Ivresse
Les applaudissements désynchronisés s'élevèrent comme des ailes de papillon, mains alignées les unes aux autres, fines et anguleuses ou au contraire potelées, marquées, gantées, et puis il y avait celles qui ne décollaient pas, occupées sur les genoux d'une dame ou à la poche d'une veste afin d'attraper à tâtons une cigarette...
La représentation avait plu.
L'audience avait quitté la salle une demi-heure plus tard et je demeurai, comme à l'accoutumée, au centre de la scène pour apprécier le silence assourdissant d'un théâtre vide. J'étais néanmoins pressé ce soir de m'en aller en ville rejoindre Étienne, dandy effarouché que je considérais comme ami lorsqu'il lui arrivait de répondre à mes attentions. Le reste du temps il s'agissait d'une simple connaissance, trop imprévue pour pouvoir en être proche puis trop frivole pour être suivie. Évitant sur le chemin toute sorte d'obstacles humains je m'interrogeai sur le mal qui obligerait quelqu'un à s'habituer au silence, celui de ne plus entendre ou bien l'autre, celui de ne plus parler.
Or, et l'horreur fit que je ne m'en étais pas même encore rendu compte, il se trouvait que depuis le lever du jour, mon odorat avait disparu. Je ne l'aurais probablement pas réalisé avant longtemps peut-être, si l'odeur des petits pains de la mère Cherrier m'était parvenue à cet instant où je passai devant son enseigne. Mais je ne sentis rien. C'était absurde, bizarre et sans explication aucune, je me sentais en parfaite santé et nous étions aux beaux jours, loin des nez rouges et des éternuements à répétition. On ne pense pas souvent au drame que représente la perte des facultés du nez, on n'imagine pas à quel point celui-ci réduit considérablement les plaisirs de la vie ! et je m'en vais vous les conter, en commençant par Élisa. Cette demoiselle vaut avant tout la peine d'être sentie, car c'est comme si son enveloppe charnelle récupérait toutes les bonnes odeurs réunies de la confiserie au caramel, de l'eucalyptus, de l'eau de rose et d'un parfum corporel enfin qui me rend ivre au moindre reniflement de sa présence dans les parages.
Elle travaillait au même café qu’Étienne, et c'est lorsque je pénétrai à l'intérieur que mon drame s'intensifia.
Je la vis d'abord, avant Étienne qui m'adressait pourtant la parole, parce que sa présence m'était beaucoup plus significative. La sœur d’Étienne était occupée à ramasser quelques débris de verre entre les tables, et en m'approchant subrepticement d'elle pour m'assoir je me rendis compte, lentement, qu'elle ressemblait à présent uniquement à ces nymphes que l'on admire en peinture mais qu'on oublie bien vite, parce qu'une femme sur une toile n'est jamais désirable bien longtemps.
Elle n'a pas d'odeur !
Et Élisa m'apparaissait subitement comme une jolie chose, certes, mais artificielle. Respirer son amalgame de parfums demeurait la seule manière pour moi de m'imprégner d'elle à plein nez, de l'inspirer avec force jusqu'au plus profond de mes entrailles pour l'y conserver.
Saoul d'elle !
J'étais maintenant malgré moi le plus malheureux parmi les sobres, et Élisa ne dut probablement jamais comprendre pourquoi en partant, je ne lui adressai pas, comme à mon habitude, le sourire bienheureux de l'homme repu du parfum qui constitue sa drogue.
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