu’importe ! Ce jour marquait un tournant, il en était convaincu !
Avec l’aide de ses frères et de leurs amis, l’emménagement fut vite terminé et l’on passa rapidement à l’étape apéro pour fêter ce grand jour.
« Alors frangin, ça fait quoi de savoir que tu vas vivre tout seul ? le nargua Anthony, le cadet de la fratrie.
— Plutôt cool, j’aurais plus à t’entendre ronfler à travers le mur !
— Pff ! Tu parles ! Après toutes ces années de berceuses naturelles, ça va te manquer !
Les quatre frères s’esclaffèrent.
— Au pire, je te ferai un enregistrement audio, je me forcerai même à lâcher quelques pétards pour rendre le truc plus réaliste ! »
Léo soupira, le sourire aux lèvres, il aurait dû anticiper cette réponse. Ses frères évoquèrent tour à tour d’autres idioties qui étaient susceptibles de lui manquer tels que les échecs de recettes vegan de leur mère ; les cris de leur père en découvrant que le chat avait encore pissé sur ses chaussons ou encore les douches froides, car le ballon d’eau chaude était en panne. Mais en vérité, c’était ces instants-là qui allaient le plus lui manquer : les soirées rigolades avec ses frères, car l’année de prépa était une année difficile et il n’allait pas pouvoir retrouver les siens aussi souvent qu’il le voudrait.
La soirée passa bien vite et Léo du se résoudre à les laisser partir, la route était longue pour retourner soit chez eux, soit chez les parents. Lorsqu’il referma la porte derrière lui, il fut happé par le silence qui régnait, faisant naître une sensation de malaise. Il réalisa soudainement à quel point son quotidien avait toujours été bruyant. Décidé à ne pas se laisser abattre, il mit de la musique et tenta de mettre un peu d’ordre en jetant les cartons de pizzas et les canettes de bière. Le jeune homme ne put réprimer un sourire en imaginant sa mère critiquer son manque cruel de conscience écologique dans le tri de ses déchets, à savoir : aucun.
Ne voulant pas prendre de mauvaise habitude, il se coucha de bonne heure : l’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt ! Il attendit le dernier moment pour éteindre la musique, redoutant le silence. Ses parents avaient insisté pour lui prendre un studio isolé du campus à côté d’un immense parc ; il aurait ainsi le calme pour travailler et un espace pour courir et se détendre. Une partie de lui commençait à regretter ce choix.
Léo s’efforça de faire abstraction et se coucha. L’odeur familière de l’adoucissant qu’utilisait sa mère l’apaisa quelque peu. Il ferma les yeux.
Rien.
Absolument rien.
Léo se retourna, faisant dos à la fenêtre. Il n’arrivait pas à croire que les ronflements de son frère lui manquaient réellement ! Il aurait pu en rire s’il ne s’était pas senti si oppressé.
Les lumières du parc s’éteignirent, plongeant un peu plus la chambre dans l’obscurité, laissant la lune créer un curieux jeu d’ombre face à lui. Agacé, il se leva et ouvrit la fenêtre, les températures étaient encore clémentes, au moins profiterait-il des bruits de la ville au lo… Rien. Léo se figea sur le bord de sa fenêtre. Le silence était là aussi, à peine troublé par le chuintement désagréable de quelques feuilles et un bruit étrange… Il essaya d’identifier son origine, en vain, le parc était plongé dans l’obscurité. Il cessa ces réflexions quand son imagination dessina des serpents, des cadavres traînés dans l’herbe, et autres visions d'horreur. Le bruit sec d’une branche se brisant non loin le fit sursauter. Il referma aussitôt la fenêtre. Le cœur battant à ses oreilles, il s’efforça de reprendre son calme. Ce n’était rien, il n’avait juste pas l’habitude d’un tel cadre ! Il hésita à fermer ses rideaux, mais cela impliquait de dormir dans le noir intégral. Or il avait une peur viscérale du noir. Une terreur qui avait entraîné cauchemars et hallucinations lorsqu'il était enfant. Pendant des années, il avait gardé une veilleuse. La nuit précédente encore, il avait dormi les volets ouverts sur la rue et la porte de sa chambre entrouverte.
