L’agression

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Saint-Gabriel, Louisiane

Vendredi 19 septembre 1980


La journée avait plutôt bien commencé. Pour une fois, j’avais réussi à attraper le bus de 10h30, ce qui m’avait permis d’arriver à l’heure au travail. C’est vrai que Billy n’est pas très à cheval sur les horaires, mais je sais que j’ai plutôt tendance à arriver un peu en retard et je suis obligée de compenser le soir. À 11h00, il n’y avait pas grand monde dans la salle. Le rush des petits-déjeuners était passé et la pause de midi était encore assez loin. J’ai croisé Mary, qui assure le service le matin. On a bavardé quelques minutes en fumant une cigarette. Billy était occupé à l’arrière, à réceptionner une livraison. Mary est assez sympa comme collègue, mais je ne dirais pas que nous sommes amies. Déjà, nous n’avons pas le même âge, Mary doit avoir au moins cinquante ans. Je pense qu’elle en pince un peu pour le patron, mais je n’ai jamais vu Billy rentrer dans son jeu. S’il y a vraiment quelque chose entre eux, c’est bien caché. Que dire sur Billy ? C’est un vrai gars du pays, qui connait tous les recoins du bayou. Quand il a un peu de temps libre, il part pêcher ou chasser l’alligator. Il en a même fait empailler un, qui trône au dessus du bar ! Billy, c’est un grand type d’au moins six pieds de haut, large d’épaules avec des bras comme des troncs d’arbre. Il manipule les fûts de bière comme moi les canettes. Je l’ai toujours vu avec une barbe en broussaille et ses cheveux poivre et sel décoiffés, vêtu d’une chemise et d’un pantalon de jean, des bottes aux pieds. C’est pas un violent Billy, il n’a même pas besoin d’élever la voix pour calmer les plus excités, sa carrure suffit à les ramener à la raison. Ça ne l’empêche pas d’avoir un fusil sous le comptoir, mais il ne l’a jamais sorti en ma présence. En bref, c’est un bon gros nounours, qu’on n’a pas trop envie d’emmerder. J’aurais bien aimé avoir un père comme ça, au lieu d’un militaire qui voulait que tout marche au pas dans la maison. Billy ne parle pas trop de sa famille et on n’a pas trop envie de lui poser de questions sur ce sujet. Je crois qu’il a une fille, qui vit maintenant en Alaska, avec son ex-femme. Il n’y a pas de photos dans son petit bureau. Par contre, il est très fier d’avoir servi en Corée, il était dans l’Air Force, mécanicien je crois. Il y a un portrait de lui, en uniforme, posant devant un avion, un Sabre m’a-t-il dit un jour.

Le bar lui-même n’est pas vraiment classe, plutôt un lieu où on se retrouve pour boire des bières après le travail. Le matin et le midi, on sert des repas, pour les gars qui conduisent les camions citernes venant des raffineries ou des usines chimiques du coin. C’est pas ce qui manque dans le delta. Le décor, c’est surtout des emblèmes des équipes locales, base-ball, football, basket et des enseignes de marques de bière, en néon de couleur. C’est sympa le soir. Il y a un gros juke-box dans un coin avec une petite piste de danse, pour les jeunes. Il y a un peu de rock et de country, mais surtout de la musique du coin, des groupes cajuns, un peu de blues aussi.

La journée s’était déroulée normalement ce vendredi, jusqu’au pic du soir. Le vendredi, c’est toujours assez chargé, alors je reste généralement un peu plus tard. Toutes les tables étaient occupées et il fallait jouer des coudes pour se faire un chemin jusqu’au bar. Je n’arrêtais pas de servir des bières. C’est à ce moment-là, il devait être sept ou huit heures que ce gars est entré. Je ne l’avais encore jamais vu, ce qui est assez rare, vu que le soir, on n’a généralement que des habitués. Il s’est frayé un chemin jusqu’au comptoir, ce qui n’a plu à tout le monde et il m’a demandé une bière et un whisky. Il était du genre dragueur séduisant. Les cheveux bruns coiffés en arrière, une barbe de trois jours avec un regard sombre et pénétrant. Un peu le genre de Marlon Brando dans A Streetcar Named Desire[1]. Il portait l’uniforme d’une marque d’essence. J’ai appris à me méfier de ce genre de types. Il a bu sa bière et enfilé son whisky d’un trait, puis il m’a redemandé la même chose. Je l’ai resservi et il a engagé la conversation. Moi, vous pensez bien qu’en plein coup de feu, je n’avais pas le temps de bavarder. J’ai juste compris qu’il s’appelait Henry, Henry March a-t-il précisé. Il avait un problème avec son camion et il ne pourrait pas repartir avant le lendemain. J’ai pigé qu’il avait l’intention de passer toute la soirée au bar. Au quatrième verre, il a demandé à quelle heure je terminais. Au suivant, il m’a proposé de le rejoindre dans sa cabine après mon service. À chaque fois, j’ai esquivé, filant à l’autre bout du rade pour servir un autre client. J’ai glissé un mot à Billy qui est allé lui parler. J’ai vu Henry prendre sa bière et aller s’installer à une table qui se libérait.

Vers neuf heures, la salle a commencé à se vider. Le comptoir s’est progressivement libéré. Henry, lui était toujours assis à sa table, une bouteille à la main. Billy m’a dit que je pouvais y aller, qu’il assurerait la fermeture. Je me suis dirigée vers la petite pièce qui nous sert de vestiaire, à côté des toilettes. Je me suis changée, j’ai remis mon chemisier blanc et mon jean, je me suis recoiffée et maquillée. Quand je suis sortie de la pièce, Henry était adossé au mur, en face de la porte. J’ai pensé qu’il attendait que les toilettes se libèrent, mais j’ai vite compris mon erreur.

« J’attends ta réponse !

— Quelle réponse ? ai-je demandé.

— La question que je t’ai posée tout à l’heure. Je t’ai demandé si tu voulais venir faire un tour dans mon camion. »

J’ai commencé à m’inquiéter. Il n’y avait presque personne dans la salle. Billy devait être derrière le comptoir.

« T’es plutôt mon genre, une belle poupée, t’es bien mieux comme ça qu’avec ta tenue de serveuse ! »

Henry s’est rapproché, il a mis les mains sur le mur, autour de ma tête, et j’ai vu ses lèvres s’approcher. J’ai détourné la tête. Alors il a posé ses mains sur ma poitrine, me pelotant les seins. Je ne savais pas quoi faire. J’ai remarqué la bouteille de bière qu’il avait posée sur la console, à côté de la porte des toilettes. J’ai réussi à m’en emparer et à lui fracasser sur la tempe. Ça l’a bien sonné. J’ai vu un peu de sang couler, il s’est adossé à la cloison en portant sa main à la tête. J’en ai profité pour foutre le camp.

Mon cerveau carburait à toute vitesse. Il fallait que je parte d’ici, il n’allait pas rester assommé bien longtemps. Pas question d’attendre le bus. Je me suis glissée dans le bureau de Billy. Les clés de sa voiture, une antique Jeep, étaient accrochées au-dessus de sa table de travail, comme toujours. Je les raflées en vitesse et je suis sortie aussi calmement que possible. Cinq minutes plus tard, je roulais sur la route 30 en direction de Bâton-Rouge.

[1] Un tramway nommé Désir


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