Décidé, il quitta le bord de fenêtre, prit sa lampe de chevet, la mit à l’autre bout de la pièce – soit deux mètres du lit – et l’alluma. Il retourna s’allonger.
La fatigue était là, mais le sommeil le fuyait : trop de lumière. À contrecœur, il se releva pour l’éteindre. L’obscurité soudaine lui colla un frisson désagréable dans la nuque, il se précipita dans son lit.
Il tenta de dormir face à la fenêtre, mais la sensation désagréable d’être guetté par les ombres dans son dos le tiraillait. Il se retourna, les yeux ouverts pour se convaincre de la bêtise de ses réflexions. Il le regretta aussitôt. Les ombres face à lui se mouvaient avec une lascivité malsaine. Elles étaient si sombres sur son mur blanc, qu’elles semblaient palpables, prêtent à bondir sur lui. Bien malgré lui, ses cauchemars et hallucinations lui revinrent en mémoire…
« FUCK ! » gronda-t-il en quittant brutalement son lit et en se jetant sur l’interrupteur, inondant la chambre d’une lumière blanche, aveuglante, mais salvatrice.
Léo ne dormit pas cette nuit-là, il attendit que percent les premières lueurs du jour pour finalement tirer son rideau et s’assoupir dans l’ombre bienfaitrice du jour.
Il profita du dimanche après-midi et lorsque le soir tomba, l’angoisse le rattrapa, il ne put dormir non plus cette nuit. Il dut commencer les cours après une nuit blanche.
Les premières semaines, Léo réussit à dormir quelques heures avant le coucher du soleil et quelques heures après son levé.
L’automne arriva, les cours se prolongèrent, les jours raccourcirent. Léo avait une mine déplorable, la fatigue le consumait, altérant ses capacités cognitives, mettant en périls son année de préparation de médecine. Si bien qu’un soir après les cours, il se décida à prendre le taureau par les cornes, il acheta une veilleuse bon marché et se mit au lit, déterminé à dormir.
Mais les ombres étaient toujours là, malgré la veilleuse, malgré les posters pour camoufler le blanc de ses murs. Elles étaient là, silencieuses, à l’affût : elles avaient attendu si longtemps qu’il soit isolé à nouveau et encore si longtemps qu’il cède à l’épuisement.
« C’est ridicule… » maugréa Léo à moitié endormi, résolu à rester réaliste et pragmatique.
Je ne suis plus un enfant. Les monstres n’existent pas. Les ombres ne sont que des ombres… songea-t-il vaguement, cédant enfin au sommeil.
Il ne vit pas les ombres frémirent d’excitation face lui. Il ne les vit pas non plus éteindre la veilleuse. Il ne les sentit pas se rassembler sournoisement autour de lui. Un silence assourdissant s’empara aussitôt de la petite chambre, tandis qu’une ombre effilée se glissa sous la couette et s’enroula langoureusement autour de sa cheville, la mordant de baisés glacés. Une autre se glissa sous son oreiller et se lova autour de son cou avec allégresse, son étreinte trop sauvage réveilla Léo.
« Trop tard mon doux Léo… » susurra une voix serpentine.
Tant bien que mal, il se débattit de ses mains libres, tentant d’arracher les liens qui l’entravaient, mais il ne rencontrait qu’une brume glacée. Sa respiration devenait difficile, son cœur battait à toute allure, son esprit cherchait désespérément une échappatoire, une aide, quelque chose !
« Cesse de nous résister ! siffla l’Ombre. Tu nous appartiens enfin ! »
Léo voulut hurler, mais le son mourut dans sa gorge, là où l’Ombre planta ses multiples rangées de crocs acérés.
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